Pas de cohésion sociale sans rues vivantes

« Où sont passés les gens? »
C’est la question que l’on se pose parfois en observant nos rues mornes et sans vie. Pourquoi l’espace public est-il à ce point déserté dès que l’on s’éloigne des artères principales ?

Lille a su préserver la mixité sociale de sa population. Autre atout : c’est aussi une ville en grande partie constituée de maisons. L’interaction entre logements privés et espace public y est donc forte. Longtemps les rues résidentielles ont été investies par les riverains. On exposait volontiers des pots de fleurs sur les trottoirs à la vue des passants, un banc le long d’une façade était installé pour échanger plus confortablement avec le voisin. On laissait jouer les enfants dans la rue. On se retrouvait en bas de chez soi et on « accueillait dehors ». Cette somme de contacts, la plupart fortuits et superficiels, formait un réseau de confiance et constituait un recours possible en cas de nécessité. Loin des discours officiels, le « bien-vivre ensemble » se pratiquait au quotidien.

Aujourd’hui les habitants sont toujours là mais ils tournent le dos à la rue. Ils se sont repliés chez eux, sur eux. Comment en est-on arrivé là ? La trop grande place accordée à la voiture dans le passé est une explication. Les automobiles qui encombrent la chaussée ont poussé les piétons sur les trottoirs qui, à leur tour, ont repoussé les habitants chez eux. L’intensité et la vitesse du trafic motorisé ont rendu notre environnement moins agréable et plus dangereux. Pourtant la part des déplacements en voiture a significativement baissé dans la métropole lilloise ces dernières années *1. Les circulations motorisées ont été apaisées et de nombreux trottoirs élargis. Grâce à la vigilance des élus EELV, le nombre de places de stationnement a même pu être réduit. Mais malgré ces améliorations nos rues n’ont pas été réinvesties par les habitants. Les rues continuent à ressembler à des routes, c’est à dire des chemins sans riverains.

Pas qu’une question de voiture
Pour qu’une rue soit vivante il ne suffit pas que le partage modale soit équilibré et la circulation apaisée. Le rééquilibrage doit aussi se faire aux bénéfices de la vie locale et des riverains. Cependant, à coup de normes et de réglementations successives, la rue est devenue la chasse-gardée des gestionnaires. Les habitants sont réduits à l’inaction et sont invités à être les plus discrets possible : les rues doivent être débarrassées, lisses et nettoyables à jet d’eau. C’est au nom de la sécurité des biens et des personnes que les villes prennent des mesures pour prévenir les abus, les accidents ou les conflits. En réalité elles contribuent à produire un espace public morne et stérile. Ce processus est même contre-productif : à long terme sécurisation ne veut pas dire sécurité. Une rue sans la présence de riverains impliqués favorise aussi les incivilités, les dégradations ou les agressions.

Pistes d’actions
Des expériences étrangères innovantes nous montrent que nos rues pourraient être facilement métamorphosées. Dans certaines villes d’Allemagne, des Pays-Bas ou des Etats-Unis les élus font confiance aux habitants et ne bloquent pas a priori les initiatives. A Lille, la politique réduction de la place de la voiture doit être poursuivie. Le Code de la rue permet à la Ville de faire émerger et cohabiter de nouveaux usages de la rue. Les zones de rencontre ne doivent pas être limitées à l’hypercentre : elles doivent être développées aussi dans les quartiers résidentiels.

Mais reprendre de la place à la voiture ne suffit pas si l’espace reconquis reste vide et stérile. Il faut aussi organiser sa réappropriation positive et spontanée par les habitants. Des outils et des pistes d’action existent déjà. L’opération Verdissons nos murs permet de réactiver les frontages*2 . Les riverains peuvent ainsi s’impliquer directement dans l’amélioration de leur cadre de vie. La Ville pourrait aussi soutenir l’action du collectif des Incredible Edible qui invite les habitants à cultiver des légumes dans des micro-potagers urbains. Lors des requalifications de voirie, l’implication future des habitants doit être prise en compte. Dans certaines villes allemandes, les riverains positionnent eux-mêmes une partie du mobilier urbain. Ce sont aussi eux qui choisissent, plantent et entretiennent les arbres dans les fosses de plantation réalisées par la collectivité. Le long des façades, des emprises pour les frontages sont aussi prévues permettant d’installer un banc, des jardinières, des accroches-vélos… Dès la conception du projet, l’aménageur a pris soin de préserver des marges de réappropriation par les habitants.

Un cadrage et un travail d’accompagnement par la municipalité seront nécessaires. Il faudra expérimenter, s’adapter à chaque contexte. Il y aura sûrement des échecs et des appropriations non désirables à contenir. Mais pour déléguer la gestion de son domaine public à des groupements d’habitants ou à des associations, la Ville de Lille ne part pas de rien : les Ajoncs, les Blongios ou les fenêtres qui parlent ont déjà permis d’initier des réappropriations vertueuses. Les retours d’expérience d’une gestion participative de l’espace public nous apprennent aussi qu’elle est plus économique pour la collectivité. Quand les riverains fleurissent, réparent, arrosent, observent… ce sont aussi des coûts d’entretien en moins pour la municipalité.

A chaque projet de réaménagement de voirie, certains élus aiment en souligner la « grande qualité urbaine », sans jamais en préciser les critères. Et si le seul indicateur valable d’un espace public réussi était son appropriation par les habitants ?

 

Julien DUBOIS, membre du bureau EE-LV Lille Lomme Hellemmes

 

*1 Le trafic automobile a baissé de 12% entre 1998 et 2006 (source : EMD 2006, LMCU).
*2 C’est l’interface entre les domaines privé et public.

Bibliographie :
Soulier Nicolas, 2012, Reconquérir les rues, éditions Ulmer, 256 p.
Jacobs Jane, 1991, Déclin et survies des grandes villes américaines, éditions P.Mardaga, 435 p.

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