Réponse d’Eva Joly à CLCV

Monsieur le Délégué Général,

Je tiens tout d’abord à m’excuser pour le temps mis pour répondre à votre mémorandum. Ce document est arrivé tard sur le bureau de mon équipe, après avoir pris des chemins détournés.

La richesse de votre mémorandum est telle que j’espère qu’une rencontre pourra avoir lieu entre la CLCV et Europe Ecologie Les Verts, même si l’élection présidentielle touche à sa fin. J’invite donc vos équipes à se rapprocher d’Agnès Michel, responsable de la commission économie d’EELV, pour entamer cet échange.

En attendant cette rencontre, je souhaite néanmoins réagir à certaines de vos propositions, en commençant par la nécessité selon moi de créer un véritable pouvoir citoyen.

Sang contaminé, amiante, Mediator… Les scandales se suivent et l’État ne résiste pas aux pressions des lobbies de la mal-bouffe, du tabac, du sucre, de l’alcool, du médicament. Davantage d’expertise indépendante et le renforcement des capacités d’action de la société civile permettront de changer la donne. C’est notamment le cas de consommateurs qui doivent être mis en capacité d’interpeller, d’évaluer, de contrôler et de modifier les décisions des acteurs économiques et publics. Je vous rejoins donc totalement sur la reconnaissance du rôle des associations représentatives des consommateurs. Concernant les réformes structurelles à mettre en œuvre pour évoluer dans cette direction, elles doivent évidemment être discutées entre toutes les parties prenantes, et je considère que les institutions que vous pointez sont au minima celles à réformer.

Toujours dans cette logique du pouvoir citoyen, je suis favorable à l’instauration d’un droit à agir en justice pour un groupe de citoyens (« class action ») à l’image de ce qui existe notamment au Canada ou dans plusieurs pays européens.

Notre système fiscal est injuste : grâce aux niches et aux cadeaux fiscaux, les personnes les plus riches paient, en proportion de leur revenu, moins d’impôts que les classes moyennes, et les grandes entreprises moins d’impôts que les PME. Dans le même temps, l’État continue à dépenser des milliards pour subventionner la pollution et n’applique toujours pas le principe pollueur-payeur, qui demeure pourtant un puissant levier de la transformation écologique de l’économie. La France fait aujourd’hui partie des mauvais élèves de l’Europe en matière de fiscalité écologique. Elle doit devenir demain la référence sur ces questions. Une fiscalité plus juste, une fiscalité plus écologique, voilà l’esprit de la grande réforme fiscale que je défends, et que j’ai d’ores et déjà exposée fin 2011 dans mon « contre-budget ». Je veux aussi une fiscalité plus lisible. Cela passe certes par sa simplification, mais aussi par l’individualisation de l’impôt sur le revenu et son prélèvement à la source.

Toujours en matière de fiscalité, je défends évidemment l’instauration aux frontières de l’Europe d’une préférence sociale et environnementale pour rétablir une concurrence loyale avec tous les autres pays.

En matière de logement, je souhaite porter l’effort global de construction à 500 000 logements par an sur dix ans, dont 160 000 logements vraiment sociaux à travers une loi de programmation annuelle. Je veux aussi mobiliser les logements vacants en augmentant la taxe qui pèse sur eux. Afin de rénover au niveau « bâtiment basse consommation » l’ensemble du parc d’ici 2050, je souhaite atteindre rapidement le rythme d’un million de logements rénovés par an, à l’aide notamment de Sociétés de Tiers Financement. Enfin, je suis favorable à un encadrement des loyers, comparable à celui en vigueur en Allemagne, après un moratoire de trois ans sur la hausse des loyers.

Votre interpellation sur la nécessité de changer les indicateurs de richesse a aussi retenu toute mon attention. Comme vous le savez, il s’agit d’un sujet cher aux écologistes et sur lequel nous travaillons depuis de nombreuses années. En effet, les indicateurs de richesse actuels ignorent le coût écologique de la production. De plus, les évolutions de la richesse monétaire et du bien-être sont de plus en plus décorrélées. Dès lors, juger l’action publique à l’aune de l’évolution du PIB est aberrant. Je m’engage donc à ce que des indicateurs sociaux, sociétaux et environnementaux soient publiés de manière simultanée et obligatoire à la publication annuelle des comptes de la nation. La définition des indicateurs clés doit se faire de manière démocratique. Je proposerai la mise en place d’une conférence citoyenne regroupant personnalités qualifiées et citoyens pour définir les indicateurs prioritaires. A l’image de la Cour des comptes, un corps administratif indépendant sera en charge d’étudier et d’évaluer l’évolution de ces indicateurs au regard des politiques publiques menées.

