ArcelorMittal: la commission européenne n’est pas à la hauteur !

Par Ludovic Lamant  / 14.02.13

Faut-il y voir l’effet des élections européennes de 2014 qui approchent? Le climat politique se durcit à Bruxelles, et les lignes se mettent à bouger. La semaine dernière, le parlement européen a prévenu qu’il refuserait de voter le budget d’austérité élaboré par les 27 chefs d’Etat et de gouvernement (lire notre article). Et mardi, voici qu’un commissaire européen, l’italien Antonio Tajani, a tapé du poing sur la table, demandant à ArcelorMittal un moratoire sur la fermeture de ses sites jusqu’à juin.

La sortie musclée de ce commissaire à l’industrie, second couteau de l’exécutif européen, ex-porte-parole de Silvio Berlusconi dans les années 90, a surpris: « J’ai demandé à ArcelorMittal d’attendre que la commission ait terminé son plan d’action avant de prendre des décisions finales en matière de restructuration », a-t-il expliqué à la sortie d’une table-ronde organisée à Bruxelles sur la sidérurgie, en présence de syndicats, d’industriels et de politiques . La commission de José Manuel Barroso doit présenter, sans doute en juin, un plan pour relancer l’acier européen.

Alors que Mittal est accusé par les syndicats d’avoir supprimé 35.000 emplois en Europe depuis 2007, l’offensive de Tajani a redonné pour un temps des couleurs à un secteur morose, symbole de la désindustrialisation qui frappe le continent. Surtout, elle relance, à un moment décisif, le vieux débat sur l’introuvable politique industrielle de l’Europe.

« Dès les origines, deux visions se sont opposées pour réaliser l’intégration de l’Europe: passer par l’industrie ou par le marché », rappelle l’économiste Gabriel Colletis, de l’université de Toulouse 1. Mais la communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), pilier d’une Europe industrielle lancé en 1952, a rapidement sombré. « A partir du traité de Rome de 1957, c’est l’Europe du marché qui a gagné ».

Le bras de fer que semble vouloir engager Tajani avec ArcelorMittal touche bien au cœur de l’identité européenne. « C’est une annonce quand même assez incroyable », se réjouit la socialiste Pervenche Berès, qui participait à la réunion de mardi, en tant que présidente de la commission emploi du parlement européen. « Cela prouve qu’il commence à y avoir, du côté de la commission, une véritable prise de conscience de ces enjeux industriels ».

Les sites de Florange en France, de Liège en Belgique et de Schifflange, au Luxembourg, sont les plus directement menacés dans l’Union européenne. A Liège, ArcelorMittal vient d’annoncer la fermeture de sept outils de production à froid sur 13, soit la suppression de 1.300 emplois. A peine un an et demi après la fermeture des deux hauts fourneaux. A Florange, les ratés du projet Ulcos en fin d’année dernière  laissent les ouvriers dans un épais brouillard. 

« ArcelorMittal: je divise pour mieux régner »

Pour Bart Samyn, qui a suivi les discussions pour le compte d’IndustriAll, fédération de syndicats européens spécialisés dans le secteur de l’énergie, « nous avons été surpris que Tajani aille aussi loin, qu’il se soit montré aussi ferme ». Il estime qu’« un signal clair a été envoyé à la direction de Mittal ». Pervenche Berès regrette toutefois que d’autres commissaires européens, par exemple à la concurrence ou au commerce, plus influents au sein de l’exécutif, n’aient eux aussi participé aux discussions.

« Cela fait des mois que l’on se bat pour que ce dossier passe au niveau européen, donc c’est tant mieux », réagit Yannick Jadot, eurodéputé Vert, qui avait plaidé, dans une tribune en janvier, pour un «bras de fer européen» pour l’avenir de la sidérurgie. « Mais Antonio Tajani est l’un des commissaires les plus faibles au sein de la commission, et il continue à vouloir casser toutes les politiques de soutien aux énergies renouvelables », poursuit-il.  

