Transition énergétique, dernière chance pour l’Europe

Article publié dans le magazine Alternatives économiques, numéro spécial consacré à l’Europe, premier trimestre 2013.
Ancien député vert européen, Alain Lipietz continue d’animer la réflexion dans et hors du mouvement EELV sur les questions de politique nationale, européenne et internationale. Nous le remercions de bien vouloir mettre à disposition ses contributions sur le site de la Commission Europe.

 

 

 

Transition énergétique : dernières chances pour l’Europe
Alain Lipietz

 

 
Longtemps, l’Union européenne fut à la tête de la lutte pour un environnement sain et pour la justice écologique. Leader sur le plan intérieur d’abord : la réglementation environnementale européenne fut toujours supérieure à celle de la plupart de ses pays membres. Leader mondial ensuite : depuis la conférence de Rio en 1992, ce sont les propositions volontaristes de l’Union à la table des négociations internationales qui ont permis d’arracher des engagements englobant la plus grande partie du monde dans le domaine environnemental, qu’il s’agisse du climat ou de la biodiversité.
Ce temps semble révolu. Entraînée, comme le monde entier, par la vague libérale, l’Union est entravée depuis le traité de Nice par des formes de prise de décision accordant un droit de veto aux pays « retardataires ». Elle a progressivement réduit son ambition au plus mauvais moment : la crise qui emporte le monde depuis 2007-2008 a clairement une double racine. Conséquence du néo-libéralisme, la polarisation des revenus mondiaux entraîne une crise de la demande effective mondiale, comme dans les années 1930. Mais, et c’est nouveau, une crise écologique barre la route à un New Deal rooseveltien par une simple modification du partage de la valeur ajoutée mondiale. Une crise dans le rapport entre la société et ses ressources naturelles, du côté de l’alimentation (et en conséquence, de la santé) et du côté de l’énergie (et en conséquence, du climat et du risque nucléaire). Cette double crise fut le déclencheur de la crise du capitalisme : la « crise des subprimes ». Les salariés pauvres américains, voyant s’envoler le prix de la nourriture et de l’essence pour leurs voitures, durent choisir : et ils renoncèrent à rembourser les emprunts sur leurs maisons hypothéquées, provoquant la faillite de leurs prêteurs et de tout le système bancaire mondial gorgé de leur titres « pourris ».
Et, depuis, elle interdit une « relance » par la consommation de masse de biens matériels. L’Europe ne peut plus échapper au New Deal Vert. Mieux : elle y a tout intérêt.
L’érosion de l’hégémonie européenne dans le domaine environnemental.
La réglementation écologique est quasi contemporaine de la construction de l’Union.
C’est en soi un avantage : l’Union se renforçait jusqu’ici en renforçant la défense de l’environnement. Les règles particulières de prise de décision dans l’Union accentuaient cet avantage. Les décisions de l’Union sont soumises à une codécision entre le Parlement (qui représente les citoyens européens) et le conseil (qui représente les gouvernements nationaux). Le Parlement est très sensible à la progression des préoccupations écologiques dans la population. Mais les États défendent les intérêts en place de leurs principaux agents économiques. Dans le domaine social, cette double décision conduit en général au blocage : la règle européenne s’aligne sur la clause du pays européen le moins disant socialement. En revanche, dans le domaine environnemental, un autre équilibre peut être trouvé en assignant à tous les pays européens un objectif-défi, supérieur à la norme du pays le plus avancé.
