Marc DUFUMIER, professeur d’agriculture comparée à Agro Paris Tech,
Sa vision évoluée d’une agriculture respectueuse et durable laisse la porte ouverte sur un avenir plein d’espoir et apporte la preuve que la transition est amorcée. Partant du constat alarmant d’échec de la « révolution verte » à nourrir la population mondiale, il analyse les tenants et les aboutissants du système en place et propose la remise en cause globale d’une agriculture parvenue à ses limites. Cela permet l’ouverture à des alternatives existantes, bases d’une évolution possible vers des perspectives très positives.
Le paradoxe est que pour plus des deux tiers, ceux qui souffrent de nos jours de la faim et de la malnutrition sont des paysans du « Sud ». Le dernier tiers est constitué de familles dont les parents ont quitté prématurément la campagne. Les pays émergents excédentaires en nourriture n’échappent pas à cette règle. D’un point de vue purement agronomique, il serait possible, sans trop de difficulté, d’augmenter les rendements agricoles dans les pays pauvres par l’adoption de méthodes éprouvées qui favorisent la biodiversité et diminuent, voire suppriment, le recours à des engrais chimiques et des produits phytosanitaires importés. Mais en réalité, les causes profondes de la faim sont d’ordre économique et politique.
Les systèmes les plus productifs dans les pays pauvres sont des exploitations agricoles familiales de taille moyenne. Mais les conditions politiques permettant de réaliser de véritables réformes ne sont que très rarement réunies. Il ne saurait y avoir de réelle « sécurité alimentaire » pour les populations du « Tiers-Monde » sans un accroissement sensible de la productivité de leurs agriculteurs. Une telle évolution suppose que les agriculteurs puissent vendre leurs productions à des prix rémunérateurs, grâce à des mesures protectionnistes aux frontières. La question n’est donc pas seulement de lutter contre les subventions aux exportations des pays riches mais de donner aussi le droit aux nations du Tiers-Monde de protéger leurs agricultures vivrières, par le biais de droits de douanes conséquents, dans le cadre de marchés communs régionaux.
On découvre que c’est bien plus la pauvreté que l’insuffisance globale des productions agricoles qui explique pourquoi tant de personnes souffrent encore de la faim dans le monde. Mais une part croissante des productions végétales vise désormais à alimenter des animaux ou abreuver des moteurs. La hausse continue des prix du pétrole contribue à aggraver cette situation.
L’agriculture va être de plus en plus sollicitée dans les années à venir et il nous faut sans doute envisager un doublement de la production végétale mondiale d’ici 2050. Le défi est de parvenir à ce doublement sans porter préjudice à notre cadre de vie. S’ajoute l’exigence de ne pas sacrifier à long terme la « fertilité » des écosystèmes pour la satisfaction des seuls besoins immédiats. Et il faudra que l’agriculture puisse créer ou maintenir des emplois en nombre suffisant. Il nous faut reconnaître le caractère « multifonctionnel » de l’agriculture, trop souvent négligé par les politiques publiques au cours des récentes décennies.
Face à l’augmentation actuelle des prix de la plupart des produits agro-alimentaires, il ne faut pas exclure un accroissement sensible de l’ensemble des productions à moyen terme, du fait de l’extension rapide des surfaces exploitées dans les pays d’agriculture extensive déjà équipés en les matériels adéquats. Les superficies cultivables encore disponibles sont très supérieures à celles cultivées de nos jours. Malheureusement, un élargissement considérable actuel des superficies se fait aux dépends de milieux parmi les plus riches en biodiversité.
Force nous est de reconnaître aujourd’hui les limites de ce que l’on a sans doute un peu trop vite qualifié de « révolution verte », fondée sur l’emploi de variétés à haut potentiel génétique de rendement, mais souvent très sensibles aux accidents de terrain. Depuis déjà quelques années, les rendements céréaliers tendent même parfois à baisser du fait de graves déséquilibres écologiques. Le défi est donc d’éviter dorénavant la reproduction de ce modèle, tout particulièrement dans les pays les plus vulnérables du point de vue de la sécurité alimentaire.