A travers notre pays, de nombreux territoires connaissent une lente désertification. Et même ceux qui attirent une nouvelle population sont confrontés à la disparition des services publics. Je ne peux me résigner à cette évolution. C’est pourquoi je porte, dans mon projet présidentiel, l’idée du bouclier services publics. Chaque territoire doit y avoir accès dans des conditions satisfaisantes. C’est vrai dans le milieu rural, c’est vrai dans nos quartiers populaires. Il peut y avoir des guichets uniques, le développement des nouvelles technologies… mais personne ne doit être privé de la possibilité de se former ou de se soigner.

En matière de santé, je m’oppose à la stratégie actuelle de remise en cause de notre système de santé, au prétexte de réaliser des économies. Le Président Sarkozy s’est attaqué à notre modèle en fermant des hôpitaux de proximité, en perpétuant le manque de personnel. Au contraire, je veux revenir sur les franchises médicales, arrêter la convergence entre hôpital public et clinique privée. Pour que chacun puisse se soigner sur l’ensemble du territoire, j’entends m’appuyer sur les médecins généralistes et la construction de maisons de la santé et de l’autonomie pour répondre aux déserts médicaux. Il y a des économies à faire, mais pas en rognant sur la qualité des soins. Par exemple, le diabète touche plus de 3 millions de personnes aujourd’hui, et le nombre de malades augmente de 200 000 par an. Cela « coûte » à l’assurance maladie 13 milliards d’euros tous les ans, soit plus que le déficit actuel ! Agir sur l’alimentation, c’est-à-dire sur l’une des principales causes du diabète, permettrait de mieux vivre et d’économiser de l’argent qui pourrait être utilisé ailleurs. Il y a aussi de nombreuses économies à faire sur les médicaments. Surconsommation et surfacturation : chaque année, nous consacrons aux médicaments presque 2% de notre production nationale, deux fois plus que nos voisins britanniques. Un surcoût de l’ordre de 16 milliards d’euros ! Le pouvoir des lobbies pharmaceutiques a poussé à une surconsommation médicamenteuse. J’entends diviser par deux le prix des médicaments en construisant un mur parfaitement étanche entre les intérêts des laboratoires pharmaceutiques et l’intérêt général représenté par l’Etat.

Pour ce qui est de la dépendance, je regrette qu’il n’y ait eu aucun progrès de réalisé pendant le quinquennat qui s’achève. Je souhaite relancer le débat sur le financement de l’autonomie, dès 2012, avec une exigence : la solidarité nationale. La dépendance comme la maladie sont des risques à gérer collectivement.

Enfin, je voudrais terminer par la transition énergétique que je défends. La transition énergétique est devenue une obligation, chacun en a pris conscience. Réchauffement climatique, épuisement des ressources fossiles, risque nucléaire, tout nous pousse vers un nouvel ordre énergétique basé sur les économies d’énergie, dans les bâtiments par exemple, et l’utilisation massive et à terme quasi exclusive des énergies renouvelables. Ces dispositions nous permettront de sortir de notre dépendance actuelle pour les approvisionnements de pétrole et de gaz et de réduire nos émissions de gaz à effet de serre. Tout cela doit s’accompagner d’une sortie progressive mais définitive du nucléaire, en 20 ans.

D’après nos calculs, avec des hypothèses identiques en termes d’inflation du prix de l’énergie, et en incluant une fiscalité climat énergie supplémentaire, nous arrivons à stabiliser puis à faire diminuer les factures d’énergie payées par les ménages pour leur logement, alors qu’elles explosent dans le cas du « laisser faire », du fait de la conjonction de la croissance de la demande et de l’inflation du prix. Par ailleurs, une des mesures que nous portons à la fois pour satisfaire un besoin social et un enjeu environnemental est la mise en place de la tarification progressive de l’eau, du gaz et de l’électricité. Contrairement à la situation actuelle qui pénalise les petits consommateurs et encourage les surconsommations, la tarification progressive garantit l’accès aux usages essentiels tandis que les gaspillages sont découragés.

Concernant les carburants, nous pensons que le « pic pétrolier » étant passé ou sur le point de l’être, le prix du pétrole ne peut que croître. Si des mesures de court terme doivent être prises pour limiter l’impact social, il est inutile de chercher à masquer cette augmentation sur le long terme : la solution doit passer par l’efficacité des voitures et le développement des transports alternatifs à la voiture. Les innovations tarifaires, à l’image des réalisations des élus écologistes à la région Ile de France, doivent être encouragées.

En espérant avoir répondu à vos interrogations, je vous prie d’agréer, Madame, Monsieur, mes plus sincères salutations.

Eva Joly

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