Revue de presse: scenarios de sortie du nucléaire

Deux articles de Libération du jour (25 mars), qui ouvrent la voie à des scénarios crédibles et réalistes de sortie du nucléaire.

Le nucléaire, ou comment s’en sortir
Grégoire Biseau

25 mars 2011
Libération

S’affranchir de l’atome serait possible à condition de miser sur la sobriété et d’investir dans des énergies renouvelables.

Fermons les yeux. Nous sommes en mai 2012 : DSK est élu président de la République. Et sa plateforme socialo- écologiste prévoit une sortie du nucléaire. En attendant ce scénario fiction (pour l’heure hautement improbable), François Fillon a, lui, chargé hier l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) de procéder à l’audit des centrales françaises avec pour mission de fournir des «premières conclusions» d’ici à la fin de l’année. Une façon de gagner du temps et de faire retomber l’émotion suscitée par la catastrophe nucléaire de Fukushima. Comment sortir du nucléaire ? A quel coût ? Libération a défriché le chemin.

Quand et comment sortir ?

Techniquement, il n’y a aucun obstacle à fermer très vite les 19 centrales (58 réacteurs) françaises. En revanche, les conséquences seraient dramatiques (ou très joyeuses, c’est selon) ; sauf à accepter de plonger dans le noir une bonne partie de la France. Puisque 76% de notre électricité est d’origine nucléaire (un record du monde), ce serait tout le pays qui serait aussitôt paralysé. L’ensemble des experts, y compris écologistes, sont d’accord sur un point : un scénario de sortie de nucléaire ne peut pas s’envisager avant vingt ou trente ans. Pour Pierre-Franck Chevet, directeur général de l’énergie et du climat (DGEC), «sortir du nucléaire serait une décision structurante, politique et longue à mettre en œuvre, tout autant que l’a été la décision de s’y lancer». Quand, en 2002, l’Allemagne (dont seulement 24% de l’électricité est d’origine nucléaire) avait voté une sortie de l’atome, elle s’était donnée dix-huit ans. Un calendrier qui avait été jugé impossible à tenir et qui avait poussé Angela Merkel à prolonger la durée de vie des centrales. Avant que la catastrophe de Fukushima ne la fasse rétropédaler.

Les énergies renouvelables sont-elles un relais crédible ?

Oui, disent les écologistes. Mais si cela s’accompagne d’un ambitieux programme d’économies d’énergies, tel que décrit par le scénario négaWatt (lire page 4). Selon ce dernier, il faudrait davantage recourir à l’éolien et au solaire, sachant que leur prix ne cesse de baisser : en France, l’éolien pourrait être compétitif dans une dizaine d’années, une quinzaine pour le photovoltaïque. Mais aussi développer la biomasse (bois, biogaz issu des décharges…) ou la géothermie. Les énergies marines (houle et courants) pourraient être techniquement au point dans une vingtaine d’années. Magnifique, sur le papier. Mais, «aujourd’hui, seul l’éolien terrestre offre une compétitivité acceptable. Il est environ 20 à 30% plus cher que le nucléaire, alors que l’éolien offshore est deux à trois fois plus cher et le photovoltaïque entre trois et dix fois plus onéreux selon les pays», assure Jean-Paul Bouttes, le directeur de la stratégie d’EDF. L’autre frein «est l’acceptabilité sociale, surtout pour l’éolien», selon Pierre-Franck Chevet, à la DGEC, selon lequel l’objectif officiel de 23% d’énergies renouvelables d’ici à 2020 devrait être tenu. Autre souci : l’intermittence. En clair, que faire quand le soleil se cache et que le vent ne souffle pas, sachant qu’on ne sait pas encore stocker l’électricité ? «Si on veut passer à 100% d’énergies renouvelables d’ici à 2050, il faut qu’on ait un réseau européen qui assure un équilibre entre l’éolien de la mer du Nord et le soleil du Sud, l’un pouvant compenser l’autre à tour de rôle», estime l’eurodéputé écologiste Yannick Jadot.

Peut-on se passer du gaz et du charbon ?

Même négaWatt dit que non. En tout cas pas tout de suite, y compris après avoir baissé la demande. Selon ce scénario, pendant la phase de transition, jusqu’à environ 2040, 15% de l’électricité serait produite avec du gaz, dont la part déclinerait ensuite peu à peu (le scénario exclut le charbon). L’idée étant de renforcer le rendement des centrales à gaz en recourant autant que possible à la cogénération, qui permet aussi d’alimenter les réseaux de chaleur. Oui, mais le gaz émettant davantage de CO2 que le nucléaire, quid des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre ? Sachant que la France met souvent en avant le bon bilan carbone du nucléaire (grâce auquel un Français produit 8 tonnes de CO2 par an, 20 à 30% de moins que ses voisins). «Selon notre scénario, on n’en émettrait pas plus, assure Thierry Salomon, le président de négaWatt. Grâce à un programme de rénovation énergétique, la quantité de gaz économisée pour chauffer les bâtiments sera utilisée pour l’électricité. On est dans un jeu à somme nulle.» Patrick Criqui, au CNRS, n’est pas tout à fait de cet avis : «On ne pourrait tenir les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre qu’à condition de développer la capture et le stockage du CO2. Or, il n’est pas du tout certain qu’on sache le faire à grande échelle.»

