On ne revient pas indemne de Fukushima…
Je dédie ce texte à mes amis de Futaba, la famille qui m’a accueillie si gentiment malgré sa détresse : les oncles, les tantes, les cousins, les cousines, mon amie M. et ses parents. Je le dédie aussi au maire démissionnaire de Futaba, Katsutaka Idogawa, à qui j’ai fait la promesse de témoigner de ce qui s’est passé à Fukushima.
par Janick MAGNE EELV Japon ©Tokyo 2/03/2013
Février 2013 – Ce jour-là, je retourne dans la zone interdite de Fukushima. C’est mon troisième voyage sur les lieux. Les dates de chacun de mes déplacements sont imprimées dans ma mémoire : on n’en revient pas indemne, et ces visites m’ont marquée de façon indélébile. Je me rappelle avec précision ce que j’ai fait, vu et entendu à chaque voyage. Et combien j’ai pleuré, sous l’emprise du choc et de l’émotion, au retour de ma première visite, le 18 février 2012, il y a juste un an. Entre ces deux voyages de février 2012 et 2013, la famille japonaise que j’accompagne lorsqu’elle retourne dans la zone pour quelques heures seulement (il est interdit d’y rester plus de cinq heures) m’y a emmenée aussi le 4 novembre 2012, par une belle journée d’automne qui ressemblait à un été indien.
Il n’est pas facile de se rendre dans la zone à moins d’avoir un motif précis. Les contrôles sont stricts et il faut en faire la demande à l’avance. Je dois à mon amitié pour une famille originaire d’une des petites villes aujourd’hui situées en territoire interdit de pouvoir m’y rendre de temps en temps. Mon objectif est clair et mes amis japonais y souscrivent entièrement : témoigner, dire l’horreur d’une catastrophe nucléaire, raconter comment du jour au lendemain tous ces gens ont perdu leurs biens, leur maison, leur travail, leurs rêves, leur vie.
La ville de mes amis s’appelle Futaba. Moins de 7000 habitants avant la catastrophe, aujourd’hui ville-fantôme vidée de ses habitants jusqu’au dernier. Une ville de pêcheurs, d’agriculteurs, une ville aussi dont la moitié des personnes actives étaient employées à la centrale de Fukushima-1 ou à celle de Fukushima-2. La zone d’exclusion, qui s’étend en arc de cercle autour de la centrale de Fukushima-1 sur un rayon de 20 km, comprend 8 municipalités dont la population totale était de 70 000 personnes. La centrale N°1 avait 6 réacteurs. Les tranches 1 à 4, où s’est joué la tragédie nucléaire, sont situées dans la ville voisine, Ôkuma, plus gravement contaminée que Futaba. Les tranches 5 et 6, qui ont beaucoup moins souffert de la catastrophe, se trouvent sur le territoire de Futaba. A chaque voyage, nous sommes à environ 1,5km de la centrale accidentée.
Avant même d’entrer dans la zone interdite, mon compteur Geiger montre des chiffres trop élevés. Des gens vivent et travaillent tout autour de la zone, dans un environnement à la radioactivité pourtant anormale. C’est le drame de la province de Fukushima : des villes, des villages, des quartiers entiers sont contaminés un peu partout mais n’ont pas été évacués. Les enfants ne peuvent pas jouer à l’extérieur mais continuent pourtant d’aller à l’école. Des groupes de bénévoles se sont créés pour emmener les enfants jouer de temps en temps dans des zones saines. Il y a aussi des évacués volontaires, nombreux, mais livrés à eux-mêmes, sans aide ni assistance. Les familles sont parfois obligées de se séparer et beaucoup de couples finissent par divorcer. C’est ce qu’on appelle au Japon le « divorce nucléaire ».
A l’entrée de la zone interdite, nous passons par le poste de contrôle : on vérifie nos papiers, mon passeport, nos autorisations. On nous donne des tenues de protection et des dosimètres enregistreurs. Des toilettes de chantier sont maintenant installées à proximité du hangar qui abrite le poste de contrôle, on nous autorise à les utiliser. Dans la zone d’exclusion, il est interdit de boire, de manger, de ramasser tout objet tombé au sol …et de faire ses besoins. L’heure-limite de sortie nous est bien spécifiée, écrite sur un document : nous entrons à 10h, nous devons être sortis à 15h au plus tard. Un talkie-walkie est remis au conducteur. Pour la première fois, on nous propose un petit compteur Geiger de fabrication japonaise. Je convaincs discrètement mes amis de le prendre.
