« Le système éducatif français est à bout de souffle »
Friture, 21 janvier 2012 par Christian Bonrepaux
Grand entretien avec François Dubet
Mixité sociale en péril, égalité des chances devenue illusoire : le système éducatif français est malade. François Dubet, sociologue de l’éducation, identifie les causes de sa maladie et propose des remèdes. Un discours dérangeant qui met à mal quelques idées reçues.
- Voir aussi dans l’article un entretien vidéo réalisé par Médiapart
L’éducation nationale est aujourd’hui en crise. Elle semble bien loin de l’école voulue par Jules Ferry. A l’image de la société, mixité sociale et égalité des chances semblent en net recul.
François Dubet – Le constat est trop abrupt. Certaines zones urbaines se ghettoïsent avec des quartiers périphériques habités par les pauvres, les immigrés, les cas sociaux… Une infime minorité possède des revenus « obscènes ». A l’inverse, une autre est composée de SDF, d’exclus de la vie sociale et économique. C’est choquant et scandaleux. Mais on ne peut lire toute vie sociale à travers ce filtre. 95 % de la population ne relève d’aucune de ces catégories. Ceci posé, il existe à coup sûr une perception indignée de la situation scolaire. Ce grand projet républicain français d’une école qui serait le creuset où se mêlent toutes les catégories sociales a fonctionné en France plutôt moins bien qu’ailleurs dans les deux dernières décénnies. Il y a donc un très fort ressentiment face à un espoir déçu, une promesse non tenue.
D’où cette idéologie du « c’était mieux avant ». Certains vivent l’école de la IIIe République comme un paradis perdu.
F.D. – Nous nous inventons une légende. L’école de la République n’a jamais fait de la mixité sociale un but à atteindre. Elle fonctionnait sur des clivages sociaux brutaux : en 1950, il n’y avait que 6 % d’une classe d’âge qui obtenait le baccalauréat. Il ne s’agissait que de fils de familles bourgeoises et des héritiers(1). Il y avait bien quelques enfants du peuple qui avaient eu la chance d’être repérés par leurs instituteurs mais ils constituaient une infime minorité. L’ascenseur social existait mais très peu de personnes avaient l’occasion de le prendre. L’origine de cette légende, et la déception qu’elle engendre, vient d’une période exceptionnelle : entre 1950 et 1970, le système scolaire a connu une réelle ouverture engendrant la première massification ; parallèlement, l’économie a généré de nombreux emplois qualifiés. Que l’on ait ou non suivi des études brillantes, chacun trouvait sa place. Il n’y avait pas d’exclu. Cette période tout à fait atypique dans l’histoire de la société française est perçue aujourd’hui comme normale alors qu’elle fut une exception.
Mais il ne s’agit pas d’une simple affaire de perception et d’espoir déçu.
F.D. – Le constat est limpide : le système scolaire produit de l’exclusion et certains établissements, surtout des collèges, constituent de vrais lieux de relégation où les élèves n’ont aucune chance. Le problème c’est que l’on n’a pas su gérer le phénomène de massification. On a multiplié la construction d’établissements scolaires, on a accueilli de plus en plus d’élèves au collège, au lycée puis à l’université mais on a conservé le même système sélectif : le cursus scolaire est demeuré le lieu de sélection tel que l’avait voulu la méritocratie républicaine. On a créé des diplômes qui ne donnent accès à aucun emploi, ou à des emplois sous-qualifiés. Après la massification, les études ont cessé d’être synonymes de réussite sociale automatique. Les mâchoires du piège se sont refermées avec ce paradoxe que la massification qui aurait dû générer de la mixité sociale a déclenché le phénomène inverse. Le système français repose sur la notion d’égalité des chances : tout le monde a accès à l’enseignement. A chacun d’aller le plus loin et d’accéder à une position inégalitaire, avec légitimité puisque cela est dû à son seul mérite. Sauf que cela reste largement théorique : les familles des classes moyennes et supérieures ont depuis longtemps intégré les règles de fonctionnement de l’enseignement et en sont les grandes bénéficiaires alors que les nouveaux venus se sentent exclus et trompés.
Mais l’école a toujours joué ce rôle de sélection, voire d’écrémage.
