Les enseignements de Fukushima: entretiens croisés

 Quels enseignements tirez-vous de l’accident de Fukushima?

Entretiens réalisés par
Jacqueline Sellem
24 February 2012
L’Humanité

Quels enseignements tirez-vous de l’accident de Fukushima?

Yannick Jadot. C’est d’abord l’effondrement du mythe du risque zéro du nucléaire. Le Japon (comme la France) prétendait maîtriser la technologie nucléaire. L’opinion publique a compris qu’aucun pays nucléarisé ou proche d’un pays nucléarisé n’est à l’abri d’une catastrophe. Aujourd’hui, Tepco et les autorités nippones ne contrôlent toujours pas les réacteurs touchés. Pourtant, la désinformation continue au Japon – et ailleurs –, laissant des familles angoissées lorsqu’elles envoient leurs enfants à l’école ou qu’elles préparent à manger, des paysans désespérés de voir leurs productions contaminées, des milliers de réfugiés nucléaires abandonnés car ils ne retrouveront peut-être jamais leurs terres et leurs maisons. C’est une superficie équivalente à la Belgique qui est contaminée. De grands pays tirent les leçons de Fukushima: la Suisse, l’Italie, et bien sûr l’Allemagne… La France aussi bouge, malgré une capacité de propagande intacte et quarante ans d’opacité, et les Français commencent à débattre, du risque bien sûr, mais aussi des enjeux énergétiques, industriels, sociaux ou démocratiques liés au nucléaire et aux énergies alternatives.

Laurence Rossignol. Le premier enseignement à tirer de l’accident de Fukushima après celui de Tchernobyl, après celui de Three Mile Island, c’est que, en matière de nucléaire, en effet, le risque zéro n’existe pas. Ce mythe n’a pas résisté à trois accidents nucléaires dans des pays fort différents dont l’un en particulier, le Japon, était considéré de haute sûreté nucléaire. Le nucléaire comporte donc toujours un risque potentiel, ce qui nous a conduits à renforcer nos normes de sécurité. Le deuxième enseignement, c’est qu’il existe une différence entre un accident nucléaire et un autre type d’accident industriel, comme AZF. Nous sommes à presque un an de Fukushima. Or, les opérateurs n’ont pas repris le contrôle de la centrale. On sait maintenant que la technologie nucléaire n’est pas maîtrisée en cas d’accident. Fukushima, ce n’est pas le passé, l’accident est toujours en cours. Le troisième enseignement, c’est que les logiques de profit et la généralisation de la sous-traitance viennent encore accroître le risque.

Denis Cohen. Après Tchernobyl, Fukushima nous interroge sur la pertinence du nucléaire. J’avance, pour ma part, l’idée que Fukushima est un produit du libéralisme. Pour un spécialiste de l’énergie, il est impossible de ne pas avoir été informé des graves carences historiques de la sûreté nucléaire au Japon, des déficiences de sûreté des centrales General Electric, type Fukushima, dont l’interdiction avait même un temps été demandée aux États-Unis. Tepco, industriel privé, a été pris à maintes reprises la main dans le sac pour avoir falsifié des rapports de sûreté nucléaire. Un scandale éclate en 2002. Tepco a falsifié, durant les années 1980, une trentaine de rapports concernant la centrale de Fukushima. En 2007, on apprend que Tepco a en fait dissimulé 199 incidents entre1984 et2002. Toujours en 2007, Tepco réalise une étude sur le risque d’un tsunami de grande ampleur. L’étude estime le risque à 10% sur cinquante ans. Tepco décide de le négliger entraînant la démission, en août2007, de Katsuchiko Ishibashi, un sismologue japonais réputé. Selon The Daily Telegraph, un document montre qu’un expert de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a, en décembre2008, averti le Japon du caractère obsolète des critères de sûreté. Durant la crise elle-même, ce sont les syndicats japonais qui ont indiqué que Tepco a retardé de vingt-quatre heures la décision de noyer le cœur des réacteurs. Depuis, nous avons appris par les responsables sécurité de la centrale du refus de Tepco d’acheter des équipements de sûreté pour neutraliser les émissions d’hydrogène qui ont abouti aux explosions des bâtiments et la dispersion des matières radioactives dans un rayon de plus de 30 kilomètres.

L’ensemble du secteur de l’énergie doit-il, selon vous, être mis sous contrôle public?

