Nuit de l’Égalité : discours d’Eva Joly
Le 11 janvier 2012
Cher-e-s ami-e-s,
Permettez-moi, avant de commencer notre rendez-vous, de rendre un hommage solennel à un homme qui est mort aujourd’hui. Gilles Jacquier ne faisait que son métier, celui de grand reporter pour France 2, lorsqu’il est mort aujourd’hui sous l’éclat d’un obus à Homs en Syrie. Ce terrible drame nous rappelle tout d’abord combien il peut être difficile d’exercer sereinement la liberté de la presse. Mais cela nous appelle aussi à une vigilance encore plus grande sur les événements dramatiques qui se déroulent en Syrie. Nous avons une responsabilité pour faire revenir la paix et la démocratie.
Pour Gilles Jacquier, pour tous les journalistes qui exercent librement leur métier, pour tous les opposants syriens qui tombent chaque jour sous la répression, je vous demande une minute de silence.
J’ai voulu que ce premier rendez-vous de l’année soit placé sous le signe de l’égalité. Ce n’est pas un événement habituel dans une campagne.
J’ai souhaité inviter des personnalités de la société civile, des héros ordinaires, qui tout au long de leurs témoignages nous montreront combien l’injustice demeure dans notre société. Le débat de ce soir n’est pas une simple interpellation, mais c’est bien le début d’un chemin que nous ferons ensemble pour mettre l’égalité et la justice au coeur de cette campagne présidentielle.
Ce n’est pas seulement pour moi un enjeu de campagne, un objet de polémique, un sujet de débat. Quand on aborde la conception de l’égalité et les moyens de la faire vivre, on touche en réalité au coeur même de ce qui fait la France.
Je veux parler non pas de la France dont on hérite, mais de celle que l’on choisit. De cette France, que j’ai choisie, alors que j’avais vingt ans, par amour d’un homme bien sûr, mais aussi par amour d’un pays, de sa culture et de ses traditions.
Nicolas Sarkozy nous avait proclamé en 2007 que la France, « on l’aime ou on la quitte ». Je ne crois pas que c’est avec ce type d’oukase que se construit la richesse d’un pays.
Ma conviction, je l’ai faite bien tôt : la France on l’aime, on la choisit et on la construit, ensemble.
L’identité nationale n’est pas un grand récit que l’on voudrait figer ou fixer pour l’éternité, mais c’est une invention du quotidien, faite par les femmes et les hommes qui vivent et font un pays, nourrie de l’histoire et de l’héritage des générations et des mobilisations antérieures.
Ce qui a nourri mon amour de la France, c’est la France rebelle, qui ose et qui invente, et qui ne se résigne jamais lorsqu’il s’est agi de défendre la liberté.
Je veux redonner à la France les couleurs qui la font vivre, redonner son sens à son drapeau. La République du bien commun que je propose, ce n’est pas une République nationale, jacobine et autoritaire. La République du bien commun, c’est celle qui remet au coeur de la chose publique l’intérêt général et la réconcilie avec son rêve d’origine.
En somme, le rêve français pour moi, c’est celui de la passion de l’égalité.
C’est pourquoi je me sens tellement française, parce que toute ma vie j’ai poursuivi cet idéal d’égalité et de justice.
L’égalité c’est l’effort continu vers le bon pour chacun et le meilleur pour tous.
L’égalité c’est la pierre de voûte de l’édifice républicain. L’égalité forme avec ses inséparables soeurs jumelles, la liberté et la fraternité, la plus belle devise du monde.
Les trois couleurs de la France pour moi, c’est la liberté, l’égalité et la fraternité.
Alors que j’exerçais le métier de juge, j’ai compris que l’égalité, cette promesse de justice n’était pas seulement la boussole qui indiquait le chemin, mais qu’elle pouvait être elle-même le chemin.
Pourtant, sous mes yeux, j’ai vu notre pays reculer, se résigner, voire renoncer. La même loi pour tous, est parfois devenue la loi du plus fort. Mais aussi, trop souvent, nous avons renoncé face à cette promesse, préférant fermer les yeux sur les fossés qui se creusent. Peu à peu, la même chance pour toutes et tous, est devenue la défense des privilèges et des acquis.
Au pays de l’égalité, ce sont les inégalités et les discriminations qui prospèrent aujourd’hui : discriminations raciales et sociales, différences de traitement entre hommes et femmes, absence de respect des droits des étrangers, fin de l’égalité d’accès à l’emploi, au logement, à la santé, injustices environnementales qui sont comme une double peine car ceux qui les subissent sont aussi les plus pauvres.
