Alain Lipietz : L’AVENIR DE L’ÉCOLOGIE POLITIQUE
L’AVENIR DE L’ÉCOLOGIE POLITIQUE
Sous .PDF : L_avenir_de_l_e_cologie_politique
Intervention introductive aux 20e Rencontres écologiques d’étéorganisées par Etopia à Massembre (Belgique)
29 aout 2012
Philippe Lamberts, président du Parti Vert Européen, présente d'Alain Lipietz :
Alain est comme moi un ingénieur, quelqu'un qui sort de Polytechnique, on pourrait dire
spontanément que c'est quelqu'un qui fait partie de cette technostructure française et
qui rejoindrait les élites à qui un avenir doré est garanti, quoiqu'il arrive, sous les ors de
la République. Eh bien, visiblement, ce n'est pas l'itinéraire que tu as choisi, Alain,
puisque dès 1968 tu t'es engagé politiquement et pas vraiment dans le parti de gauche
dominant de l'époque, communiste, puisqu'on te retrouve dans un groupuscule bien à
gauche, contestant déjà à ce moment là les inepties du système de développement qui
était le système productiviste-consumériste qu'on connaissait à l'époque.
Ce qui est frappant, c'est qu’alors que tu as commencé ton engagement politique en 68,
la flamme est toujours là ! Pour moi, fraichement élu, c'est une source
d'encouragement, d'inspiration à aller toujours plus loin et plus fort, de voir quelqu'un
comme toi qui n'a pas perdu "le feu sacré".
Alain est aussi un économiste, c'est un de ceux qui ont vraiment pavé le chemin de la
crédibilité aux propositions vertes, sur toutes les questions économiques et financières.
Elles sont importantes si l’on veut gagner la possibilité de gouverner, et gagner la
crédibilité qu'il faut, pas pour jouer en division 2, mais en division 1. Et Alain est, avec
toute sa rigueur intellectuelle, quelqu'un qui a vraiment permis aux Verts d'avoir une
voix audible, crédible, tout en prêchant vraiment un changement complet et radical de
système, et là aussi c'est une fierté pour moi, et un regret d'avoir pu succéder à Alain
en Commission économique et monétaire au Parlement européen, car j'aurais bien voulu
siéger sur les mêmes bancs que toi. C'est dommage que nous n'ayons pas eu cette
occasion là !
Dernier élément — je dirais presque que c'est un élément de jalousie— en réalité je me
disais que ça serait bien que j'écrive un bouquin sur : « Quelles sont les solutions
économiques et financières auxquelles on est confrontées aujourd’hui ? Comment on
articule le désamorçage de ces deux bombes, celle des inégalités et celle des limites
physiques de la planète ? » Puis, bon, je suis tombé pas tout à fait par hasard sur le
Green Deal et je me suis dit : ce livre est déjà écrit, c'est génial !
Ce n'est pas un livre qui fait le constat, parce que le constat de tout ce qui ne va pas, je
l'ai lu, relu, entendu, réentendu et encore, merci. On sait bien qu'on est engagé dans
une voie sans issue. La question c'est : comment on en sort ? Et c'est là, la force de ton
bouquin, c'est qu'à la fois tu as la pédagogie de la transformation nécessaire (et il est
orienté « solutions », ce n'est pas un bouquin qui écrit : « c'est foutu, ça ne va pas
aller »), et c'est un outil à mettre en toutes les mains, et pas juste les mains des
mandataires écologistes : c'est un ouvrage citoyen.
Je veux l'entendre de vive voix, puisque j'ai eu l'occasion de le lire...
Alain Lipietz : Merci, cher Philippe !!
Chères amies et chers amis, si vous êtes ici ce soir, c'est que probablement vous êtes un
peu partagé entre l'espérance de voir enfin l'écologie politique faire triompher ses
positions, ses propositions, et la crainte de constater que l'écologie, n'est-ce pas, c’est
quelque chose qui passe après le reste, c'est à dire : après le social, dans une période de
crise.