C’est en effet ce qui s’est passé jusque dans les années 2000. Tout en critiquant les faiblesses des résultats obtenus, on ne peut nier que ces objectifs sont souvent les plus avancés du monde dans le domaine environnemental, tels le règlement REACH sur les produits chimiques, le refus des veaux aux hormones et des OGM, etc. Mais en 2004, les choses commencèrent à changer avec l’adhésion massive des pays d’Europe de l’Est et l’adoption du traité de Nice, qui prenait en compte leurs exigences. Ces nouveaux adhérents étaient réticents à accepter les directives de la Commission de Bruxelles, après avoir subie pendant des décennies celles du Comecon, l’organisme de planification économique de l’empire soviétique. Le traité de Nice leur accorde un quasi droit de veto sur tous les sujets. Le projet de Traité constitutionnel européen (qui dans la plupart des cas renforçait la règle de la majorité) fut rejeté en 2005 par une alliance des libéraux et des nationalistes. Le traité de Lisbonne, signé en 2007, a rétabli des règles de prise de décision à la majorité, mais il était trop tard : le pli « intergouvernementaliste » était pris. Depuis 2005, les gouvernements ont repris l’habitude de s’entendre entre eux, en recherchant l’unanimité, sans trop se soucier ni de l’intérêt général européen, ni de l’évolution des opinions publiques reflétées au sein du Parlement européen.
Ainsi, la crise alimentaire mondiale, qui, en Europe, prend la dimension d’une dégradation de la qualité de la nourriture, avec une explosion des maladies correspondantes (obésité, cancers, diabète, etc.) et d’une réduction de l’espérance de vie dans les couches de la population appauvries par le libéralisme (même en Allemagne), suscite dans l’opinion un appel à une évolution favorisant l’agriculture biologique et les circuits courts. C’est pourtant le contraire qui s’esquisse dans la négociation pour la réforme de la PAC en 2014 (1).
Plus spectaculaire encore est la perte de leadership de l’Europe dans le domaine de la transition énergique. Il s’agit d’échapper aux risques liés aux énergies fossiles (leur raréfaction et le changement climatique) et à l’énergie nucléaire (ravivés par le drame de Fukushima et les menaces de prolifération de l’usage militaire). Les solutions sont connues, et reconnues par le Parlement : sobriété, efficacité énergétique par la (généralisation des transports en commun et l’, isolation des bâtiments), recours aux énergies renouvelables.
Dès 2008 pourtant, à la veille du sommet de Copenhague, le président Sarkozy et la chancelière Merkel se sont entendus pour abaisser de 30 % à 20 % l’objectif proposé par l’Union européenne en matière de réduction des gaz à effet de serre en 2020,par rapport à leur niveau de 1990. Naturellement, ils prenaient prétexte des intérêts de la Pologne « qui ne pourrait assumer un tel effort»… Résultat inévitable : la conférence sur le climat de Copenhague, puis celles de Cancun et Durban ont échoué. La planète est désormais soumise aux diktats des deux superpuissances les moins enclines à lutter contre le changement climatique : la Chine et les États-Unis. Ce blocage a démobilisé les populations européennes. Quand la crise économique a muté en crise de la dette souveraine, plusieurs États, dont la France, en ont profité pour réduire la voilure de leurs investissements dans la transition énergétique.
Tout n’est cependant pas perdu. Au moins, l’Union a-t-elle conservé son objectif d’une baisse des émissions de 20 % pour 2020. Elle est même parvenue à se rallier le soutien de l’Australie. Mais ensemble, ces pays ne représentent plus guère que 15 % des gaz à effet de serre mondiaux…
Ce serait pourtant une grave erreur que de prendre prétexte de la passivité du reste du monde pour renoncer à la lutte contre le réchauffement climatique. L’Union européenne a tout intérêt à persévérer : c’est ce que montre un bref bilan coûts-avantages.