Alors ici comme ailleurs, prend forme la société du mépris et de l’indifférence.
La France qui se livre aux plus fortunés et les laisse régenter.
La France qui délaisse son territoire et le laisse se morceler et se diviser.
La France qui oublie les enfants de sa République, dans un système scolaire qui aggrave plus qu’il ne supprime les injustices. Rendons ici hommage à Pierre Bourdieu, décédé il y a dix ans, qui le premier avait su montrer combien l’école était capable d’aggraver les inégalités plutôt que de les éliminer.
Cette égalité, cet élément clé de l’identité nationale, a été mise à mal par cinq ans de présidence sarkozyste. Oui je le dis : Nicolas Sarkozy a mis à mal l’identité nationale. Quand j’entends Claude Guéant, quand j’entends Marine Le Pen, oui j’ai mal à ma France, j’ai mal à notre France.
Je crois que peu de gens ont pu ressentir la souffrance que j’ai vécue il y a quelques jours face à la circulaire Guéant. Ainsi, un Ministre de l’Intérieur aurait choisi de mettre à mal ce qui faisait la richesse fondamentale de la France : la liberté d’aller et venir pour les étudiants étrangers. J’ai eu la chance de venir en France comme jeune étudiante dans les années 1960, à l’époque où le monde entier rêvait d’être étudiant à La Sorbonne ; et c’est cela qui faisait la culture et la grandeur de ce pays. Aujourd’hui, ainsi on voudrait trier les étudiants en fonction de leurs origines au lieu de leur donner leur chance ; à ce calcul cynique j’oppose la liberté fondamentale d’aller et venir, et le droit de chacun à rester vivre dans le pays où il a étudié.
Cinq ans de déconstruction systématique de notre modèle social, cinq ans de privilèges pour ceux qui ont déjà les mains pleines, et au final cinq ans de régression pour notre pays.
En supprimant la Haute Autorité de lutte contre les discriminations, Nicolas Sarkozy a fait un choix qu’il doit assumer : celui de ne plus considérer l’égalité réelle des droits entre les Français comme une priorité des politiques publiques.
Permettez moi de le dire puisque cela fait la une des journaux, je trouve bien ironique de voir la droite et Laurent Wauquiez, s’inquiéter de l’injustice qui naîtrait d’une suppression du quotient familial. En guise de défense de la famille, ils défendent surtout la leur. Car ne nous berçons pas d’illusions, la suppression des quotients serait avantageuse pour toutes les familles gagnant jusqu’à 3 SMIC par mois. Alors sur le sort de quelles familles, le gouvernement s’apitoie-t-il ? Notre réforme n’a pas vocation à être modulée, nous disons simplement que chaque enfant doit pouvoir vivre avec les mêmes droits.
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À ce quinquennat de l’injustice érigée en loi, je veux faire succéder le quinquennat de l’accomplissement de la promesse républicaine.
La première des priorités de mon quinquennat pour l’égalité, ce sera l’égalité territoriale. Un grand Ministère de l’Égalité territoriale doit être créé. Il aura en charge l’aménagement du territoire et des services publics avec pour mission de lutter contre la discrimination territoriale. Je veux que chacun ait un égal accès à la santé, aux transports ou à l’éducation. Parce que je ne veux pas que l’endroit où l’on naît, ou l’endroit où l’on réside, détermine sa destinée sociale. Les habitants des banlieues ou les habitants des zones rurales ont le droit d’être traités dignement.
Je défends un « bouclier services publics ». Partout, l’accès au service public est difficile. Nous devons assurer que chaque Français-e puisse avoir un bouquet de services publics essentiels à proximité de son lieu de vie.
Je souhaite également mettre en place un Pacte pour la justice environnementale. Aujourd’hui les victimes des injustices sociales sont aussi les premières victimes des inégalités environnementales.
Qui habite à proximité des usines SEVESO ?
Qui a construit sur des terrains pollués parce qu’ils étaient moins chers ? Qui doit acheter de la viande pleine de produits toxiques ?
Qui doit éteindre son chauffage même quand il fait froid parce que le lobby nucléaire a équipé la France de convecteurs électriques d’une totale inefficacité ?
L’écologie est à mes yeux nécessairement un projet de justice qui bénéficie le plus à ceux qui ont le moins. Cela est vrai en France mais aussi bien sûr à l’échelle de la planète. Ce qui est bon pour la planète est bon pour les hommes et les femmes qui l’habitent. C’est pour cela que je mettrai en place un plan de lutte contre la précarité énergétique, que je déploierai l’alimentation bio dans les cantines scolaires. Ces propositions ne sont pas des vœux pieux. Je les ai chiffrées, je sais comment les financer, vous pouvez me faire confiance pour les réaliser.