En 2009, six mois après "l'ouverture officielle de la crise", on a, en Belgique comme en
France, obtenu de très beaux succès. Les Français ont eu moins de succès aux
législatives et présidentielles 2012, ce qui peut-être est dû à leurs propres erreurs et
faiblesses. Mais aussi au fait que, par rapport aux espérances que nous avions en 2008
(alors, même l'ONU, même Obama, même de temps en temps Sarkozy, disaient qu’il
faut en finir avec la finance folle, le libéralisme, il faut une économie et une relance
verte...), on a vu qu'à la conférence de Copenhague ce n'est pas du tout ce qui s'est
passé. À la conférence de Cancun, l'idée que l'humanité pourrait river son clou à la
dérive de l'effet de serre a pris du plomb dans l'aile, et on a vu à la conférence de
Durban que c'était râpé : peut-être la prochaine décennie pourrait s'occuper un peu de
l'écologie…
Aujourd'hui, je suis là pour vous dire qu'il n'y a pas d'autre issue humaine à la crise, que
celle que proposent les écologistes. Nous sommes exactement l'équivalent des
rooseveltiens, des réformateurs des années 1930 et 40, et immédiatement après la
deuxième guerre mondiale : ceux qui ont engagé la France, la Belgique, l'Italie et même
l'Allemagne, après les Etats-Unis et l'Angleterre, dans la voie d'un grand compromis
social, qui a permis de sortir de la crise des années Trente, après les horreurs de la
deuxième guerre mondiale.
Ce qu'il faut dire aussi : ce n'est pas parce que des solutions sont bonnes pour résoudre
une crise qu’elles qui vont facilement l'emporter. On peut avoir raison, on peut apporter
des solutions qui sont presque beurrées de tous les côtés à la fois (« c'est mieux pour
l'environnement, pour la santé, pour le bien-être, pour le pouvoir d'achat, pour
l'emploi... ») et pourtant, ce ne sont pas ces solutions qui gagnent. C'est ce que nous ont
montré les années trente : en 1939, les fascistes ou les staliniens avaient gagné sur la
quasi totalité de l'Europe continentale. Après, il a fallu la guerre pour imposer d'autres
solutions. J'achèverais donc en donnant quelques éléments de pédagogie politique.
Il faut d’abord dire 2 mots de cette crise.
Cette crise a commencé officiellement en 2008 (même si nous, du Parlement Européen,
on voyait bien son développement dès la fin de l'année 2006, et surtout à l'été 2007, où
la crise était en fait déjà ouverte). Elle est une des plus graves des crises capitalistes
qu'on ait connue. C'est une crise de la taille de la grande crise qui a mis fin au Moyen
âge, avec la Grande Peste et la « fluctuation biséculaire » de 1346 jusqu'au 16ème
siècle. Elle est plus importante que celle de 1930, même si, pour un économiste, elle lui
ressemble assez largement.
Pourquoi lui ressemble-t-elle ? Parce que, comme dans les années 30, c'est une crise du
libéralisme. Mais, grosse différence, c'est aussi une crise du « libéral productivisme ».
Qu'est ce que c'est le libéralisme d’aujourd’hui ? C’est un modèle dans lequel les lois et
les conventions collectives qui permettaient de limiter le creusement des inégalités
entre les riches et les pauvres ou entre les salariés et ceux qui profitent de leur travail,
ces lois, mises en place essentiellement entre 1936 et 1945, ont été révoquées,
essentiellement dans les années 80. On est revenu à ce qu'était la situation normale des
années 1920, c'est à dire que les grandes entreprises peuvent faire travailler les salariés
à peu près comme elles veulent, en les payant, pour certains selon les conventions
collectives, mais, pour une fraction de plus en plus importante du salariat en dehors de
toute convention collective, et surtout en se déplaçant vers des pays où il n'y a jamais
eu de conventions collectives. Les années 80/90/2000 sont les années de la plus vaste
expansion capitaliste de l'histoire, avec une énorme création d'emplois… mais ils se
créent en Chine, en Inde, au Vietnam, en Malaisie... dans des pays où les lois sociales
sont extrêmement sous-développées.
Au coeur de cette crise-ci, due à l'excès d'inégalités, les pauvres ne peuvent plus
racheter ce qu'on leur fait produire, les riches ne savent plus quoi faire de leur argent :
aujourd'hui, les banques prêtent à taux d'intérêt réels négatifs à des Etats (comme la
France) qui sont pourtant eux-mêmes très endettés, car elles ne savent plus quoi faire
de leur argent. On est vraiment dans une situation de crise : non seulement ceux d'en
bas ne veulent plus vivre comme avant, mais même ceux d'en-haut ne savent plus
commander comme avant !