Les agro-écosystèmes sont des créations humaines qui se présentent sous la forme d’écosystèmes relativement simplifiés et de ce fait, parfois aussi, sensiblement fragilisés. Pendant des millénaires, les agriculteurs ont sélectionné une grande panoplie de variétés particulièrement adaptées à la grande diversité des environnements dans le monde. Ce n’est qu’assez récemment que les généticiens se sont efforcés de fabriquer un nombre limité de variétés à haut potentiel de rendement et destinées à l’exprimer sur de très grandes étendues. Les centres internationaux de recherche agronomique, à l’origine de ce que l’on a un peu trop vite qualifié de « révolution verte », ont concentré leurs efforts sur la création de variétés répondant aux cahiers des charges standards imposés par les grandes entreprises agro-alimentaires. Il n’a été finalement sélectionné qu’un nombre limité de variétés. Les investissements ont été couteux, le travail de recherche a donc porté en priorité sur les trois principales céréales cultivées dans les régions intertropicales, délaissant largement d’autres espèces malgré leur importance. Les nouvelles variétés ont été testées dans des conditions parfaitement maîtrisées. Mais cultivées ensuite en dehors de leurs lieux de sélection, ces variétés se sont souvent révélées très sensibles. Conçues à l’origine pour être “passe-partout”, les nouvelles variétés ne purent diffuser que dans des régions déjà fertiles et bien équipées. Les agriculteurs ont été contraints d’adapter les écosystèmes très fortement artificialisés, simplifiés et fragilisés, entrainant un emploi sans cesse accru d’énergie fossile et aboutissant à des pertes considérables de biodiversité. Il conviendra en fait désormais d’aider et d’inciter les agriculteurs à ajuster leurs techniques de production aux conditions écologiques prévalant dans les diverses régions. Les agriculteurs seront alors à même de sélectionner les espèces et variétés dont la société a le plus besoin.
Le maintien et l’essor dans les campagnes de systèmes de production agricole hautement diversifiés paraissent plus à même de garantir la conservation de la biodiversité agricole et spontanée. Mais notre connaissance et notre compréhension de ces systèmes restent encore très limitées. D’où l’appel des scientifiques à repenser totalement la fonction des chercheurs en agriculture et à prendre davantage en compte les pratiques et savoir-faire « traditionnels » accumulés par les paysans. Sans doute faudrait-il donc que les chercheurs acceptent tout d’abord de reconnaître que l’objet de travail des agriculteurs consiste plutôt en un agro-écosystème d’une plus ou moins grande complexité.
Il existe déjà des techniques agricoles qui permettent d’accroître les rendements dans la plupart des régions du monde, sans coût majeur en énergie fossile ni recours intensif aux engrais de synthèse et aux produits phytosanitaires : associer plusieurs espèces et variétés, intégrer des légumineuses, favoriser la présence d’arbres ou le maintien de haies, associer des élevages à l’agriculture.
L’Acacia albida en Afrique sahélo-soudanienne
La présence d’Acacias albida dans les champs cultivés permet de doubler les rendements du mil semé sous leur frondaison. Ces arbres de la famille des légumineuses ont un enracinement puissant et prélèvent ainsi du calcium, du phosphate et de la potasse dans les couches profondes du sol, tout en développant leur feuillage, riche en azote, pendant la saison sèche. Ils perdent ensuite leurs feuilles en tout début de saison des pluies, fertilisant ainsi la couche superficielle des sols, pour le plus grand profit de la culture du mil qui n’a plus alors à craindre un excès d’ombrage. Partiellement élagué en saison sèche, le feuillage des Acacias albida procure aussi un excellent fourrage pour les bovins qui circulent librement sur les terrains soumis à la vaine pâture.
Les agriculteurs semblent avoir surtout besoin de modèles prédictifs fiables sur ce qui pourrait intervenir à l’issue de leurs innovations. Ne conviendrait-il pas alors de mettre les compétences des chercheurs au service d’un suivi des techniques et d’une évaluation de leurs résultats ? Sans préjuger de ce qui serait “meilleur” pour les agriculteurs, cette évaluation devrait se centrer sur le fonctionnement des populations végétales et animales et les résultats des systèmes de production considérés dans leur ensemble.
Le plus urgent pour la recherche agronomique ne serait-il donc pas de rendre plus intelligible le fonctionnement des agro-écosystèmes aménagés par les agriculteurs et de modéliser leurs dynamiques d’évolution ?
Auteures : Françoise Tyszka et Brigitte Bouchet