F.D. – L’école actuelle n’a certes pas inventé la concurrence qui existait déjà sous la IIIe République mais, avec l’augmentation massive des effectifs, elle l’exacerbe. La France est une des rares pays au monde à noter les gamins dès l’école élémentaire. Conscients de cette concurrence, les parents qui le peuvent, mettent leurs enfants dans les établissements publics de meilleure réputation, ou, s’ils ne le peuvent pas, dans les établissements privés. Ils ne le font pas par refus de la mixité sociale mais pour donner les meilleures chances à leurs enfants. La conséquence, c’est que mécaniquement la mixité sociale diminue. On ne peut pas prétendre qu’en l’espèce l’école n’est que le miroir de notre société. Au risque de briser quelques idées reçues, la France est un des pays les moins inégalitaires du monde : elle se situe au niveau de l’Allemagne et juste derrière les pays scandinaves qui sont plus égalitaires que nous. A l’inverse, les sociétés anglo-saxonnes sont plus inégalitaires pour ne rien dire des pays pauvres et émergeants. Mais la particularité de la France, mise en lumière par les enquêtes internationales, c’est de sécréter davantage d’inégalités scolaires qu’il ne devrait y en avoir au vu des inégalités sociales. Une enquête réalisée à Bordeaux met en évidence que dans les quartiers à forte population immigrée, la proportion d’immigrés est plus forte dans l’établissement scolaire. A l’autre bout de la chaîne, les élites sociales et scolaires se concentrent les établissements réputés du centre-ville et le recrutement des élites est perçu comme de plus en plus fermé et de plus en plus injuste. Au bout du compte le système scolaire n’est pas forcément plus inégalitaire aujourd’hui qu’hier, mais il est perçu comme étant beaucoup injuste parce que chacun est obligé de jouer le jeu scolaire et parce que la promesse d’équité est sans cesse trahie.
Le système est bloqué. Comment en sortir ?
F.D. – Il faut changer la philosophie de l’enseignement qui repose sur la méritocratie républicaine et l’égalité des chances, l’une et l’autre étant excellentes en principes, mais aboutissant à ce qu’il y a moins d’élèves pauvres dans les grandes écoles françaises que dans les universités élitistes et payantes des Etats-Unis. Dire aux élèves : les portes de l’école vous sont ouvertes, vous êtes tous sur la même ligne de départ relève de la fiction. Certains perçoivent très bien qu’on leur demande de jouer à un jeu dont ils n’ont pas les atouts. Ils nous le font payer par leur agressivité : « je vais perdre et en plus on va m’accuser d’être responsable de mon échec ». Il est très significatif de constater que dans certains établissements, les premiers de la classe se font rejeter par leurs camarades. Il faut arrêter cette façon de penser qui veut que l’on se scandalise surtout parce qu’il n’y ait pas d’enfants d’ouvriers à Polytechnique ou dans les conseils d’administration des entreprises du CAC 40, arrêter de considérer que la priorité est de créer des filières spécifiques d’accès aux grandes écoles, initiatives louables mais qui concernent un nombre infime d’individus. La priorité doit être les 150 000 élèves qui quittent chaque année le cursus scolaire sans aucun diplôme ; et bien sûr, la majorité d’entre eux est issue de familles ouvrières. Mais certains mythes ont la vie dure et on refuse d’en examiner les conséquences. Par exemple, le principe de la gratuité des études est en soi excellent. Mais si on creuse un peu, on constate que les études les plus coûteuses les plus longues, et surtout les études dans les filières prestigieuses, accueillent en majorité les enfants de la bourgeoisie. Qu’en conclure, sinon que par le biais de l’impôt, les pauvres payent pour les riches ? Il faut sortir de ce système hypocrite de l’égalité des chances auquel j’oppose celui de l’égalité des places dans lequel l’établissement scolaire n’est plus un lieu de sélection et de hiérarchisation mais celui où tous les élèves acquièrent un certain volume de savoirs et connaissances nécessaires à la sortie du collège afin que la sélection des uns, qui est normale, ne se fasse pas aux dépends des autres.
C’est l’idée du socle commun de connaissances et de compétences, institué en 2006, à l’élaboration duquel vous avez pris une part active et qui a été violemment critiqué par une partie de la gauche et du monde enseignant.
F.D. – On a instruit un mauvais procès avec cette notion de compétence qui reposerait sur une conception utilitariste de l’école qui se vendrait au monde économique. On pourrait rappeler que le Plan Langevin-Wallon élaboré à la Libération proposait que les élèves viennent au collège se préparer à un métier. Sur les compétences proprement dites, il me paraît important qu’en anglais par exemple, tout élève soit capable, à sa sortie du système éducatif, de communiquer dans cette langue lire une notice en anglais, ce qui est loin d’être le cas actuellement. Libre à ceux qui le souhaitent de continuer et de s’intéresser à la culture et à la littérature anglo-saxonne. Dans la logique du socle, la notion de soutien scolaire s’inverse. Tous les élèves atteignent un certain niveau. Ceux qui aiment les mathématiques peuvent bénéficier de cours supplémentaire pour aller plus loin. Il ne s’agit nullement d’évaluer les compétences des mauvais élèves et les savoirs des bons élèves. Cela, c’est une application pervertie du socle. L’idée du socle commun c’est que tous les élèves sachent ce qu’ils doivent apprendre. Elle est indissociable de celle du collège unique.