La réponse qu'avaient donnée les réformateurs des années 1930/40, et qui a permis les
Trente glorieuses années de l'après-guerre ? On va faire des lois, qui vont obliger les
entreprises à payer correctement les salariés. Ainsi, au fur et à mesure que la
productivité augmentera, les salariés gagneront de plus en plus d'argent, grâce à des
institutions comme les conventions collectives, l'Etat-providence, pour redistribuer les
gains de productivité, de façon à ce que les salariés deviennent de bons consommateurs,
puissent s'endetter eux-mêmes pour acheter des voitures, acheter leur logement…
Cette solution pourrait-elle s'appliquer à la crise actuelle ? Il est bien évident qu'il faut
diminuer les inégalités pour sortir de la crise actuelle. Mais l'idée que l'on pourrait, en
généralisant le New Deal de Roosevelt (ou la social-démocratie d’Attlee en Angleterre
ou la démocratie chrétienne d'Adenauer, etc.), en l'appliquant à la Chine d’aujourd'hui,
est impraticable. Et c'est pour ça que vous venez à ces journées d'été écologistes et pas
sociale-démocrates !
On plaisantait, en 1992 à la Conférence de Rio : « Quelle serait la plus grande
catastrophe écologique qui pourrait arriver sur la planète ? Que tous les Chinois achètent
une mobylette. » On y est largement, et maintenant ils ont des grosses voitures. On est
dans une situation où l’on se heurte à l'impossibilité de poursuivre les solutions de type
rooseveltiennes (ce que nous, les économistes, appelons « fordiennes », du nom d’Henry
Ford qui disait que, pour sortir de la crise, il n'y a qu'à donner plus de salaire aux
ouvriers, comme ça ils achèteront des voitures Ford). On ne peut pas faire ça, car si tout
le monde se met à consommer ainsi, la planète explose. Déjà, nous (le Nord-Ouest du
monde) mangeons le capital naturel à la disposition de l'humanité, largement dilapidé.
Alors, si toute la planète s'engage dans le modèle de développement qui s'était mis en
place après la deuxième guerre mondiale, il adviendra exactement ce qu’avait dit
Gandhi en 1945 : «Si la Chine et l'Inde s'engagent vers le même modèle de
développement que la Grande-Bretagne, ils dévoreront la planète en quelques années
comme une nuée de sauterelles. » Eh bien voilà ! La nuée de sauterelles est là ! Nous
avons été le premier détachement de la nuée de sauterelles, et maintenant ça se
mondialise, et la planète va finir d'être dévoré en quelques années.
Une solution purement sociale-démocrate de repartage des revenus ne marche pas, si l’on
ne change pas aussi le modèle de consommation et le modèle de production. On doit
redistribuer les revenus, mais pour autre chose qu'acheter des marchandises telles que
voitures ou même ordinateurs. Pourquoi ? Parce qu'on a en plus affaire à une double crise
écologique. La crise actuelle ressemble non seulement à une crise du type 1930, mais
aussi à la grande crise du 14ème siècle : la Grande peste.
Qu'est ce qui se passe ? Il y a, en plus de la crise du libéralisme, deux crises
écologiques, diaboliquement entrecroisées.
D’abord, une crise alimentaire et sanitaire : le modèle de développement que nous
avons connu sous le fordisme, de 1945 à 1980, ou sous le libéral productivisme, de 1980 à
aujourd'hui, a toujours été un modèle d'industrialisation rapide de l'agriculture, de
suppression des agricultures locales et traditionnelles, et d'organisation d'une division du
travail agricol à l'échelle mondiale. Si vous prenez l'ensemble de la chaîne alimentaire,
c'est 50 % de la production de gaz à effet de serre mondial : entre le défrichement, la
production d'engrais azoté artificiel, son transport, l'agriculture elle-même, complètement
mécanisée, l’élevage, puis le transport des aliments jusqu'au supermarché, puis le
transport des clients au supermarché et retour, l'élimination des déchets... Tout cela est
formidablement producteur de gaz à effet de serre. Cette spécialisation agricole, basée
sur l'élimination des agricultures locales, produit évidemment une situation dans laquelle
la nourriture même du paysan africain va dépendre des cours sur le marché mondial. Or
ceux-ci vont exploser, à partir de 2006/2007, sous la pression de plusieurs facteurs.
