Discours d’Eva Joly devant l’Association pour le Droit à Mourir dans la Dignité
(Seul le prononcé fait foi)
Mesdames, Messieurs,
Je vous remercie pour votre invitation à m’exprimer devant vous aujourd’hui. Je suis heureuse d’avoir le temps de développer mon sentiment personnel sur ce sujet aussi sensible que celui de la fin de vie.
C’est un sujet sensible car il touche à notre conception de la vie, de la mort, de la solidarité, de la liberté, de la dignité. C’est un sujet sensible car chacun l’aborde avec son histoire personnelle, avec le souvenir des proches qu’il a vu partir, de ceux qu’il a accompagnés dans les derniers instants de leur vie. C’est aussi mon cas.
C’est un sujet sensible, et il impose donc l’écoute attentive de toutes les parties prenantes, il impose le plus grand respect des opinions. Ainsi, j’entends les personnes qui disent que la valeur de la vie va au-delà de la vie sans souffrance, que l’homme n’a pas le droit de détruire ce qu’il n’est pas capable de créer. J’entends et je respecte ce choix. Il n’est pas question d’imposer quoique ce soit à ces personnes : leur liberté individuelle est et sera toujours respectée.
Faut-il aller au-delà du droit actuel ?
Il faut d’abord reconnaître les avancées de la loi Leonetti de 2005. Elle énonce l’interdiction de l’obstination déraisonnable, c’est à dire de l’acharnement thérapeutique. Elle légalise l’administration massive de médicaments aux malades pour soulager leur souffrance, quitte à ce que la dose soit létale. Ce sont des points importants, et pour beaucoup de personnes, même chez Europe Ecologie – Les Verts, il suffirait de mieux faire connaître cette loi pour répondre à l’enjeu de la fin de vie dans la dignité.
Personnellement, je ne crois pas que ce soit suffisant. Je pense qu’il faut avancer vers l’aide active à mourir. Mais autant vous le dire tout de suite, avant d’y revenir plus longuement, je suis aussi très sensible à certains arguments des opposants à cette aide. Moi aussi, je refuse une société où la mort serait donnée par défaut de solidarité.
Je souhaite aller au-delà de la loi Leonetti car le cas de Vincent Humbert a montré les lacunes de notre droit. Il n’existe aujourd’hui dans notre code pénal aucune distinction entre la mort donnée par compassion à autrui, à sa demande, et l’assassinat. Devons-nous laisser les citoyens sans repère, quitte à ce que certains se retrouvent devant les tribunaux ? Devons-nous laisser les magistrats face à ce vide juridique ? Je ne crois pas.
Je veux en finir avec l’illégalité dans laquelle l’aide active à mourir est pratiquée. Etant illégales, ces pratiques ne respectent pas les règles de prudence telles que la collégialité. Pour reprendre les mots du député Vert luxembourgeois Jean Huss, qui a défendu la loi qui a permis au Grand-Duché de légaliser l’aide à mourir strictement encadrée : « ce n’est pas dans la légalité que les abus ont lieu, mais bel et bien dans l’illégalité ».
Je souhaite le pluralisme moral, à savoir le droit à disposer de soi-même et la possibilité pour chacune et chacun de choisir. Toute loi qui autoriserait l’aide médicalisée à mourir n’obligera évidemment personne à demander ces interventions. Mais elle n’interdira pas non plus à certains citoyens d’y recourir et de vivre ainsi selon leurs convictions morales. Ceux qui, pour des raisons éthiques ou religieuses, veulent continuer à vivre même au bout de leurs forces doivent considérer que d’autres peuvent faire un autre choix et accepter que la loi les y autorise.
C’est pourquoi je pense que nous devons aller au-delà de la loi Leonetti.
Soyons clairs : l’aide active à mourir est et restera une solution exceptionnelle, et elle doit être strictement encadrée. Je souhaite que l’adoption de la loi relative à ce nouveau droit soit l’occasion d’un débat serein sur les modalités d’encadrement. Ainsi, il pourrait être limité aux personnes en phase avancée d’une maladie grave et incurable, et dont la souffrance physique et psychique est insupportable, dont l’état de dépendance est intolérable pour eux-mêmes. Evidemment, la demande d’aide à mourir doit être répétée et révocable à tout moment. Evidemment, les soignants devront proposer au patient les soins palliatifs comme alternative, ils devront prendre le temps d’une réflexion collective et du dialogue avec le patient et son entourage. L’acte devra donner lieu à une déclaration à une commission de contrôle. Toutes ces modalités devront être discutées et débattues, mais le chemin que je trace est clair : c’est à la personne en fin de vie de choisir. C’est un acte individuel fort. C’est le droit à disposer de soi-même.
