LGV : La Gironde balafrée

La Ligne à Grande Vitesse Bordeaux-Toulouse sera mise en service en 2024. 2027 pour le tronçon Bordeaux-Dax. Le projet a été validé en septembre dernier, malgré un rapport très défavorable de la Commission d’enquête. L’opposition d’un grand nombre d’élus locaux et la lutte acharnée des associations, riverains et viticulteurs qui dure depuis près d’une décennie n’ont pas été entendus.

Odile habite à Saint Médard d’Eyrans. C’est une commune de Gironde somme toute banale. Demeures éparses et granges délabrées s’agglomèrent et se muent en lotissement ambants neufs à mesure que l’on s’approche du centre. Le vieux lavoir face à la mairie est révélateur. Lieu du passé, il est pourtant propre, comme neuf, animé par les passages et rencontres inopinées.

Au fond du jardin d’Odile passent des rails, et sur ces rails passent 80 trains tous les jours. « Avec la LGV ça sera 300 ! ». La voie ferrée se séparera en deux juste après le bourg : la ligne existante et la ligne nouvelle.

Notre Saint-Médardaise subira les travaux d’élargissement et de modernisation des voies, nécessaires pour accueillir tout ce tra c. Un train toutes les 5 minutes. Les nuisances sonores, les vibrations.

Depuis le début du projet, ses premières évocations, elle se tient au courant de son avancée.

« La municipalité informe les personnes touchées. Nous sommes quelques habitations à l’être. Je sais qu’il y a la coiffeuse, Mme Lopez je crois, et mon voisin M. Thomas. C’est le président de la LGVEA. »

Partout en Aquitaine les riverains se sont regroupés en associations : LGPE, LGVEA, TGVA … Ils défendent ce qui leur appartient, ce qu’ils ont construit. Leurs villages coupés en deux, le paysage défiguré, leurs maisons menacées.

Les expropriations sont nombreuses et sources d’inquiétudes, d’un sentiment de précarité. Les indemnisations font défaut : elles ne sont accordées qu’aux habitations situées à moins de 250 mètres de la voie. Terrains et bâtisses perdront alors toute leur valeur en voyant les rails s’implanter au coin de leur rue, sans aucune contrepartie. Les isolations phoniques sont remises en question, les études contestées : elles « coûtent un bras », « le son ne s’arrête pas ». Certains se réveilleront avec « une montagne de terre » devant chez eux. Finalement les résidents devront s’habituer à entendre un soudain vrombissement, celui qu’ils fuyaient en s’installant loin de la ville. Odile, elle, pourra espérer des murs antibruit derrière sa haie.

Nous quittons sa maison pour suivre une route qui longe la voie. Il faut bientôt se garer au lieu du futur embranchement, et mettre ses bottes pour s’écarter du goudron : le village est bordé par des forêts. Les pins emmêlés par les tempêtes et les chênes entassés y cachent sous leur ombre les rivières plates qui courent vers une Garonne que l’on devine tout près. Nous nous éloignons petit à petit des rails et de la route en nous enfonçant dans le bois en tentant de coller au plus près du tracé. La tâche est de plus en plus ardue. Des ronces barrent le passage, la boue est abondante et glissante. On entend encore parfois le bruit d’une locomotive. L’itinéraire coupe alors un cours d’eau, le Saucats.

copyright : Baptiste Rieu, baptiste.rieu@gmail.com

copyright : Baptiste Rieu, baptiste.rieu@gmail.com. Le Saucats.

Fragile, de faible profondeur, il abrite pourtant une vie foisonnante. De petits organismes, végétaux et animaux chétifs que l’on ne se risquerait pas à toucher, de peur de les abimer. Parfois une timide plage s’avance, à fleur d’eau.

La voie ferrée passera en travers des bois, ne se souciant pas de ce qu’elle recouvre. Les territoires animaux seront découpés, les écosystèmes et la continuité écologique ruinés. Les talus érigés remodèleront le paysage et le terrain, créant de nouvelles lisières exposées aux intempéries dont la région est coutumière. Ce sont des milliers d’hectares de forêts qui sont concernés, des dizaines de cours d’eau pollués par les chantiers et l’exploitation de la voie.

En traversant le Saucats pour continuer notre expédition, nous apercevons au loin un pont qui permet aux trains d’enjamber la rivière : son lit y est bétonné.

Nous laissons le bois derrière nous et émergeons sur une route perpendiculaire. Le paysage se dégage.

Sur le sol des Graves, zébré de vignes courant à perte de vue, des châteaux se font face. Méjean, Le Tuquet, Grand Bourdieu, Grand Bos, … Des années que les propriétaires se battent pour ne pas voir les trains déraciner leur vignoble. Les viticulteurs sont pour la plupart mutiques. « Écoutez, j’ai 80 ans, je suis fatigué. Ça fait 10 ans que je me bats je ne veux plus en parler ». Paul Ragon, le propriétaire du Château Le Tuquet ne baisse pas les bras, il laisse sa fille prendre le relais du combat. Elle le fait connaître dans la presse et la mère, Marie-Thérèse, sensibilise à l’histoire de la propriété et du vignoble, au « massacre » patrimonial et environnemental à venir.

copyright : Baptiste Rieu, baptiste.rieu@gmail.com

copyright : Baptiste Rieu, baptiste.rieu@gmail.com Le Château Méjean.

M. Garaud se fait aussi silencieux. Quand on aborde le sujet, il se braque, « Ça ne m’intéresse pas ! ». Il n’est pas issu d’une famille de viticulteurs. M. Garaud s’est fait tout seul, s’est lancé par passion dans l’aventure d’une vie : le Château Méjean. Tout bâtir de ses mains, se faire un nom, une renommée. Les rails se glisseront entre le portail massif, entrée de la propriété, et le château, au bout du chemin. Sur les vignes qui y poussent. M. Garaud s’est résigné. Il a arrêté tous les investissements depuis 2010 et a constitué le dossier chiffré des préjudices, en vue de son expropriation. Il a aussi acheté des terrains pour planter des vignes dans la commune voisine.

Des plants sur les lieux des travaux, ce sont des plants contaminés. Les terres sont détruites en profondeur. Ils ne peuvent plus être replantés, ni prétendre à des appellations ou reconnaissances d’agriculture biologique. Et des vignes nouvelles ne remplacent pas celles installées depuis des années, des décennies. « Un terroir existe mais ne se recrée pas » brandit la Fédération des Grands vins de Bordeaux. Malgré toutes les maigres compensations et terrains octroyés aux lésés. Il faut déjà commencer à préparer un après incertain.

Les trains fileront encore vers le sud, mais notre petit périple s’arrête ici. Plus on s’éloigne de Bordeaux, plus les villes se vident de leurs âmes. D’abord ce sont les administrations, alors les jeunes couples ne s’installent plus, les écoles ferment et les médecins s’en vont. Ces zones désertées n’attirent plus personne, loin de la métropole, sans réseau de transport en commun décent, le sentiment d’abandon grandit. Ils verront désormais passer devant eux un train qui ne s’arrête pas.

avec l’aimable auorisation de Baptiste Rieu, journaliste à « Terre.tv« ,
@BaptisteRieu , baptiste.rieu@gmail.com

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