D'abord le modèle libéral lui-même. Le fait qu'il y ait de plus en plus de riches et de
pauvres entraine qu'il y a de plus en plus de gens sur terre qui mangent « richement »,
comme on disait autrefois, c'est à dire de la viande. Or, pour produire des protéines sous
forme de viande, il faut 10 fois plus d'espace que sous forme végétale. Les plats régionaux
de mon enfance étaient des plats à base de protéines végétales avec un peu de viande
autour. J'ai connu dans les années 60 l'arrivée du beefsteak obligatoire midi et soir et ça,
c'est une extension considérable de la surface nécessaire. Aujourd'hui, l'Inde, la Chine, la
Malaisie etc. connaissent la même évolution, pour une partie minoritaire de leur
population. Mais c'est une énorme population ! 10% des Chinois, ça fait 130 millions
d'habitants (1/4 de l'Union Européenne) ! Et cette irruption d'une demande pour les biens
de type occidentaux s'est produite en 30 ans (entre 1980 et aujourd’hui). Cette première
évolution se superpose à une croissance démographique, qui est en train de décélérer très
fortement, certes, mais qui continue quand même à très grande vitesse. Nous sommes
désormais 7 milliards, et dans les 30 ans à venir on peut compter 3 milliards de plus, on se
stabilisera autour des 10 milliards dans le courant de ce siècle. Seulement, ce n'est pas
tellement la croissance de la population qui compte, c'est que l'espace (l’empreinte)
demandée pour la nourrir augmente vertigineusement plus vite.
Ensuite d’autres facteurs, tels que l’urbanisation qui supprime les meilleures terres, et
surtout les accidents climatiques et la croissance des agrocraburants, qui sont des
conséquences de l’autre crise, la crise énergie-climat.
Cette autre crise, la crise énergie/climat, résulte elle-même principalement du modèle
alimentaire (50% de la croissance de l'effet de serre), mais aussi du modèle de transports
etc. Ses effets commencent à se déployer : canicules, sécheresses, tempêtes… Vous
avez connu l’incendie de l'Australie, qui a déclenché la crise des subprimes aux Etats-
Unis. Quand le prix des aliments s'est envolé en 2007, et aussi le prix de l’énergie, les
ménages endettés américains pauvres n'ont pas pu rembourser leurs logements,
provoquant l'effondrement des banques qui, leur avaient prêté de l'argent. Même chose
en 2010, avec la sécheresse en Russie/Ukraine, et 2 ans après, même chose avec la
sécheresse en Amérique du Nord : cela devient un phénomène récurrent, et les stocks
d'alimentation se réduisent.
Mais la façon même dont nous luttons contre le productivisme est actuellement
productiviste ! Quand on dit "Face à l'épuisement des ressources en énergie, face aux
risques et aux pollutions provoqués par notre modèle énergétique, il faut utiliser la
biomasse afin d'en faire des carburants », cela va bien tant qu’il s'agit de chutes
agricoles et ordures ménagères… Mais remplacer des cultures à destination des humains
par des cultures à destinations des voitures, là, ça ne va plus du tout ! Les
agrocarburants sont en eux-mêmes un des facteurs de la crise alimentaire.
Ça, c'est l'analyse économique de la crise alimentaire mondiale. Mais la façon dont elle
est vécue, elle, est fortement différenciée. Pour le Sud, c'est les émeutes de la faim,
plus positivement ce sont les révolutions arabes... Pour le Nord, c'est plutôt la
malbouffe : quand vous êtes un salarié mal payé du Nord, que ce soit en Belgique ou en
France, quand le prix des aliments augmente, vous allez dans les supermarchés trouver
des aliments moins chers à l'étagère en dessous. On s'oriente, devant la cherté de la
bouffe, vers une bouffe de plus en plus mauvaise qualité. D’où la croissance de toutes
les maladies liées à la nourriture elle-même, l'obésité, les maladies cardio-vasculaires,
le diabète... que l'on voit exploser dans les couches les plus pauvres de la population,
avec leurs effets sanitaires immédiats. Que ce soit en Grande-Bretagne depuis Tchatcher
ou en Allemagne depuis les dernières réformes Schröder, les 20% les plus pauvres de la
population ont d'ores et déjà vu leur espérance de vie diminuer. Nous avons une crise
sanitaire. Pas une « crise de la faim », mais une crise de la malbouffe avec des effets
morbides et mortifères.
La deuxième crise écologique, indépendante de la première mais fortement couplée,
on vient de la voir, c'est la crise énergie/climat. Elle est liée à la voiture, à notre
consommation effarante d'éclairage inutile dans nos villes, etc. Nous avons organisé
notre urbanisme dans l'idée que l'énergie ne coûtait rien, que si une énergie commençait
à s'épuiser il y en aurait toujours une autre à la place, notamment le nucléaire. Nous
sommes maintenant coincés dans un triangle des risques énergétiques.
