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Europe-USA : la zone de libre-échange dont rêve Bruxelles
Créé le 11-06-2012 à 14h46 – Mis à jour le 13-06-2012 à 07h44
ENQUETE Vous croyiez que le temps du protectionnisme était venu? Pas au sein de la Commission européenne, qui travaille depuis plusieurs mois, en lien avec Washington, à la création d’un grand marché transatlantique.
La vague protectionniste n’a pas encore submergé Bruxelles. Alors que les tentations en ce sens semblent progresser sur le continent, la Commission européenne travaille à la création d’une vaste zone de libre-échange qui regrouperait l’UE et les Etats-Unis, voire l’Alena (Etats-Unis, Canada, Mexique). Le projet a plusieurs noms de code: « Accord de croissance économique transatlantique » (ACET) en français, ou « Transatlantic free trade agreement »en anglais. Mais dans les deux cas, l’objectif est le même: lever l’ensemble des dispositifs protectionnistes (barrières douanières, quotas, restrictions d’accès aux marchés publics, droits de propriété, indications géographiques…) qui entravent les relations économiques entre les deux blocs « occidentaux ».
A Bruxelles, le dossier a été pris en main par le commissaire européen au Commerce, le Belge Karel de Gucht, nommé en 2009. Depuis plusieurs mois, il parsème ses discours de références à ce qui est devenu le grand projet de son mandat. Ainsi, le 30 mai dernier: « Je crois que l’Europe et les Etats-Unis doivent rebâtir leur relation économique par une initiative commerciale bilatérale globale. (…) Il doit aborder toutes les questions pertinentes, en particulier les points suivants: la suppression de tous les droits de douane, la libéralisation des services et l’accès aux marchés publics », déclare-t-il.
Côté américain, c’est le représentant au Commerce Ron Kirk, mandaté par le président Obama, qui suit les discussions. « Notre intention est de parvenir à un accord global », a glissé il y a quelques jours l’ancien maire de Dallas, venu en tournée en Europe à la fin du mois de mai pour défendre les positions américaines, qu’il résume en une expression: « la libéralisation totale de l’accès aux marchés », qu’il s’agisse de biens, de services ou d’investissements.
Une réalité dès 2014 ?
Pour afficher leur détermination, les deux hommes, qui assurent que « les choses avancent bien », ont arrêté un calendrier serré. Un rapport préliminaire de l’état des discussions doit être rendu public à la fin du mois du juin, avant que des recommandations précises soient présentées à la fin de l’année 2012. Karel de Gucht et Ron Kirk veulent ensuite aller vite. Ils espèrent que les négociations, ouvertes début 2013, seront bouclées en 18 mois. Donc que cette vaste zone de libre-échange devienne une réalité dès la mi-2014…
S’il aboutit, le projet donnera naissance à un gigantesque marché commun. D’après les chiffres fournis par Karel de Gucht, le valeur des biens et services échangés en 2010 entre l’Europe et les Etats-Unis représentait 670 milliards d’euros et représentaient 40% du PIB mondial. La relation bilatérale employait alors 15 millions de personnes des deux côtés de l’Atlantique et représentait un tiers des exportations et importations mondiales. Notons au passage que, cette année-là, la balance commerciale penchait nettement en faveur de l’Europe, de 73 milliards d’euros.
Une vieille idée qui n’a jamais été poussée aussi loin
L’idée n’est pas neuve. Elle remonte aux années 90. En témoigne cet article du New York Times, daté du 21 juin 1995, qui fait état de discussions informelles entre le secrétaire américain au Commerce de l’époque et plusieurs responsables politiques européens sur une éventuelle « Transatlantic free trade area ». Mais le lancement, à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), du cycle de Doha en 2001 repousse le projet dans les armoires. Jusqu’à ce que les négociations de l’OMC s’enlisent. L’idée d’un marché transatlantique est déterrée le 30 avril 2007 par le président de la Commission européenne José Manuel Barroso, le président américain George W. Bush et, au nom du Conseil européen, la chancelière allemande Angela Merkel, qui déclara un jour trouver cette idée « fascinante« .
Les trois dirigeants signent une déclaration appelant à une plus grande intégration entre les deux rives de l’Atlantique, qui « bénéficiera aux citoyens de nos pays et à la compétitivité de nos économies ». Conscients de l’immensité de la tâche, ils créent à cette occasion un « Conseil économique transatlantique » chargé de préparer le terrain. Il est aujourd’hui coprésidé par Michael Froman, un conseiller de Barack Obama, et… Karel de Gucht.
Poussée par de multiples lobbys oeuvrant à Bruxelles et à Washington, comme le Centre for European strategy, le think tank New Direction (parrainé par Margaret Thatcher) ou le Center for transatlantic relations, l’idée de ce grand espace sans contrainte pourrait n’être encore qu’une vieille lune si Barack Obama en personne ne lui avait donné l’impulsion qui lui manquait. Le 28 novembre 2011, le président américain cosigne avec les dirigeants européens une déclaration par laquelle une étape est franchie, avec l’installation d’un nouvel organe appelé « High Level Working Group on Jobs and Growth ». A sa tête sont désignés Ron Kirk et Karel de Gucht. C’est dans le cadre de ce mandat qu’ils doivent remettre leurs recommandations d’ici la fin de l’année.
