Il divise. Il passionne. Et cristallise toutes les peurs. Le traité de libre-échange négocié entre l’Union européenne et les Etats-Unis – officiellement depuis 2013 – alimente-t-il les fantasmes ou inquiète-t-il à juste raison ? JOL Press passe en revue avec le député vert européen Yannick Jadot, membre du comité stratégique mis en place par la France sur cet accord, les divers points qui font débat : l’opacité dans laquelle se déroulent les négociations, l’influence et le poids des lobbys, la souveraineté menacée des Etats, les calculs américains, la marge de manœuvre européenne…
« Ce traité peut rapporter beaucoup d’argent aux sociétés financières de Londres, aux exportateurs de machines-outils allemands ou aux compagnies d’eau françaises. La question est : les bénéfices de ces sociétés représentent-elles l’intérêt général européen ? », s’interroge Yannick Jadot. (Crédit : Shutterstock)
JOL Press : Nombre d’observateurs déplorent que le traité transatlantique soit négocié « en secret ». Vous êtes membre du comité stratégique sur cet accord, mis en place par la France en octobre 2013. Éprouvez-vous vous-même quelque difficultés à vous informer sur la marche des négociations en cours ?
Yannick Jadot : En tant que parlementaire siégeant dans la commission du commerce international, j’ai eu accès à certains documents confidentiels de la négociation, comme le mandat. Malheureusement, ce n’est pas le cas des citoyens à qui les chefs d’Etat et de gouvernement européens refusent toujours l’accès au contenu des négociations. Les discussions sur l’accord de libre-échange Etats-Unis/Union européenne (UE), qui concernent les choix de société démocratiquement construits, se font sans et contre les citoyens.
Non seulement ils n’ont pas la possibilité de savoir ce qui est négocié en leur nom, mais une grande partie de mes collègues parlementaires, qui les représentent, n’ont eux-mêmes que très peu d’informations sur le sujet. Pour la petite anecdote, mais qui est très révélatrice de cette « chape de plomb » qui couvre les négociations, la majorité des députés européens qui ont pourtant soutenu l’ouverture des négociations avec les États-Unis, n’avaient même pas eu accès au mandat établissant le cadre de la négociation. Une pratique qui ne semble pas choquer la majorité des membres du Parlement européen, conservateurs, libéraux et socialistes, qui jusqu’ici défendent cet accord.
Maintenir le secret sur les négociations est une stratégie risquée pour la Commission européenne, car elle entretient une suspicion, légitime, sur cet accord. Le processus engagé ressemble étrangement à celui du très controversé « traité contrefaçon » [l’Accord commercial anti-contrefaçon (ACTA), un traité international multilatéral sur le renforcement des droits de propriété intellectuelle, négocié de 2006 à 2010 par une quarantaine de pays, finalement signé par huit d’entre eux, dont les États-Unis, ndlr], rejeté au final par le Parlement européen [en juillet 2012, ndlr]. Malheureusement, les gouvernements européens et la Commission ne semblent pas avoir tiré les leçons de cet échec et continuent avec la même arrogance à exclure les citoyens.
En ce qui concerne le comité stratégique français, je regrette qu’il rassemble autour de la ministre du Commerce des parlementaires et des représentants des entreprises, mais pas les organisations de la société civile ou les syndicats. C’est pourquoi je n’y ai pas assisté jusqu’à présent. Cela confirme, si besoin est, que l’objectif est de servir les intérêts de grands groupes privés, plutôt que l’intérêt général et la protection des citoyens.
JOL Press : En 1998, Lionel Jospin, alors Premier ministre, fait bloquer les négociations de l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), négocié secrètement entre 1995 et 1997 par les vingt-neuf États membres de l’OCDE. L’accord négocié depuis juillet 2013 entre Washington et Bruxelles offrirait-il donc plus de garanties pour l’UE ?
Yannick Jadot : Lionel Jospin a en effet bloqué au nom de la France la négociation de l’AMI. L’accord sur l’investissement négocié actuellement dans le Transatlantic Trade and Investment Partnership (TTIP) prévoit de la même façon un transfert de souveraineté des citoyens, des collectivités et des États vers les entreprises.
Il est inadmissible que des entreprises puissent attaquer les États et leurs décisions de protection de la santé, de l’environnement et des travailleurs devant un tribunal arbitral privé, supranational. Cette partie sur l’investissement est peut-être la plus dangereuse dans cette négociation. Car c’est l’exercice de la démocratie qui est menacé.