Puisque nous parlons de l’école, je voudrais dire un mot sur les options de l’actuel Président en la matière. Avoir cassé l’école dans les cinq dernières années ne lui suffit pas. Ses nouvelles propositions vont accentuer les inégalités à l’école au lieu de les réduire.
Quand il parle d’autonomie des établissements, il défend en fait le libéralisme scolaire avec une compétition acharnée entre établissements. Sa vision, c’est la lutte de tous contre chacun. L’égalité n’y a pas sa place, ni comme postulat, ni comme horizon. Or l’éducation sans égalité, c’est la reproduction sans fin de la domination.
Et si plutôt que de fragmenter et diviser, nous remettions l’école au centre du combat pour l’égalité ? En disant que ce n’est pas l’égalité qui a failli, mais la République qui a oublié de puiser à sa source. Plutôt que défaire le collège unique, créons une école fondamentale, faisant que dès le plus jeune âge, nous aurons accès aux mêmes savoirs et aux mêmes contenus. Et réunissons dès le début du quinquennat des États généraux de l’Education, avec toujours la même obsession : lorsque l’égalité faillit, ce n’est pas le renoncement qui doit lui succéder, mais l’obligation de l’accomplir.
Dans cet esprit, je veux préciser ce que j’ai pu dire sur les grandes écoles. Ce que je veux supprimer, c’est un système élitaire qui sous couvert de faire émerger une élite pour la nation, gaspille les talents en condamnant dès le plus jeune âge des enfants.
Un système a deux vitesses, selon que l’on soit bien né ou pas. Un système où les codes non écrits ont toujours plus de poids que les lois établies.
Pour changer cela, il faut des mesures radicales. Je plaide par exemple pour rétablir une nouvelle carte scolaire ayant pour but de combattre l’apartheid scolaire en mélangeant les enfants issus de quartiers différents au sein d’un même établissement.
Ces injustices qu’elles soient de territoire, liées à l’environnement ou à l’école, frappent chacune et chacun. Mais il y en a des plus insidieuses, qui sourdement, trient entre les citoyens. La République du bien commun, c’est celle de la même loi pour tous et toutes, et son application.
La première des injustices, c’est celle qui touche la majorité de la population. Les femmes. J’ai bien souvent pu l’expérimenter dans ma vie. Quelque soit le chemin que l’on parcourt, le talent que l’on déploie, la société n’hésite pourtant jamais à nous le rappeler : nous ne sommes que des femmes.
Notre pays ne peut plus supporter que sur son territoire une femme touche un salaire nettement inférieur à un homme. Depuis des années, les lois existent pour garantir que pour le même travail un homme et une femme touchent le même salaire. Pour autant, les écarts de salaire demeurent. Les années qui viennent doivent être la fin de l’inégalité salariale. Proposons alors une mesure simple : pas un euro d’argent public ne peut aller à une quelconque entreprise, quelque soit sa taille, son but ou son utilité sociale, qui pratiquerait une inégalité de salaire entre les femmes et les hommes.
En France, il est toujours impossible selon son orientation sexuelle de se marier ou d’adopter des enfants.
La République du bien commun, c’est celle de la même loi pour toutes et tous, c’est celle qui ne demande pas quel est le sexe de la personne qu’on souhaite épouser pour vous accorder le droit de le faire ou non, puisque peu lui importe qu’un homme aime un homme ou qu’une femme aime une femme. Le mariage pour tous et toutes est un droit qu’on ne devrait pas pouvoir refuser. Et permettez-moi de rendre ici un hommage appuyé à Noël Mamère, qui n’a rien cédé pour faire de ce rêve inaccompli à ce jour une réalité.
Ce sont ces différences et ce mépris qui chaque jour mettent à mal notre idéal d’égalité. Un idéal mis à mal aussi par les traitements différents, reçus en fonction de l’origine et de la couleur de la peau. La République du bien commun n’accepte pas les contrôles au faciès et s’organise pour que les contrôles d’identité nécessaires se déroulent de la manière la plus respectueuse possible, par exemple en munissant les agents d’un carnet à souche, afin que chaque contrôle soit dûment justifié et notifié.