 
Le coût de « continuer comme avant »
Anticipant sur le rapport très attendu des experts climatiques mondiaux, la Banque mondiale a livré le 18 novembre 2012 un terrible coup de semonce. Au train où vont les choses, affirme-t-elle, la température moyenne de la planète aura augmenté de 4° C en 2060, par rapport à la première moitié du XXe siècle. Le coût, que le rapport Stern (2) avait déjà établi, serait en coût monétaire de l’ordre d’une guerre mondiale.
Certes l’Europe est plutôt tempérée. Mais, plus on se rapproche des pôles, plus le changement sera important. +4° en moyenne au niveau mondial, c’est +6° en été dans la zone méditerranéenne !
En 2060, les jeunes Européens qui ont 20 ans aujourd’hui seront de jeunes retraités dynamiques : et pourtant, en été, ils devront se réfugier dans des caves, au frais. Les dizaines de milliers de morts de la canicule de 2003 pourraient devenir la norme. Les sécheresses qui ont anéanti les récoltes de l’Europe de l’Est en 2010 et 2012 seront quasi annuelles. La plupart des productions alimentaires de qualité, comme le vin français, seront condamnés. Le débit des fleuves aura décru de moitié et les centrales nucléaires qui s’y refroidissent devront s’arrêter…
L’avantage de « partir le premier »
Le changement climatique commence à se faire sentir, et ne va plus tarder à pousser la Chine comme les États-Unis vers la transition énergétique. À ce moment-là, les pays qui ont pris de l’avance (et c’était jusqu’ici le cas de l’Europe) auront un avantage concurrentiel décisif. D’autres puissances en sont conscientes. Après 30 ans de développement ultra-productiviste, la Chine mesure le coût écologique terrible de son imprudence. Sa récente hégémonie dans le domaine du solaire photovoltaïque sonne comme un avertissement : la Chine se prépare à conquérir le leadership dans les technologies de la transition énergétique.
Mais, indépendamment même de ce problème de compétitivité, toute sortie de la crise du néolibéralisme comportera un aspect « croissance de la demande intérieure ». Et comme ce ne pourra pas être, comme au temps du fordisme, la demande d’automobiles, ce sont les investissements de la transition énergétique qui formeront certainement le premier moteur d’une reprise de l’activité économique en Europe dans les décennies à venir.
Compilant les études de la Commission européenne et de la Confédération européenne des syndicats, Pascal Canfin, alors journaliste à Alternatives économiques, puis député européen et ministre du développement, avait en 2009 proposé une évaluation des gains en emplois européens pour une transition énergétique visant une réduction de -30 % des gaz à effet de serre. Il l’évaluait à 11 millions d’emplois pour l’Europe de 2020, en combinant le basculement vers les transports en commun, l’isolation des bâtiments, les nouvelles sources d’énergie renouvelables (3). Des études ultérieures chiffrent le gain potentiel (mais avec -40 % de GES) à 650 000 emplois pour la France (toujours en 2020).
Une politique hésitante
La voie d’un New Deal Vert semblerait donc toute tracée pour l’Europe. Problème : les avantages en termes de dépollution et d’emplois n’interviennent que plusieurs années après l’investissement initial. Or la nouvelle doxa, institutionnalisée par le Traité sur la Stabilité, la Convergence et la Gouvernance, interdit désormais à l’Europe et aux États membres le recours à l’endettement ! La transition énergétique est pourtant l’équivalent économique d’une reconstruction après une guerre. Elle devrait être financée par le budget communautaire et les prêts de la Banque européenne d’investissement. Mais la droite, actuellement majoritaire en Europe, ne l’entend pas de cette oreille.
Certes, des pays se lancent résolument dans la transition. Le Danemark compte renoncer aux énergies fossiles comme carburant d’ici 2036. L’Allemagne a lancé un ambitieux et coûteux projet de sortie du nucléaire. Pourtant, même le Parlement européen hésite à se prononcer clairement contre l’exploitation des gaz de schistes, résolument souhaité par la Pologne (encore elle).
La combustion du gaz est 30 % moins polluante que celle du pétrole. Mais, outre les désastres locaux, l’exploitation du gaz de schiste laisse échapper 5 % de méthane… lequel est 40 fois plus polluant que le gaz carbonique ! Du coup, le gaz de schiste est plus polluant que le charbon. Accepter ce choix, ce serait renoncer à la transition et à la défense du climat.
En matière de transition énergétique comme ailleurs, l’Europe est à la croisée des chemins.
Alain Lipietz
(1) Voir page XX.
(2) voir son résumé en français sur www.hm-
treasury.gov.uk/d/stern_longsummary_french.pdf
(3) Le contrat écologique pour l’Europe, Les Petits Matins, 2009.

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