(Source blog Mediapart)
«Interdire le choix du sexe du médecin à l’hôpital public», comme le propose le programme du Front de gauche au chapitre Laïcité, c’est «désigner le ou la ségrégué-e comme le/la responsable de la ségrégation», interpellent Héloïse Duché, féministe, militante du Christianisme social et du Front de gauche, Stéphane Lavignotte, écologiste, militant du Christianisme social et du Front de gauche et Patrick Silberstein, médecin de quartier, auteur de Vive la discrimination positive (Syllepses).
Nous vivons dans un monde lézardé par les ségrégations multiples. L’ambition des partisans de la transformation sociale doit être de les identifier et de prendre toutes les mesures pour y mettre fin. Aussi, quelle n’a pas été été notre surprise quand, dans le programme du Front de gauche, nous avons lu la phrase suivante :« Toute ségrégation de genre ou communautaire de l’espace public sera interdite (par exemple le choix du sexe du médecin à l’hôpital public) ».
Pourquoi, pour illustrer son projet de « déségrégation », le Front de gauche a-t-il choisi un exemple popularisé par la droite réactionnaire? C’est Jean-François Copé qui avait, le premier, évoqué cette mesure et personne n’avait alors été dupe de la population  qu’il visait : c’est en pleine charge islamophobe qu’avait surgi cette proposition. Il y en a eu bien d’autres depuis…
Ainsi, selon les rédacteurs de ce texte, la ségrégation ne serait plus le produit de notre société mais celui de conduites individuelles ou collectives : la demande du choix du sexe de son médecin à l’hôpital public produirait donc la ségrégation. Pour lutter contre cette ségrégation – qu’elle soit « de genre ou communautaire »–, il faudrait donc interdire le choix du sexe du médecin à l’hôpital public. C’est nous faire prendre l’arbre pour la forêt et désigner le ou la ségrégué-e comme le/la responsable de la ségrégation.
De manière étonnante, dans le programme du Front de gauche, la ségrégation de genre est abordée dans le chapitre sur la laïcité et non dans celui traitant de l’abolition du patriarcat. Les rédacteurs auraient pu se souvenir que la ségrégation selon le genre, si elle est un des instrument de la domination masculine, justifie la double revendication féministe: celle de l’égalité ET celle du droit à s’organiser en dehors du pouvoir des hommes. S’il va de soi que la séparation dans l’espace public doit être combattue, il est en revanche tout aussi certain que, pour mieux la combattre, les femmes, si elles en expriment la volonté, doivent pouvoir échapper, ne serait-ce que pour un temps, au rapport de domination induit par la vie dans la société telle qu’elle est.
Nous avons évidemment pu observer le désarroi des personnels hospitaliers devant la revendication de certaines femmes musulmanes de n’être examinées que par des médecins femmes. Répondre à ce désarroi ne doit cependant pas nous faire oublier le rapport difficile que le corps des femmes entretient de longue date avec la médecine et avec le corps médical (longtemps quasi exclusivement masculin). Le programme du Front de gauche devrait au contraire rappeler que le libre choix du médecin est une des bases de notre système de santé et que la lutte contre le libéralisme qui détruit l’hôpital public – au point que ce principe n’est plus applicable – passe par le rétablissement du droit au choix. Il est vrai qu’en dehors du service public, l’argent permet de choisir son médecin ! Il est donc curieux qu’au nom de la laïcité, le Front de gauche annonce qu’il « interdira » aux patient-e-s de choisir leur médecin à l’hôpital public. Cela ne gênera certes pas grand monde à l’hôpital américain de Neuilly, mais qu’en sera-t-il à l’hôpital Avicenne à Bobigny ?