La plus vieille des sources d'énergie, c'est à dire la combustion des végétaux comme le
bois (depuis la domestication du feu par l'homo erectus il y 700 000 ans) reste quand
même notre source d'énergie numéro 1. Le bois, on peut l'appeler « agrocarburant »
aujourd'hui car effectivement les techniques sont tout à fait nouvelles, mais aujourd’hui
comme hier, les agrocarburants sont en concurrence avec l’alimentaire : c’est le très
vieux problème du défrichement, surtout si on donne en plus trop de place au bétail par
rapport aux protéines végétales. C'est le premier sommet du triangle.
Deuxième sommet : si vous vous tournez vers les énergies fossiles. Elles sont tout
d'abord épuisables, mais quand on voit ce qu'elles provoquent : l'effet de serre, on
souhaite qu'elles s'épuisent le plus vite possible et qu'on en finisse ! On en arrive à
regretter qu'on trouve du gaz de schiste au coeur des roches pour remplacer le pétrole
qu'on n’a plus…
Troisième sommet du triangle des risques énergétiques : le nucléaire. Nous avons reçu la
piqure de rappel de Fukushima : non seulement le nucléaire civil prolifère vers le
nucléaire militaire, du côté de l'Iran ou de la Corée, mais on ne sait pas quoi faire des
déchets, et en plus ça explose, comme nous le rappelle Fukushima, après Tchernobyl et
d'autres accidents passés. Si l’on fait le calcul de la probabilité, pour un pays comme la
France (puisque nous sommes juste à côté de la centrale de Chooz), notre risque d'un
accident de niveau Tchernobyl ou Fukushima est d'une chance sur 6 tous les 10 ans. C'est
quand même un risque tout à fait sérieux !
Résumons. La combinaison de ces trois crises, celle du libéralisme, la crise
alimentation/santé, et la crise énergie/climat, ne laisse aucune place à une sortie de
type rooseveltien classique (c'est à dire : on donne de l'argent aux salariés pour qu'ils
achètent des voitures, et comme ça on aura le plein emploi), comme a pu connaître l’
Europe de 1945 à 1975. Nous devons faire un repartage de la richesse mondiale, pas
seulement en Belgique ou dans l'Union Européenne, mais à l'échelle de la planète, ET
cette richesse mondiale ne doit plus être appliquée aux mêmes productions ni aux
mêmes consommations. Et c'est là que l'écologie politique apparaît comme LA solution
du 21ème siècle.
Car les solutions qu’apporte l’écologie politique sont comme une tartine beurrée de tous
les côtés à la fois. Si vous vous contentez de sonner le tocsin (« Il n'y a plus de pétrole...
et il en reste encore trop, ça fait de l’effet de serre... et le nucléaire, c'est
dangereux... ») vous faites passer l’idée : « L'écologie, c'est ceux qui annoncent les
mauvaises nouvelles. » Eh bien non. Il y a tel et tel problème à résoudre ? Nous avons
des solutions.
On n’est pas écologiste quand on fait de la dénonciation. La dénonciation, les savants et
les assureurs l'ont déjà faite. Les compagnies de réassurance, celles qui assurent les
assureurs, c'était mes meilleurs partenaires quand j'étais au Parlement Européen, à la
Commission économique et monétaire. Ils me disaient : « Nous savons très bien que nous
pouvons pas couvrir un accident nucléaire, et qu'il va y en avoir », « Nous savons très
bien que nous ne pouvons pas couvrir les accidents liés à l'effet de serre », « Nous savons
très bien que d'ici quelques années que le Gaucho (un insecticide qui tue les abeilles) va
être interdit, mais nous ne pouvons pas assurer de remettre la population d’abeilles
dans l'état antérieur », etc.
Les financiers connaissent ce que nous dénonçons. Nous ne commençons à être des
écologistes politiques que lorsque nous apportons des solutions.