Cela ne clôt cependant pas la discussion. Car je n’imagine pas qu’une nouvelle loi autorisant l’aide active à mourir soit votée sans faire évoluer radicalement le système français d’accompagnement des personnes en fin de vie. Si c’était le cas, je crains sincèrement une dérive bien triste de notre société.
J’entends ceux qui disent qu’une personne vraiment entourée d’amour ne demande que rarement à mourir. Il s’agirait dans la plupart des cas d’un appel au secours plutôt que d’une demande réelle, d’un appel contre l’abandon. De même, des soignants en soins palliatifs expliquent que les demandes d’euthanasie s’étiolent souvent quand les malades reçoivent des soins ou sont rassurés sur le fait qu’il n’y aura pas d’acharnement thérapeutique.
En fait, j’entends tous ceux qui s’inquiètent que la mort puisse être donnée par défaut de solidarité. Moi aussi je refuse une société qui tue car elle ne sait pas répondre à la peur de l’abandon ou de la souffrance. Je sais que nous refusons tous cela ici.
Nous sommes attachés à la liberté individuelle, notamment en ce qui concerne les conditions de sa propre mort. Mais nous sommes tout autant attachés à la solidarité avec les personnes qui souffrent, physiquement et psychiquement. Ma conviction est qu’il n’y a pas de contradiction entre liberté et solidarité quand nous parlons de la fin de vie.
Cette solidarité doit s’exprimer par l’investissement de notre pays dans les soins palliatifs et l’accompagnement humain. La question de l’euthanasie ne peut être traitée sans parler plus globalement de la fin de vie des malades en grande souffrance. C’est pourquoi je souhaite assurer un droit universel à l’accès aux soins palliatifs. Un service de soins palliatifs par département, c’est un minimum. A l’heure actuelle, ces soins ne sont accessibles qu’à 15 % ou 25 % de ceux qui en ont besoin. C’est un scandale humain.
Je souhaite revoir le taux d’encadrement dans les services gériatriques pour garantir le confort de vie des patients, y compris et surtout en fin de vie. La qualité de vie des personnes âgées est un vrai problème de société : il y a des établissements où les conditions de vie sont indignes et il ne faut pas attendre la fin de vie pour s’en occuper en termes de soins comme en terme de prévention et d’insertion communautaire. Par ailleurs, il est inadmissible que M. Sarkozy et Mme Bachelot aient laissé tomber le chantier de la perte d’autonomie.
Il faut aussi progresser sur la place de l’entourage du malade. Je pense évidemment à l’association des proches à la réflexion des soignants, ou au rôle de la « personne de confiance », porteuse des volontés d’un malade qui ne serait plus capable de s’exprimer. Mais je crois aussi que nous devons travailler sur l’accompagnement d’une personne en fin de vie par ses proches.
L’écrasante majorité des décès ont lieu à l’hôpital, et trop souvent dans la solitude, alors que nos concitoyens préfèreraient mourir chez eux sereinement, entourés de leurs proches à qui ils peuvent dire au revoir. L’actuelle allocation journalière d’accompagnement d’une personne en fin de vie va dans le bon sens. Il y a encore des innovation à mettre en œuvre pour aider les proches à concilier leur vie, notamment professionnelle, et ce travail merveilleux, dur, humain d’accompagnement vers la mort.
Je veux que nous sortions ensemble de l’opposition entre liberté individuelle et solidarité. Je suis pour l’aide active à mourir, je suis contre une société qui tue car elle ne sait pas répondre à la peur de l’abandon ou de la souffrance. Cela impose, avant que l’aide active à mourir ne devienne effective, pendant que ses modalités seront débattues et progressivement mises en œuvre, d’opérer un investissement massif sur l’accompagnement des personnes en fin de vie. Un investissement économique et humain. C’est par l’accompagnement que le droit à mourir dans la dignité prendra tout son sens. C’est par la solidarité qu’il deviendra véritablement une nouvelle liberté.