D’autant qu’à court terme, pour ArcelorMittal, rien ne va changer. Il a suffi d’un communiqué du géant de l’acier mardi soir, qualifiant d’« impossible » tout retour en arrière sur des fermetures de sites annoncées ici ou là, pour rappeler une réalité: la commission n’a rien à dire sur la stratégie de développement d’une entreprise privée. Fût-elle l’employeur de 98.000 personnes.

Après tout, si l’acier européen est à la peine, c’est d’abord parce que ses principaux clients, l’automobile et la construction, souffrent, s’est défendu le groupe de Lakshmi Mittal. La consommation d’acier a chuté de 9,7% l’an dernier en Europe. « Ce n’est pas ce plan qui nous fera changer d’avis », a-t-on évacué cher ArcelorMittal, où l’on convoite désormais davantage le minerai de fer que l’acier. 

La sortie de la commission reste tout de même un coup dur pour le géant anglo-indien. « Aucun groupe de l’importance d’ArcelorMittal ne peut se mettre l’Europe à dos. C’est la direction générale de la concurrence, par exemple, qui délivre les autorisations pour les fusions et acquisitions », estime Pierre Defraigne, ex-chef de cabinet de Pascal Lamy lorsque le français était commissaire européen, dans un entretien à La libre Belgique.

Pour l’économiste Gabriel Colletis, il s’agirait même de l’amorce d’une vraie rupture. « La recette de Mittal en Europe était bien connue: je divise pour mieux régner. Je mets les sites en concurrence les uns les autres. En France, par exemple, en opposant Dunkerque à Florange. En Europe, en opposant les Français et les Belges. C’est une stratégie archaïque qui a fonctionné. Mais à présent, l’idée progresse dans toute l’Europe que Mittal est allé trop loin. L’opinion publique est prise à rebrousse-poils. Désormais, c’est ‘touche pas à mon industrie!’ », veut croire l’universitaire.

Vers une « contractualisation » Europe/ArcelorMittal?

Concrètement, comment l’exécutif bruxellois entend-il peser sur la stratégie d’ArcelorMittal, et incarner cette «puissance européenne» que tant d’acteurs appellent de leurs vœux, en matière industrielle? Au moins trois pistes sont sur la table.

1 – Imposer des conditions aux aides publiques. C’est l’un des scénarios les plus probables: « On pourrait imaginer une forme de contractualisation entres les Etats d’un côté, représentés par l’Europe, et les groupes de sidérurgie de l’autre. Les aides dont ils bénéficient leur seraient versées en contrepartie d’une réorientation de leur production », explique Yannick Jadot, eurodéputé Vert. L’élu pense par exemple aux aciers qui servent dans l’énergie solaire photovoltaïque, ou encore pour les éoliennes, et cite en exemple la politique de recherche du groupe sidérurgique allemand Dillinger Hüttenwerke (DH).

2 – Imaginer de nouvelles normes.« Il y a le levier des financements publics, mais il y a aussi celui des normes. L’acier est un produit qui circule beaucoup », avance Gabriel Colletis. « Les Américains ont réglé le problème en mettant en place des droits de douane sur l’acier, calculés au jour le jour, qui couvrent la différence entre les prix de l’acier américain et le prix de l’acier importé. » Autre piste, défendue une nouvelle fois par Arnaud Montebourg, le ministre français du redressement productif, qui a lui aussi fait le déplacement à Bruxelles: l’instauration d’une taxe carbone aux frontières, un projet encore loin de faire l’unanimité au sein des 27.

3 – Créer une entreprise publique européenne de l’acier. C’est la piste la plus radicale (et la plus floue), portée par une partie des syndicats, surtout en Belgique. « Mais plus ArcelorMittal laisse les sites à l’arrêt, et détruit sa capacité de production, plus la reprise par une structure indépendante sera difficile », met en garde Pervenche Berès.

Donnée encourageante dans ce dossier difficile: des ministres ou représentants de 13 Etats membres avaient aussi fait le déplacement mardi à Bruxelles, et tous ont implicitement soutenu la sortie du commissaire Tajani. Vu les divisions qui fragilisent l’Union depuis des mois, cela a presque valeur d’unanimité.

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