« Le choc des bonheurs » pour expliquer le mystère français
Par Martine Alcorta
Le bonheur n’est plus dans les prés français à en croire de nombreuses études et sondages. On peut certes expliquer ce phénomène par des conditions de vie de plus en plus dégradées mais on peut aussi se demander si nous ne sommes pas lassés d’un certain type de bien être.
Ne serions-nous pas en train de réinventer de nouvelles formes de bonheur ?
Plus méconnue que l’hédonisme, la philosophie de l’eudémonie nous apporte pourtant une autre vision du bien-être. Misant sur trois besoins essentiels de l’être humain qui sont, « se sentir compétent », « autonome » (dans le sens de peser sur sa vie sans la subir en permanence) et « socialement relié aux autres », elle resitue le bien-être non pas dans une consommation matérielle et une compétition avec les autres mais dans un développement de soi en cohérence avec ses propres valeurs et intérêts.
Le bonheur ne serait plus à trouver dans la quête du « toujours plus » et dans l’addiction jubilatoire de la consommation, mais dans un besoin de se sentir compétent et maitre de sa propre vie. C’est ce qu’expriment au quotidien le salarié qui se sent un automate dans l’entreprise, les habitants des cités rénovées, qui ont le sentiment de subir le changement de leur quartier même s’il améliore leur décor urbain, l’étudiant à qui on demande de mettre des croix dans un questionnaire à choix multiple pour évaluer ses compétences, l’écolier que l’on habitue paradoxalement à ne travailler que pour avoir une bonne note, les citoyens qui revendiquent de plus en plus de place dans l’évolution de leur quartier ou de leur ville…
L’attachement à son logement est aussi un attachement à un espace où on est encore maitre de sa vie dans une société qui prive de plus en plus le citoyen de ces espaces de maitrise. Le besoin d’autonomie, au sens écologique et non pas libéral du terme, est devenu le premier substrat du bonheur du XXI siècle. Mais notre société n’est pas construite sur ces ressorts nouveaux, elle porte encore en elle les structures obsolètes des vieilles aspirations au bonheur. Nous sommes englués dans une société où le bonheur est censé se consommer comme un bonheur que l’on pense « pour nous » mais « sans nous ».
La production industrielle et de masse, qui a converti notre bonheur en un acte de consommation, est prise au piège de l’innovation qui doit sans cesse apporter une dose de bien-être supplémentaire à des peuples qui se rassasient de plus en plus vite. L’industrie du bonheur n’a pourtant pas encore comblé le bricoleur du dimanche, l’amateur du jardinage, et aujourd’hui du recyclage qui continuent à investir, dans les interstices de la société industrielle des espaces, où l’on se retrouve soi-même. C’est peut-être dans ce choc des bonheurs que se trouve le mystère français ou le french paradox, qu’une revue américaine décrivait récemment en ces termes « Les Français seraient heureux d’être malheureux parce que conscients des insuffisances de notre monde. »
Les Français seraient donc heureux de pouvoir bricoler leur propre bonheur, ils en ont peut-être marre qu’on fabrique sans eux un monde où ils seront soi disant heureux. Faire le bonheur des peuples voilà une intention dont il faut définitivement tourner la page.