« Un véritable élan »
De fait, c’est la persistance de la crise qui a conduit Européens et Américains à remettre l’idée au goût du jour. « L’économie mondiale est entrée dans une nouvelle phase de difficultés, explique le texte du 28 novembre 2011. Nous nous engageons à travailler ensemble pour retrouver la croissance, créer des emplois et assurer la stabilité financière. (…) Nous devons intensifier nos efforts (…) pour engendrer de nouvelles opportunités. »
Dans les milieux économiques, surtout côté américain, les propos ne passent pas inaperçus. D’autant que Ron Kirk et Karel de Gucht affichent publiquement leur confiance sur le succès du projet. Le rêve d’un marché intérieur allant de Sofia à San Francisco est peut-être en train de se réaliser. « Il y a quelques mois, personne ne parlait de ce sujet. Mais il y a eu un véritable élan avec la constitution du ‘High-Level Group’ et l’établissement d’un calendrier avec des dates précises, s’enthousiasme la directrice de l’American Chamber of Commerce à Paris, Marina Niforos. Les entreprises se sont mobilisées. Elles nous sollicitent de plus en plus pour se renseigner et mesurer l’impact que le projet pourrait avoir. »
Combattre la crise et… la Chine
L’argument en faveur du projet est simple: une alliance commerciale transatlantique est le meilleur remède à la crise. « Les conditions économiques sont telles, des deux côtés de l’Atlantique, qu’on a un vrai besoin de trouver des leviers de croissance, poursuit Marina Niforos. On n’a pas d’autre choix que d’approfondir nos relations économiques. D’après nos études, avec ce projet, on peut attendre un gain de PIB combiné de 180 milliards d’euros en cinq ans. C’est très important pour la France en particulier, qui est la première destination des IDE (investissements directs à l’étranger) américains. »
A la justification économique s’ajoute, parfois dans des termes messianiques, un objectif diplomatique assumé: ne pas se laisser assaillir par les puissances que sont devenus la Chine, l’Inde, le Brésil, la Russie… « Ce n’est pas le moment de battre en retraite pour les amis du libre-échange – oserais-je dire, pour les amis de l’humanité. C’est l’heure de montrer au reste du monde combien la richesse peut provenir de l’approfondissement des relations économiques et commerciales entre les nations », s’enflamme l’économiste Pedro Schwartz, du think tank New Direction.
« C’est un projet qui peut changer la dynamique mondiale, renchérit Christian Déséglise, cadre dirigeant chez HSBC et spécialiste des Brics. Non seulement il créerait de l’emploi et améliorait la compétitivité des entreprises par la suppression des droits de douane, mais surtout il ferait bouger les rapports de force. Aujourd’hui, 15 millions de voitures sont fabriquées des deux côtés de l’Atlantique, contre 18 en Chine, qui a donc l’avantage. Si demain on réunit les Etats-Unis et l’Europe, ça fait 30 millions contre 18. Les règles et les standards commerciaux seront définis par la zone transatlantique. »
Un agenda compliqué
Côté européen, c’est donc la Commission qui pousse pour que le grand oeuvre se réalise. « Ils font partie de ces gens qui pensent, en temps de crise, qu’il faut faire progresser le libre-échange pour retrouver de la croissance », observe le député européen (EELV) Yannick Jadot, vice-président de la commission du commerce international au Parlement européen.
L’ancien président de Greenpeace France ne croit pas pour autant que le projet se réalisera aussi vite que l’espèrent Karel de Gucht et Ron Kirk. « La Commission européenne vient nous présenter régulièrement l’état des discussions sur le dossier. Mais on n’en est pas encore au stade des négociations. L’agenda politique est compliqué, avec la crise et les élections américaines. On n’est pas près d’aboutir à quelque chose de concret. »
D’autant que les sujets à aborder sont extrêmement sensibles vis-à-vis de l’opinion, des deux côtés de l’Atlantique. « Ce qu’espèrent les Etats-Unis de l’Europe, c’est plus d’ouverture sur le secteur agricole. Et les Européens attendent d’avoir davantage accès aux marchés publics américains », décode Marina Niforos. Autrement dit, que les Européens abandonnent leur PAC (Politique agricole commune) et les Américains leurs « Small Business Act » et « Buy American Act ». Et Yannick Jadot de citer les cas des OGM, des appellations d’origine ou de la politique française d’aide au cinéma – autant de « barrières protectionnistes » qui devraient être abolies pour parvenir à un accord global. Bruxelles aura fort à faire pour convaincre les Etats européens, qui restent décisionnaires en la matière.
Un projet à rebours de l’histoire ?
Surtout, à l’heure où les élections en Europe montrent souvent un progrès du protectionnisme dans les opinions, la Commission ne va-t-elle pas à l’encontre du sens de l’histoire? Interrogé par Challenges, le ministre du Redressement productif Arnaud Montebourg assure ne pas être opposé à cette idée « pourvu qu’il y ait réciprocité ». « Je suis favorable à des accord équilibrés de continent à continent ou de continent à grand pays, comme la Chine », explique le chantre de la « démondialisation », qui dit préférer les accords bilatéraux aux grandes négociations de l’OMC.
Karel de Gucht le sait lui-même fort bien, la mode n’est pas au libre-échange. Dans un rapport rendu public le 6 juin, le commissaire européen déplore l’application de 123 nouvelles mesures protectionnistes de septembre 2011 à mai 2012 dans le monde, où l’on en compte désormais 523 selon ses calculs. « Malgré la progression de leur poids économique dans le monde, ce sont les pays émergents qui continuent de recourir le plus aux mesures protectionnistes, qui font souvent partie de leurs plans industriels », relève Karel de Gucht, qui se dit « très inquiet » de la situation. Autrement dit, tandis que les Brics optent pour des stratégies de défense, l’Europe et les Etats-Unis réfléchissent à ouvrir davantage leurs frontières. Qui sortira vainqueur de cette guerre autant idéologique que commerciale?