Ces solutions sont à la fois des solutions à la crise alimentaire, à la crise énergie/climat,
à la crise des finances publiques, à la pauvreté et à la crise de l'emploi. Pourquoi ? Parce
que, tout simplement, la réponse aux crises écologiques exige des comportements, des
modèles de consommation, qui supposent un autre modèle de production, d'autres
habitudes de consommation… lesquels, curieusement, demandent beaucoup plus
d'activités. La décroissance de l'empreinte écologique, la décroissance de la pollution,
demandent plus d'activité humaine que la poursuite du modèle actuel. C'est quelque
chose que souvent les gens, même les écologistes qui parlent de « décroissance », ne
perçoivent pas bien.
On est pour la croissance de ce que l'on aime : le temps libre, les plaisirs, l'amitié,
l'amour… et ça demande que beaucoup plus de gens soient en activité. Remplacer une
centrale nucléaire comme celle de Chooz par des maisons bioclimatiques, construites en
paille compressée ou en bois, poser des plaques solaires ou des capteurs thermiques sur
les toits, fabriquer des éoliennes, remplacer les autoroutes avec leurs voitures par des
rails avec leurs trains et leurs tramways, par des autobus en site propres qui eux-mêmes
utiliseront le gaz de fermentation des ordures ménagères, au lieu de le laisser s'évaporer
comme le gaz à effet de serre qu'il est, réduire son temps de travail et renoncer au
travail gratuit des femmes : tout cela demande une création énorme de nouveaux
emplois.
Pascal Canfin, qui a été député européen vert français et vient d'être nommé ministre,
avait rassemblé différentes estimations de la Commission Européenne et de la
Confédération des syndicats européens, pour réduire de 30% les gaz à effet de serre d'ici
2020 (par rapport à 1990). Tout cela créerait 11 millions d'emplois de plus, pour l'Union
Européenne, à l'horizon 2020, que la poursuite de l’actuel modèle. Le plus intéressant
est de regarder le détail : ce que cela implique, par exemple, pour les transports. Ça
détruit 4 millions et demi d'emplois dans la production de véhicules individuels à
l'échelle de l'Europe, ça en crée 8 millions dans les transports en commun... Soit un
solde de 3 millions et demi d'emplois. Autrement dit, changer de mode de transport (des
transports individuels aux transports en commun) pour réduire l’empreinte écologique
demande plus de travail. Parce que les tramways, c'est plus compliqué à construire
qu'une voiture, parce qu'il faut un site propre et c'est plus compliqué à construire qu'une
simple route, parce qu'après il faut conduire le tramway (ou le bus, ou le train), alors
que quand vous allez en voiture au boulot vous conduisez vous-même... Donc c'est
beaucoup plus créateur d'emplois !
Même chose du côté de l'agriculture : on évalue à 40% d’emplois en plus le retour à
l'agriculture biologique (je dis « retour », car dans ma jeunesse il n'y avait que de
l'agriculture bio !) Il faut reconnaître que ça représente une certaine réduction de la
productivité du travail humain apparente (c'est à dire : combien de quintaux de blé par
heure de travail paysan). Mais pas du tout une réduction du niveau de vie réel.
Évidemment, revenir au bio diminue les consommations intermédiaires (engrais, etc),
mais aussi les consommations médicamenteuses... Mieux vaut avoir plus d'agriculteurs
que de dépenses pour réparer les dégâts de la malbouffe : ça, c'est de la
« décroissance », mais de la vraie !
On pourrait multiplier les exemples branche par branche. Les économistes
disent : « C'est évident, c'est la fonction de Cobb-Douglas ! Plus une branche est
intensive en travail, plus elle peut être économe en intrants (l'énergie, les matières
premières). Et en revanche les techniques économes en travail demandent plus d'énergie
venue de l'extérieur, c'est la substitution capital/travail, très connue, personne ne
conteste ça ! » Mais il faut bien en voir la conséquence : si les efforts pour un
changement dans le modèle de développement sont énormes, les solutions écologistes
sont déjà beurrées des deux côtés de la tartine : plus d'écologie, c'est plus d'emplois.
Et la transition écologique fait aussi baisser les déficits publics. À fiscalité égale, plus
il y a d'activité, plus il y a d'impôt. Et l’un des plus gros problèmes de la crise, c'est la
crise des finances publiques. Largement héritée du libéralisme ! Quand vous supprimez
toutes les frontières, notamment pour le capital, mais sans créer une vraie Europe
fédérale, capable de dire « La fiscalité du capital sera la même dans tous les pays ; ce
n'est pas la peine de déménager d'un pays à un autre, ça sera pareil partout », alors
évidemment, la tentation pour une entreprise, dans une Europe de libre-échange mais
sans législation commune, est de se dire : « Je vais aller là où la fiscalité est la plus
favorable au capital. » Donc, chaque pays individuel va se dire, face aux entreprises qui
pensent cela « Eh bien moi je vais baisser mes impôts sur le capital, pour que les
entreprises ne fichent pas le camp. » C'est ce qu'on appelle un « dilemme du
prisonnier » : tous les Etats ont intérêt à capituler devant les firmes multinationales
plutôt que prendre le risque de voir le voisin capituler avant et capter les emplois.