Notre voiture avance. Un peu plus loin, nous enfilons tant bien que mal nos tenues de protection. Pas simple, dans la voiture ! Portières ouvertes, pour pouvoir bouger plus facilement, nous enfilons au-dessus de nos vêtements et de nos chaussures la tenue blanche en matériau non tissé qui nous protègera non pas des radiations mais de la poussière radioactive, des particules de radionucléides qui risquent d’imprégner nos vêtements : pantalon, bottes de protection, puis tunique, bonnet, masque qui tient aux oreilles par un cordon. Chaque fois que nous sortons de la voiture, nous enfilons des chaussons de protection en vinyle bleu. Nous avons trois paires de gants. Personnellement, je n’utiliserai que la paire en coton blanc. Les autres gants sont en latex et destinés au maniement d’objets humides ou contaminés à l’intérieur des maisons ou dans les jardins. Nous passons le dosimètre autour du cou, il ne nous quittera plus jusqu’à la sortie.
Depuis que je connais les lieux, je me munis d’un sac en bandoulière bien pratique pour transporter mon compteur Geiger (lui-même protégé par deux sachets de plastique fermés) et mes appareils photos, au-dessus de ma combinaison blanche. Ce sac, je le place dans un sachet plastique au retour, et je le lave à mon arrivée chez moi.
Pour atteindre Futaba, nous traversons la zone sur 20 km, en direction de l’océan Pacifique . Le paysage est magnifique. Mon compteur bipe, les chiffres montent inexorablement. J’annonce à haute voix : 5… 7… 10… 15… 20… 30… 35 µSv/h (microsieverts par heure). A Tokyo, nous avons maintenant en général 0,08 µSv/h. Mes amis s’étonnent, car même ceux d’entre eux qui ont encore leur maison sur place, inhabitable bien sûr, ne se préoccupent pas de mesurer la radioactivité. Mais pourquoi n’ont-ils pas de compteurs Geiger ? J’obtiens cette réponse: « Les autorités nous en ont promis, mais on ne les a toujours pas eus. » Ils se demandent pourquoi, avec des chiffres pareils, l’Etat les incite à revenir bientôt.
Nous comparons les chiffres de mon compteur Geiger, de fabrication allemande, garanti par l’Union européenne – un Gamma Scout qui m’a coûté pas mal d’argent – avec ceux du petit compteur reçu au poste de contrôle. Pour les valeurs basses, les chiffres sont à peu près identiques. Dès que les valeurs augmentent, par contre, le mien donne des chiffres beaucoup plus élevés que le modèle japonais. Ce dernier ne dépassera jamais 17µSv/h alors que le mien ira au-delà de 35 µSv/h ce jour-là. Nous avons tous entendu parler de ces fausses mesures, de ces appareils réglés pour ne pas dépasser un certain chiffre, mais le constater de nos propres yeux est troublant.
Je repense aux témoignages entendus, aux conversations partagées avec des évacués, et je comprends qu’ils soient encore mal armés pour se défendre et pour appréhender ce qui s’est passé : on leur avait tellement répété que le nucléaire était une énergie sûre , qu’un accident était tout simplement impossible, que le plutonium se buvait comme de l’eau fraîche, qu’ils avaient une confiance aveugle dans leur centrale. Après tout, l’électricien nucléaire avait apporté travail et abondance à une région très pauvre. « On était devenus idiots », a pu dire un réfugié.