Laurence Rossignol. À Tchernobyl ce n’était pas le secteur privé. Si on met côte à côte Tchernobyl et Fukushima, on peut en déduire que, quelle que soit la gestion, publique ou privée, on n’est jamais totalement à l’abri du risque nucléaire. Mais la politique énergétique est un des principaux outils dont dispose un pays pour agir sur le développement industriel et économique. L’énergie est un outil du progrès individuel et collectif. En tant que tel, il doit être maîtrisé par les politiques publiques, car les logiques économiques privées, qui sont maintenant toujours des logiques financières, ne sont pas compatibles avec les logiques collectives et avec l’intérêt général. Il est donc certain que la gestion par la puissance publique de l’outil énergétique est un des enjeux de la maîtrise globale des politiques industrielles. En France, l’État est l’actionnaire majoritaire d’EDF. Il doit jouer son rôle et donner des perspectives de développement de l’entreprise dans l’ensemble des secteurs de l’énergie. EDF est forte dans le nucléaire, mais aussi dans d’autres secteurs, comme l’hydraulique, nous avons donc un outil industriel capable d’être un levier de la politique énergétique.

Denis Cohen. Je crois avoir montré que l’accident de Fukushima ressort d’une absence de maîtrise publique. En France, il existe des organismes de recherche et de sûreté indépendants (ASN et IRSN) et disposant de réelles marges d’action. Il y a également un opérateur unique et compétent, EDF, qui grâce à nos luttes demeure encore à 87% public. L’absence de concurrence freine la course à la rentabilité. Renforcer encore la maîtrise publique est bien sûr une question fondamentale. J’intègre, pour ma part, dans la maîtrise publique la question sociale et la recherche fondamentale. La sûreté nucléaire ne se limite pas aux seuls aspects techniques, les dimensions sociales, organisationnelles et humaines sont tout aussi importantes. Le recours à la sous-traitance, y compris sur des activités importantes pour la sûreté, les pressions temporelles, les injonctions contradictoires entre impératif de sûreté et impératif de production fragilisent les collectifs de travail et donc des coopérations au travail qui sont des éléments fondamentaux de sûreté. J’y ajoute la question de droits nouveaux pour les salariés. Force est de constater qu’il n’existe aucun droit en matière environnementale. Or, ceux-ci habitent avec leur famille à quelques kilomètres des centrales. Qui mieux qu’eux sait ce qu’il en est de la réalité? Pourquoi ne pas leur octroyer un droit de retrait environnemental comme il en existe en cas de situation dangereuse.

Yannick Jadot. L’énergie doit redevenir un service public, garantissant évidemment l’accès de toutes et tous et la péréquation des tarifs. Mais cela ne suffit pas. Jusqu’à maintenant, la politique énergétique a consisté à adapter notre demande et nos besoins aux capacités de production nucléaire. Cela s’est traduit par une promotion aberrante du chauffage électrique, l’absence de politique sérieuse d’économies d’énergie et la négligence des autres enjeux énergétiques comme le transport. Face au risque nucléaire, face au dérèglement climatique, face à la raréfaction des ressources fossiles et fissiles, face à l’explosion des factures énergétiques, la priorité absolue d’un service public devrait être la sobriété et l’efficacité énergétiques. En particulier, un plan massif de rénovation des bâtiments (500000 logements par an d’ici à 2017), l’interdiction des pratiques de surconsommation inutiles et énergivores, le recours aux transports collectifs de proximité… La seconde priorité consiste à développer massivement les multiples énergies renouvelables à hauteur de 40% de l’électricité d’ici à 2020. La mise en œuvre de ces deux priorités générerait un demi-million d’emplois d’ici à 2020. Les écologistes sont opposés à la privatisation d’EDF et exigent de revenir sur les stratégies de moins-disant sécuritaire et social qui y sont menées, notamment la sous-traitance. Enfin, nous proposons une tarification progressive pour garantir l’accès de toutes et tous aux services énergétiques tout en décourageant les gaspillages. Pour nous, l’État serait le garant d’une telle politique qu’il mènerait en concertation avec les citoyens, les industriels, les salariés, dans un cadre décentralisé.

Que pensez-vous de la proposition d’un débat national sur l’énergie suivi d’un référendum sur la place de chacune des sources d’énergie et le contenu d’un éventuel mix énergétique?