Bien évidemment, si vous voulez aller contre ça, il n'y a qu'une seule solution : l'Europe
Fédérale, et puis, le plus vite possible, un monde fédéral, où un certain nombre de
domaines seront de compétences mondiales (ça commence à se faire dans le domaine de
l'environnement). Avec au moins, en Europe, une fiscalité minimale dans tous les pays.
Ce n'est pas une mesure radicale, ce n'est pas le communisme, c’est du niveau
« rooseveltien ». Mais ça ne suffit pas : vous avez besoin quand même d'avoir plus
d'activités marchandes soumis à l'impôt, pour faire marcher les services publics gratuits
tels que l'éducation, les hôpitaux... Plus vous avez d'activité humaine, mieux ça vaut
pour les finances publiques. On a calculé (avec un modèle macroéconomique assez
complexe) que le simple programme d'Eva Joly à la présidentielle française rétablissait
les 3% de déficit imposés par Maastricht, non pas en 2014 mais en 2015, sans programme
d'austérité, simplement avec la relance de l'activité tirée par la transition verte…
Mais alors… pourquoi les écologistes font-ils 2.5% à la présidentielle française ? Et
pourquoi Obama, qui avait un grand discours pour une sociale démocratie verte au
moment où il a été élu en 2008, pourquoi se fait-il ramasser à la première élection
législative par le Tea Party, pourquoi Brown, Zapatero... sont-ils renversés, non pas par
les écologistes, mais par des libéraux ?? J'arrive à l'aspect le plus pénible de mon
intervention.
Il ne suffit pas d'avoir raison pour gagner. Face à la crise des années 1930, il n'y avait
pas une seule solution, celle de Roosevelt (future solution qui ne s’imposera vraiment
qu’à sa réélection de novembre 36 et ne produira ses fruits que dans les années 40-
50). Il y en avait trois. Il y avait le fascisme, le stalinisme, et la social-démocratie.
Fascistes et stalinistes se sont entendus jusqu'à 1933 contre la social-démocratie, même
aux élections décisives de novembre 1932 en Allemagne, qui avaient vu la victoire
numérique des communistes et socio-démocrates ! Mais les communistes participaient
avec les fascistes à des grèves contre les gouvernements de Lander socio-démocrates,
tandis que Hitler, député du NSDAP, négociait avec les conservateurs l'alliance qui
permettra en janvier 1933 son arrivée au pouvoir.
À coup sûr, il y avait là de la bêtise de la part des forces de gauche. Mais pas seulement.
Dans une crise, les partis populistes apparaissent souvent plus « sexy » que les
progressistes ! Dans ce très beau film, Cabaret, des Berlinois du showbiz assistent à une
fête paysanne. Et ils voient un très joli jeune chanteur, qui chante une merveilleuse
chanson, se transformer petit à petit en militant nazi, et tous les paysans de prendre le
parti de ces chanteurs nazis qui chantent magnifiquement… Un ex-communiste allemand
a confirmé : « Quand j'ai vu que nos fêtes étaient ternes, à côté des fêtes des nazis, j'ai
compris qu'on avait perdu. »
Nous ne savons pas présenter le programme de l'écologie politique de façon
plaisante, drôle, imaginative, alors que c'est nous qui proposons la bonne bouffe, les
solutions conviviales, des logements mieux isolés, plus d'emplois, plus de pouvoir
d'achat, mais non pas en marchandises venues de Chine, mais en services locaux… Nous
regorgeons de solutions à la fois conviviales, plus utiles, plus marrantes finalement. Mais
nous ne savons pas en faire une fête. Ça, c'est un véritable problème.