A mesure que nous suivons la route, de belles propriétés s’offrent au regard. Impeccables, en parfait état. Mais vides. Il n’y a plus personne ici. Seules des vaches abandonnées, au détour d’une route, parfois. Nous sommes sur une colline, le tsunami n’ a pas atteint cette partie de la zone. Les maisons traditionnelles, aux lourds toits de tuiles, se sont effondrées et les toits restent posés là sur la route, depuis deux ans, mais les constructions modernes ont peu souffert. Au centre-ville, des façades de magasins se sont parfois détachées du mur et s’étalent en morceaux sur les trottoirs, vitrines béantes ; des fenêtres se sont déboitées et laissent voler au vent depuis deux ans des rideaux devenus gris. Ceux qui ont pu revenir de temps en temps ont posé sur les tuiles de leurs maisons des sacs de sable pour maintenir le toit en place. Certains ont bricolé pour boucher des trous aux murs. D’autres, la majorité semble-t-il, morts, disparus ou bien trop vieux ou trop seuls, ne sont jamais revenus et leurs maisons achèvent de se délabrer. Des petits temples penchent dangereusement, des gravats jonchent les rues du centre. Des herbes folles ont commencé à pousser un peu partout. A l’entrée de la ville silencieuse, un slogan sur un long panneau traverse la rue en hauteur : »L’énergie nucléaire pour un futur lumineux. »
En contrebas, là où sont les champs, près de la mer, de grands fissures coupent et tordent la route, des carcasses de véhicules commencent à être rassemblées en montagnes, des maisons sur pilotis métalliques ont parfois résisté au tsunami et veillent comme des sorcières, toutes brinquebalantes, seules au milieu d’immenses terrains vagues où plus rien ne subsiste que des bateaux incongrus parmi les herbes folles, et des tas de ferraille…
Mes amis viennent aujourd’hui pour mesurer les murs de clôture de leur propriété, compter les arbres, noter le nom des végétaux dans le jardin, en vue d’un remboursement qui tarde. Il y a un an, en février 2012, je me souviens : la femme se confiait : « Toutes les habitations ont disparu en bord de mer, toute la ville basse a été emportée par le tsunami… Les pauvres gens… Je voulais les héberger chez moi, tu as vu ma maison comme elle est belle ? Mais c’était impossible… Ma maison est contaminée…. Elle est inhabitable. Je n’ai rien pu faire pour eux….On a tout perdu. Jamais je n’aurais imaginé être aussi pauvre un jour. »
En novembre, elle me demandait : « Tu as mesuré la radioactivité, chez moi ? Il y a combien ? Tu crois qu’on va pouvoir revenir bientôt ? »Autour de sa maison, la radioactivité était de 2 à 3 µSv/h, mais en face, dans le bois, il y avait 10 µSv/h, et à 100 mètres de là, sur la route, 20. L’eau du puits est contaminée, il n’y a plus d’électricité, aucun enfant, aucun jeune, ne pourrait venir ici. Ca ressemblerait à quoi de vivre dans ce désert radioactif ? J’essaie de lui expliquer qu’il faudra attendre et que c’est plus sage de recommencer sa vie ailleurs. Il y en a pour des dizaines et des dizaines d’années… Peut-être plus. Personne ne le sait.
La neige se met à tomber, le vent se lève, tout à coup il fait très froid. Les paysages sont féeriques. Quelle beauté, cette région ! On est dans un conte, cette ville-fantôme va se réveiller. Est-ce que tout ne va pas revivre ? La visite au cimetière se fait sous la neige. Mes amis prient sur les tombes de leurs ancêtres. En combinaisons blanches sous la neige, autour des monuments de marbre, c’est irréel et tragique. Des gens travaillent dans la zone : les monuments du cimetière ont été partiellement redressés. Un enclos est en cours de constructions pour les vaches en liberté. Les ossements et les cadavres de vaches qu’on voyait çà et là l’année dernière ont disparu.
Avant de partir, nous faisons un parcours dans la zone sans nous approcher de la centrale : il nous faudrait des protections plus conséquentes, la radioactivité est très forte près des bâtiments des réacteurs. Dans les champs, sur des centaines de mètres et jusque dans la zone autorisée, des milliers de sacs en toile plastique noire s’alignent. Ils contiennent les détritus contaminés : terre raclée sur 10 ou 15 cm, végétaux, petit matériel. Il faudra s’en débarrasser, mais personne n’en veut et les régions se font la guerre pour savoir chez qui tout cela ira…
Là-bas, sur la plage, au bord du Pacifique, Fukushima-1 continue à répandre son poison.