La circulaire de rentrée 2011-2012 prévoyait une expérimentation de dérogation au collège unique et dans une déclaration récente, le président de la République a envisagé sa suppression.
F.D. – C’est logique. Ce système de l’égalité des chances et de la concurrence s’est violemment accru sous la présidence de Nicolas Sarkozy. Son programme scolaire est brutal, libéral : la ligne de départ est la même pour tous, les meilleurs réussiront. La fin du collège unique signifie que nous verrons les blancs d’un côté, les autres de l’autre, voire les filles d’un côté, puisqu’elles réussissent mieux que les garçons, et les garçons de l’autre. C’est insupportable. Mais, en fin stratège politique, il piège la gauche qui va se retrouver à défendre un système que les enquêtes internationales, les experts, les enseignants, les hauts fonctionnaires, reconnaissent comme bloqué. Il faudra à la gauche du courage politique pour mettre en œuvre une indispensable réforme. Le projet du parti socialiste n’est pas si mal. Il faut voir ce que va en retenir le candidat Hollande.
Quelles pourraient être les pistes de cette réforme ?
F.D. – Il faut clairement garder le collège unique : les pays qui s’en sortent le mieux en éducation sont ceux qui ont une école commune jusqu’à 16 ans, et pas ceux qui orientent trop tôt leurs élèves dans des filières spécifiques. Rapprocher l’école élémentaire du collège constitue un enjeu important. Il faut bien évidemment rétablir la formation des enseignants mise à mal avec la suppression des instituts de formation des maîtres, IUFM. Il faut aussi affirmer que le modèle du professeur titulaire spécialisé au collège dans une seule discipline ne peut être défendu. L’établissement scolaire doit se définir comme le lieu où une communauté d’adultes prend en charge une communauté d’élèves. Ce n’est pas le cas actuellement : les élèves sont trop souvent là pour apprendre et réciter. On ne peut pas non plus garder le baccalauréat en l’état. Il est fictivement le premier diplôme de l’enseignement supérieur. Dans les faits, il est un aussi certificat de fin d’études supérieures. Il faut le reconnaître comme tel. Enfin, plutôt que de nier la sélection, il faut la nommer si on veut la gérer avec justice. Aujourd’hui, les jeunes se dirigent vers les filières scientifiques reconnues comme les plus rentables. Dès qu’on ouvre une filière sélective, elle est prise d’assaut. Plutôt que d’être dans le déni, il faut gérer les processus de sélection afin qu’ils soient efficaces et équitables, ce qui n’est pas le cas quand la moitié des étudiants sont sélectionnés.
Beaucoup de ces propositions peuvent jeter enseignants et élèves dans la rue.
F.D. – Pour réformer l’éducation nationale, il faut un grand courage politique. Il est vrai que de nombreux facteurs ne portent pas vers la réforme. Pourquoi les classes moyennes et supérieures voudraient changer un système dont elles tirent profit ? Ces réformes se heurtent également à cette rhétorique radicale qui veut tout changer mais qui, en attendant, défend farouchement l’existant et se retrouve associée à un conservatisme obstiné. Je demeure quand même raisonnablement optimiste : aujourd’hui, l’éducation est dans le débat. Cela n’a pas toujours été le cas. Un consensus existe pour dire que le système est à bout de souffle.
(1) Au sens que Bourdieu donne à ce nom, soit des enfants issus de familles au capital culturel suffisamment élevés pour bénéficier d’un environnement propice au cursus scolaire.
François Dubet est sociologue, spécialiste de l’éducation. Il est professeur à l’université Victor Segalen-Bordeaux II et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, EHESS. Parmi ses publications les plus récentes : Les places et les chances, Seuil, 2010 – Les sociétés et leurs écoles. Empire du diplôme et cohésion sociale, Seuil, 2010, en collaboration avec M. Duru-Bellat et A. Veretout.
Voir le grand entretien avec François Dubet réalisé par Médiapart le 09-12-2010
Entretien avec François Dubet 1/2 – Mediapart par Mediapart