JOL Press : Selon les pourfendeurs du traité transatlantique en cours de négociations, le mécanisme de règlement des différends investisseur-État qui y est inclus signerait une confiscation de souveraineté des États, l’avènement d’une justice privée. Pour quelles raisons les chefs d’Etat à Bruxelles comme à Washington seraient-ils prêts alors à adopter un traité qui les court-circuiterait de la sorte ?
Yannick Jadot : C’est là toute la question. On a bien du mal à comprendre quel est l’intérêt pour les Européens de défendre la mise en place d’un mécanisme de règlement des différends entre les investisseurs privés et l’Etat. Un mécanisme déjà présent dans de nombreux accords de libre-échange conclus à travers le monde et qui remet en cause la capacité des États à définir des politiques publiques.
En effet, tout investisseur mécontent d’une politique publique qu’il jugerait défavorable à ses intérêts et à la réalisation de futurs bénéfices pourrait contester cette politique publique devant un tribunal arbitral privé. Un tel mécanisme permet aujourd’hui à une multinationale comme Lone Pine d’exiger 250 millions de dollars de dédommagements au gouvernement québécois pour le moratoire qu’il a mis en place sur l’exploitation du gaz de schiste par la fracturation hydraulique, ou encore à Véolia d’attaquer l’Égypte suite à une loi introduisant un salaire minimum.
Dans cette histoire de tribunal arbitral, ce sont très clairement les intérêts des grandes multinationales et des lobbys, très actifs des deux côtés de l’Atlantique, qui priment sur ceux des citoyens à décider de leurs politiques publiques. Ce projet de traité se construit contre la démocratie au profit de quelques-uns.
Pourquoi les gouvernements acceptent-ils une telle rupture ? J’ai des difficultés à l’expliquer : foi absolue dans les vertus de libre-échange malgré les résultats négatifs, obsession de la croissance promise malgré la faiblesse des évaluations de la Commission européenne, fatalité à l’égard de la puissance extraordinaire des multinationales, collusion avec certaines d’entre elles ? Je crois qu’il y a surtout une incapacité ou un renoncement à penser un autre modèle de développement, plus durable, moins violent pour les femmes, les hommes et la nature.
JOL Press : Face au tollé suscité chez une partie de la classe politique et de l’opinion publique par le mécanisme d’arbitrage inclus dans le traité, certains pays européens – dont la France – ont obtenu de la Commission qu’elle ouvre une consultation publique sur le sujet. Les Européens ont-ils réellement une marge de négociation ? Toute « amélioration » proposée par l’UE ne serait-elle pas de nature à dénaturer sur ce point le projet américain, et donc d’être rejetée par les États-Unis ?
Yannick Jadot : La mobilisation de la société civile et des écologistes au Parlement européen a déjà produit ses premiers résultats. Sans elle, la Commission européenne n’aurait jamais proposé de consultation publique qui permet aux opposants du mécanisme de règlement des différends investisseur-Etat de s’exprimer sur les raisons de leur rejet. Même si c’est déjà un premier pas, c’est très loin d’être suffisant.
Car si la Commission européenne consulte, elle n’a aucune intention de faire marche arrière sur ce point. Ce ne sont pas quelques modifications de procédures, très légères, qui remettront en cause le caractère anti-démocratique de ce mécanisme. Nous avons l’expérience. C’est la grande dérégulation dont rêve les multinationales et une partie de secteur économique, avec les effets sociaux et environnementaux désastreux que nous connaissons.
En tant que Verts, nous ne sommes pas opposés à la conclusion d’accords de commerce, justes, qui profitent aux deux parties sur la base des législations sociales et environnementales les plus élevées et qui se négocient en toute transparence avec une bonne information des citoyens, qui intègrent les enjeux majeurs du dumping fiscal et monétaire et de la lutte contre le dérèglement climatique.
Or, dans cet accord avec les États-Unis, ce ne sont pas quelques lignes tarifaires que nous négocions, même si pour certains secteurs comme l’agriculture cette question est cruciale, nous négocions sur ce qui fonde le modèle européen. Et force est de constater que la Commission européenne ne semble pas prête à le défendre malgré ses grandes déclarations. Un des meilleurs exemples que nous ayons, c’est l’affaiblissement des règles européennes sur les OGM, un débat ancien, décidé à ce stade par la Commission et le Conseil. Est-ce une coïncidence alors qu’il y a quelques semaines se tenaient les premières discussions dans le cadre du Traité transatlantique sur le sujet ? Je m’interroge.
L’interview est également disponible sur le site de Jolpress (cliquez ici : http://www.jolpress.com/traite-transatlantique-etats-unis-union-europeenne-europe-libre-echange-ogm-tribunal-arbitral-reglement-differends-investisseur-article-826745.html)