Denis Cohen. Avant tout, il ne faut pas ajouter de la confusion à la confusion. Réduire la question au nucléaire, qu’on le veuille ou non, serait reléguer au second plan celle des énergies fossiles. Et demander que l’on réponde oui ou non au nucléaire relèverait d’une simplification grossière. Dans un cas comme dans l’autre, c’est ensuite que les problèmes commencent. Toute autre est la démarche qui vise à organiser un vrai débat sur l’énergie afin que la société tout entière s’approprie ces enjeux complexes et qu’elle y apporte des réponses collectives. Cela implique l’effort de connaissance, la participation de tous les acteurs, la prise en compte des contradictions, l’établissement des scénarios et de leurs conséquences. Alors, mais alors seulement, pourquoi pas un référendum? J’ajoute qu’un vrai débat, c’est aussi un débat qui précède les décisions. Par exemple, j’entends nombre de candidats demander la fermeture de Fessenheim (alors que l’Autorité de sûreté nucléaire ne l’a pas demandée) pour faire plaisir aux Verts, mais on peut aussi poser la question aux Français de faire plaisir aux 3,8millions de foyers qui souffrent du froid en utilisant sa production pour réduire leur facture d’électricité.

Yannick Jadot. Le nucléaire et l’énergie sont dans la campagne présidentielle. C’est un débat fondamental de savoir quel risque une communauté citoyenne est prête à assumer. Et la leçon de Fukushima est que cette responsabilité ne doit pas être déléguée. Pour que la société s’en empare, le débat doit être structuré et organisé à tous les niveaux, local, régional, national, en lien avec les politiques européennes en matière de climat et d’énergie. Il doit permettre aux citoyens de comparer le scénario «poursuite et renouvellement du parc nucléaire » avec un scénario «sortie progressive, sur une vingtaine d’années, du nucléaire», en prenant en compte les enjeux industriels, d’emplois, d’investissement, de pouvoir d’achat, d’aménagement du territoire, de pollution. Partout où le débat a eu lieu en Europe, la réponse a été la même: on doit et on peut faire sans nucléaire. En Allemagne, le débat a été tranché par deux lois adoptées au Parlement. En Italie, par deux référendums. Chez nous, le risque du détournement plébiscitaire du référendum est élevé et on connaît la puissance du lobby nucléaire. Le référendum peut même servir d’écran de fumée à l’absence d’une position claire! Mais si les conditions du débat citoyen sont satisfaisantes, alors poser aux Français une question simple : «Souhaitez-vous que la France sorte progressivement du nucléaire au profit des économies d’énergie et des énergies renouvelables?» serait un formidable défi de démocratie énergétique.

Laurence Rossignol. François Hollande a clairement pris position et annoncé que, s’il était élu, le gouvernement organiserait un grand débat public sur l’énergie qui se conclurait par l’adoption d’une loi-cadre de programmation. Il a aussi ajouté que, pour lui, le référendum n’est pas un gadget et doit être réservé à des sujets tels que les institutions ou l’Europe. Donc, grand débat public: oui, référendum: non. Il faudra un grand débat public si la France veut entrer réellement dans la transition énergétique, ce qui signifie à la fois la sobriété et la mise en place d’un mix énergétique moins dépendant du pétrole et du nucléaire. Ces deux objectifs exigent la participation et l’adhésion des citoyens et passent à la fois par des changements de comportements et par des choix d’investissements. Il faut savoir si la France veut enfin développer les énergies renouvelables ou si elle continue d’accompagner une prépondérance du nucléaire par rapport à toutes les autres énergies. François Hollande s’est engagé à réduire de 50% la part du nucléaire dans le mix électrique d’ici à 2025. Ces choix lourds pour notre pays doivent se faire en disposant de l’ensemble des données, avec des expertises qui reflètent la diversité des points de vue et en confrontant différents scénarios énergétiques, comme le plan négaWatt, le scénario de la commission 2050, celui de la Cour des comptes. Le débat doit inclure aussi la question du prix et celle de l’égalité d’accès. On ne peut pas continuer à nous expliquer que nous vivons dans un pays où l’énergie est abondante et bon marché. Elle ne sera plus abondante et elle n’est plus bon marché. Quand quatre millions de foyers sont en précarité énergétique, le mythe de l’énergie abondante a vécu.

(*) Auteur d’un rapport sur le nucléaire pour la Fondation Gabriel-Péri.

Denis cohen, syndicaliste, membre du PCF (*).

Yannick Jadot, député européen d’Europe Écologie-les Verts.

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