Ma République, c’est celle qui permet un plein et entier exercice de la citoyenneté. Celle qui ne tolère pas que les enfants handicapés soient trop souvent tenus à l’écart du système éducatif et se bat pour garantir l’effectivité de leur droit d’accès à l’éducation et à l’insertion professionnelle.
Il en a fallu des années pour donner du sens à cette longue marche qu’est l’égalité. Je pense à celles et ceux qui ne nous entendent pas : aux sourds et aux sourdes. Pendant très longtemps, leur langue, ici utilisée, n’a pas été reconnue. Il aura fallu attendre 2005 pour que celle-ci trouve enfin toute sa place. C’était bien tard.
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La République du bien commun, c’est aussi une République de la reconnaissance. La reconnaissance, c’est admettre que la France est riche de ses différences et peut dans son rêve et sa promesse d’égalité rassembler chacune et chacun.
Je propose que la République s’assure que chaque religion bénéficie d’un égal traitement dans l’espace public. Il y a quelques années, la commission Stasi sur la laïcité proposait qu’un jour férié soit réservé aux autres cultes que le culte catholique. Je reprends cette proposition qui faisait consensus il y a quelques années à mon compte : je veux que les juifs et les musulmans puissent célébrer Kippour et l’Aïd-el-Kebir lors d’un jour férié. Si tel est le cas, l’égalité et la laïcité auront avancé dans notre pays.
De la même manière, depuis plusieurs années notre pays est traversé d’un profond débat sur la mesure de la discrimination. Alors permettez-moi de ne pas avoir de religion, mais une simple conviction. On ne pourra pas combattre une injustice en détournant les yeux.
Ne figeons pas les Français dans des niches ou des catégories, mais permettons à chacune et à chacun sur la base de la déclaration volontaire de dire son vécu et ainsi ensemble d’en mesurer l’injustice. Ces statistiques de la discrimination ne sont pas en elles-mêmes un remède mais pourraient représenter un instrument utile pour permettre demain un même accès à l’emploi, à la santé, au logement, voire aux responsabilités politiques.
Je souhaite ouvrir un débat dans la société française. Faisons preuve d’ouverture citoyenne et participative en posant les bonnes questions : comment mesurer sans stigmatiser ? Peut-on mesurer sans se doter d’arrières pensées ? Ma conviction est simple, ça n’est jamais en fermant les yeux que la République a émancipé, mais toujours en se confrontant à toutes les inégalités.
Dans cette élection présidentielle, je veux représenter la France qui n’est pas bien née ou qui n’a pas toujours été favorisée. Celle qui parfois doute que son pays ressemble encore au rêve qu’il a promis, qu’il ait encore le sens et l’audace de ses valeurs.
Disons-le tout de suite, cette France n’est pas celle de Marine Le Pen à qui ma tête, mon accent, mon parcours ne reviennent pas. Qu’elle se rassure, je ne cherche pas à lui plaire. Je la combats sans relâche, car elle propage une culture de haine appuyée sur une posture de mensonge. Son projet porte en lui-même la fin de la France, la fin de ma France, la fin de notre France.
Sa France ce n’est pas la France, c’est la France défigurée par la haine de l’autre, la France amoindrie par le manque d’ambition universelle, la France amputée par le repli national. Si je reprends à mon compte avec fierté le bleu, le blanc et le rouge de notre drapeau c’est que nous les tenons de la Révolution française. Ce drapeau n’appartient pas à ceux qui le souillent de leur haine de l’autre mais à ceux qui défendent chaque jour l’égalité.
Combattre le front national, c’est aussi avoir le courage de proposer des idées nouvelles qui assument l’identité cosmopolite de notre vieille nation. La France est terre de mélanges. C’est son histoire et c’est son avenir. Et à cela, nous ne renoncerons jamais, au nom de l’égalité et au nom de la France qui est sa patrie. J’ai besoin de vous.
Vous l’aurez compris, je veux que le bleu, le blanc et le rouge de la République embrassent le vert de l’espoir.
C’est vous qui écrivez l’histoire de France. Peu importe la couleur de votre peau, ce pays est le vôtre. Vous pouvez la choisir. Ne laissez personne décider de votre histoire à votre place.
Vous, aux accents aussi divers et chantants que les notes d’une même partition, vous êtes la France, la France d’aujourd’hui et de toujours.
Alors le 22 avril, au moment de rentrer dans l’isoloir, demandez-vous ce que vous pouvez faire pour votre pays, demandez-vous ce que vous voulez faire de votre pays.
Et votez juste ! Votez juste pour l’écologie, votez juste pour l’égalité, votez juste pour la France.
Photo : Xavier Cantat