Le Front de gauche aurait dû se souvenir que les mouvements pour le contrôle des naissances et la liberté sexuelle ont bataillé pour que les femmes puissent dire haut et fort : « Mon corps m’appartient ». Or, la présence de médecins femmes dans les lieux où ce droit est mis en œuvre est une garantie pour les femmes qui viennent consulter qu’elles seront écoutées « autrement ». C’est évidemment tout le contraire de ce qui est écrit dans ces deux lignes malheureuses qu’il faut faire : il faut rétablir le libre choix concret en donnant les moyens nécessaires au système public d’assurer ses missions ! Le programme du Front de gauche doit affirmer que chacun-e est libre de décider s’il/elle se fait soigner ou non, où et par qui.
La possibilité de refuser un médecin avec lequel nous ne sommes pas à l’aise est aussi une garantie d’accéder à des soins de qualité. Qui en effet ne s’est jamais senti-e mal à l’aise devant un médecin ? Qui n’ a jamais ressenti-e le besoin de choisir son médecin selon son sexe ? Hommes ou femmes, nous demandons des seconds avis, nous changeons de médecin quand il ne nous satisfait pas. Il n’est pas pensable de laisser croire que Front de gauche souhaiterait, au nom d’une curieuse conception de la laïcité et de la lutte contre les ségrégations, revenir sur ce droit !
Si on suit le raisonnement absurde de la phrase que nous mettons en cause, pourquoi alors ne pas supprimer la séparation homme-femmes dans les toilettes publiques ou les wagons-lits réservés femmes ? Après tout, ce sont des lieux de ségrégation de genre… Dont hommes et femmes de tout bord s’accommodent pour des raisons d’hygiène (mais n’est-ce pas sexiste de considérer que les hommes sont sales par nature ?), de pudeur (mais pourquoi donc les hommes refuseraient d’uriner dans une pissotière en présence de femmes ?) et de sécurité (mais n’est-ce pas étonnant de considérer que les voyageurs sont des agresseurs potentiels ?).
Le droit de choisir son médecin n’a rien à voir avec la laïcité, c’est un droit inaliénable qui concerne la santé de tous et de toutes. D’ailleurs, la charte de la personne hospitalisée, censée être remise à tout-e patient-e qui entre à l’hôpital depuis la loi du 4 mars 2002, dit : « Toute personne est libre de choisir l’établissement de santé dans lequel elle souhaite être prise en charge. (…) Toute personne peut également choisir son praticien sous réserve que les modalités d’organisation de l’établissement ne s’y opposent pas.» Quand le gouvernement Jospin a voté cette loi, Jean-Luc Mélenchon était ministre de l’enseignement professionnel et Marie-Georges Buffet, ministre de la jeunesse et des sports…
Interdire aux citoyen-nes de choisir leur médecin, c’est considérer que la puissance publique, ici l’hôpital, ailleurs l’État, peut décider pour nous à qui nous confions notre corps et notre esprit, ainsi que leurs maux. Les rédacteurs de la phrase en question pensaient certainement préserver des femmes d’un choix qui ne serait pas le leur, mais celui de leur mari. C’est parfois la réalité, mais qui peut le vérifier et prétendre sonder les cœurs et les esprits ? Si une femme souhaite un médecin femme, rien ne nous permet de croire que ce n’est pas sa volonté, à moins de la considérer comme un être forcément sous domination et incapable de penser et de croire en pleine conscience. Aucune femme, quelle que soit sa classe, son origine ou ses convictions religieuses n’est une victime par essence.
Le Front de gauche dit vouloir ouvrir la voie à une VIe République. Celle-ci sera-t-elle inclusive ou exclusive ? La loi de 1905 est loi de séparation et de garantie de la liberté de religion parce qu’elle a rejeté les positions dogmatiques et sectaires du radical-socialiste Combes et qu’elle a repris celles, plus intelligentes et plus ouvertes, de Jaurès et Briand. Elle promeut une conception de la laïcité qui refuse de contraindre les esprits.
La parenthèse dans le programme du Front de gauche n’est donc pas une anecdote pour nous. Elle témoigne au minimum d’un glissement de plume qui méconnaît les acquis du féminisme et qui peut rejeter les femmes en dehors du système de santé socialisé pour lequel nous combattons.