D'autant que les autres, qui ne sont pas forcément des fascistes au sens des années 30,
savent qu'il y a d'autres façons de convaincre les gens de voter pour eux que simplement
leurs intérêts immédiats. Car il existe des « intérêts compensateurs » factices : le
nationalisme, le racisme. Dire « Tout votre malheur, c'est la faute des autres, des juifs,
des musulmans, des Rroms, des Chinois... », c'est beaucoup plus efficace et plus facile
que de dire : « Maintenant, il faut se serrer les coudes ensemble. » Parce que très vite
on a trop chaud. Se serrer les coudes face à l'effet de serre : on a chaud ! Dans les
tramways, tant qu'ils ne sont pas climatisés, on a chaud ! Alors on a envie de jeter les
autres par dessus bord.
Eux (de l’extrême droite) ont de l'avance sur nous, comme ils en avaient dans les années
30. Il est beaucoup plus facile de parier sur la haine des autres que de parier sur l'amour
des autres. Je crois que cette incapacité de mener de front le discours de la crédibilité,
de la tartine beurrée de tous les côtés à la fois (« L'écologie, c'est l'emploi, le pouvoir
d'achat, les finances publiques saines »), avec un aspect festif et des valeurs
mobilisatrices, capables de répondre à ces pseudo-valeurs que sont « le Peuple, le sang,
l’identité, l’ordre et l’autorité »... tout ce qui fonde le racisme, voila un de nos
principaux obstacles. Et il y en a d'autres. Je ne vais pas vous les rappeler : « Ils sont
puissants, ils ont la publicité, ils ont les médias... », vous le savez par coeur.
Si vous êtes ici, c'est que vous avez crevé les murs des médias, de la publicité... pour
arriver aux Journées d'été des écologistes belges. Bravo ! Vous n'êtes pas sensibles à la
publicité.... Mais ce n'est pas fini ! Dans notre coeur à nous, il y a aussi des obstacles.
Le premier, c'est le manque de confiance en nous. Philippe l'a dit : il faut jouer en
première division. Il ne faut plus dire aux industriels : « Écoutez, ça serait bien que vous
produisiez un petit peu plus d'éoliennes, quelque chose comme 8% » — et on aura peutêtre
droit à 8% d'éoliennes dans notre mix énergétique. Il faut leur dire carrément : « Le
système énergétique va s'effondrer. Et nous on a des solutions. Il y aura des
agrocarburants, pas ceux de maintenant, mais de troisième génération, il y aura de
l'éolien, du photovoltaïque... Et pour se débarrasser du nucléaire et du pétrole, voici les
premières étapes : vous pouvez commencer à investir là dedans. »
Si vous ne les convainquez pas sur votre résolution, « Vous pouvez commencer à investir
là dedans, parce que nous serons au pouvoir dans les mois et les années qui viennent »,
il n'y a aucune raison qu'ils vous soutiennent. Et moins ils vous soutiendront, moins vous
aurez la capacité de faire la démonstration que vos solutions sont des vraies solutions.
Roosevelt avait non seulement des syndicats, mais tout un secteur industriel avec lui,
ceux qui produisaient justement des voitures pour les classes populaires.
Manque de confiance en nous, « peur du père » (comme on dit en psychanalyse) : « Le
système est tout puissant, de toutes façons, il arrivera à nous avoir. » Mais aussi
« narcissisme blessé » : crainte de n’obtenir que de petites réformes, et pas le Grand
soir. « Ce que raconte Lipietz, c'est du réformisme tiède, un mou ! - Oh mon dieu, il n'a
pas parlé de décroissance ! Il n'a pas dit assez que tout va s'effondrer ! Il a même dit
qu'il y avait des solutions, quelle horreur ! » Je crois qu'il y a, même chez les
écologistes, des gens qui feront graver sur leur tombe : « Si quoi que ce soit a pu se
produire de mon vivant, qui ressemble de près ou de loin à ce que j'ai pu sembler
souhaiter, c'est que je me serai mal exprimé. » Une grande partie des militants
d'extrême gauche préfère ne rien obtenir du tout plutôt que de voir blesser leur
narcissisme : « J'ai milité toute ma vie pour obtenir ces miettes !? » Ça, c'est un très gros
défaut !
L'écologie politique ne pourra avancer et sauver la planète que si elle sait vaincre le
narcissisme blessé, accepter des réformes, accepter le pas-à-pas, mais en disant
« Attention ! Ce pas-à-pas va, de façon résolue vers cet objectif là-bas, car si nous
n’atteignons pas cet objectif, ce n'est pas seulement nous, mais toute l'humanité qui en
crèvera ! » Nous avons des solutions, mais il faut les poursuivre avec pédagogie, avec
humour et avec résolution.