À quel coût ?

C’est la grande inconnue. Et la bataille des chiffres risque d’être infernale à arbitrer, tant les hypothèses (technologiques, économiques et sociales) sont multiples et complexes à combiner. Quel que soit le scénario retenu, le Français peut s’attendre à ce que sa facture d’électricité (autour de 600 euros par an aujourd’hui) augmente d’ici à trente ans (aujourd’hui, notre électricité est 25% moins cher que la moyenne européenne) – qu’il reste un peu, beaucoup ou pas du tout de nucléaire. Et c’est sans compter une très probable envolée du prix du gaz. Les industriels du nucléaire assurent que remplacer demain toutes les centrales nucléaires par des centrales au gaz (ce qui constitue aujourd’hui la solution la plus économique) coûterait au moins 30 milliards d’euros, mais surtout ferait augmenter notre facture énergétique de plus de 35% (on serait obligé d’importer beaucoup de gaz).

Les experts, dont les écologistes, considèrent qu’une sortie crédible du nucléaire ne pourra pas faire l’économie d’un immense chantier de réduction de la consommation d’énergie. «Selon le Rocky Moutain Institute, économiser l’énergie coûte sept fois moins cher que de la produire», assure Yannick Jadot. Car si la France produit aujourd’hui un électron bon marché, un Français consomme beaucoup plus d’électricité qu’un Allemand. Ceci expliquant cela. Une baisse de la consommation peut permettre de faire baisser notre facture «d’au moins 30%», assure Gilles Leblanc, professeur d’économie à l’Ecole des Mines de Paristech. Ensuite, c’est la grande inconnue. S’il est acquis qu’après Fukushima, l’exploitation du nucléaire coûtera bien plus cher, il est impossible d’anticiper les futures ruptures technologiques qui rendront l’éolien ou le solaire très compétitifs. Même si la France est en retard par rapport à ses concurrents, Leblanc est convaincu qu’il «n’est pas trop tard. Comme la variété des technologiques est très importante, rien n’est figé». A une condition : investir massivement en recherche et développement. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.


«Il faut travailler sur la sobriété énergétique»
Coralie Schaub

25 mars 2011
Libération

Avec négaWatt, Thierry Salomon réfléchit à des scénarios de transition :

Thierry Salomon préside négaWatt. Cette association d’une centaine d’ingénieurs, travaille depuis 2003 sur un scénario de transition énergétique qui permettrait la sortie du nucléaire en France tout en respectant l’objectif d’une forte diminution des gaz à effet de serre. Une nouvelle mouture est prévue pour la mi-2011.

La France peut-elle sortir du nucléaire ?

Pour nous, la sortie du nucléaire ne doit pas être un but. Juste la conséquence logique de notre scénario. Le nucléaire ne correspond qu’à une production d’électricité et à 16% de l’énergie consommée. Or, il faut considérer tous les besoins énergétiques : production de chaleur ou de froid, transports… Et réfléchir à leur utilisation optimale. Il faut travailler sur la sobriété et l’efficacité énergétiques. Et développer les énergies renouvelables. Après, on sortira du nucléaire par défaut, on n’en aura plus besoin. Il ne s’agit pas de remplacer le nucléaire par l’éolien. C’est caricatural, stupide et ça empoisonne le débat.

Etes-vous un décroissant ?

Ce mot est réducteur. Nous préférons celui de sobriété. Il ne s’agit pas de revenir à la bougie : notre scénario propose de revenir à notre consommation des années 90 en réorganisant la société. Il faut faire croître les services fondamentaux quand ils ne sont pas assurés (900 000 personnes souffrent de précarité énergétique) et faire décroître les besoins superflus (pas besoin de se chauffer à 24°C !). Il y a aussi une réflexion à mener sur l’urbanisme. Le modèle de la maison individuelle est énergivore, nous proposons un urbanisme plus dense, avec des gens travaillant plus près de chez eux.

Concrètement, comment faire ?

Il existe un arrêté de 1979 sur l’éclairage nocturne des zones industrielles ou des vitrines. Il suffit de l’appliquer ! On peut limiter la vitesse sur l’autoroute, interdire les panneaux publicitaires numériques et lancer un programme d’isolation de nos bâtiments. Autre exemple, le respect de la limitation des températures de chauffage ou de réfrigération. On surconsomme souvent sans le savoir alors qu’il existe des capteurs intelligents qui permettraient de connaître notre consommation. L’efficacité énergétique passe par le rendement des appareils. Ce qui a été fait pour les réfrigérateurs est l’exemple d’une réglementation intelligente. L’Europe a imposé l’étiquette énergie et la consommation a été divisée par deux en cinq ans. Il faut aussi remplacer le chauffage électrique de masse par des systèmes plus performants : biomasse, réseaux de chaleur… On peut faire baisser de 50 à 60% la demande d’énergie. Sur cette base, en 2050, on pourrait fournir la quasi-totalité des besoins avec des énergies renouvelables.

Etes-vous entendu ?

Depuis Fukushima, ce scénario n’est plus tabou. Mais l’Etat est absent de la prospective. Nous ne discuterons pas tant qu’il n’y aura pas de scénario en face. Puis nous réclamerons un débat. Pas un débat alibi dans une salle des beaux quartiers, un vrai débat public.

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