Les penseurs de Madame Le Pen
« Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes »,
Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer
Ils sont intellectuels, avocats, politiques, journalistes ; leur famille naturelle est la droite conservatrice, patriote, un brin populiste, mais ils regardent avec de plus en plus de sympathie l’ascension médiatique et électorale du Front national.
Le 11 mai dernier, le « Cercle des avocats libres » présidé par Frédéric Pichon, avocat des identitaires, se réunissait à Paris pour un « colloque sur la liberté d’expression ». Etaient présents Christian Vanneste, député du Nord et membre du courant de la « Droite populaire » au sein de l’UMP, Yves-Marie Laulan, animateur de Radio Courtoisie, Philippe Bilger, avocat général près la cour d’appel de Paris et défenseur du rapprochement entre le FN et l’UMP, et Robert Ménard, auteur de Vive Le Pen. Ce rassemblement hétéroclite illustre bien la connivence qui se crée entre élites intellectuelles, médiatiques et politiques de droite et d’extrême droite ces dernières années.
Si les ralliements de personnalités à la candidature de Marine Le Pen sont des temps forts médiatiques (le journaliste Ménard, l’avocat Collard, le souverainiste Coûteaux), les trophées restent pour l’instant assez rares. Cependant, ils ne sont que la partie visible d’une lame de fond qui traverse la droite depuis plusieurs années, et qui s’accélère à mesure que 2012 s’approche. Ce mouvement a un objectif majeur : faire sauter le « cordon sanitaire » pour réaliser l’union politique des droites libérales, conservatrices, populistes et nationalistes.
C’est notamment la mission que s’est donnée le Club de l’Horloge depuis 1974. Ce cercle de réflexion politique, présidé par Henry de Lesquen (UDF puis MPF ; ancien conseiller « sécurité » de Chirac) réunit des hommes politiques (Madelin, Mégret, Bardet, Le Gallou, Vanneste, Briant), des intellectuels, des hauts fonctionnaires, des universitaires de droite et d’extrême droite qui entendent faire entrer le Front national dans une alliance de gouvernement : « L’union de la droite n’est pas seulement nécessaire pour une simple raison d’arithmétique électorale, mais aussi, et surtout, parce qu’il est au fond inutile d’avoir un gouvernement dit de droite si celui-ci fait la même politique que la gauche » (Henry de Lesquen, éditorial sur le site du Club de l’Horloge).
Surtout, le Club organise de nombreux colloques pour définir une synthèse nationale-libérale ayant abouti à la théorisation de la « préférence nationale ». Le travail de rapprochement intellectuel entre droite « traditionnelle » et extrême droite rend la frontière de plus en plus poreuse, et les connivences de plus en plus nombreuses. Les exemples de personnalités-passerelles ne manquent pas, de Patrick Buisson, directeur général de la chaîne histoire, ancien directeur de Minute et conseiller de Nicolas Sarkozy depuis 2005, à Eric Zemmour, devenu l’égérie de la « Droite populaire » de Thierry Mariani et Christian Vanneste : « Tant qu’on aura un ennemi à droite, on perdra les élections », déclarait ce dernier en octobre 2010.
Certains ont déjà franchi ce cordon sanitaire qui s’effrite, à l’image de Jean-Richard Sulzer, conseiller régional du Nord-Pas-de-Calais, universitaire (finances publiques et entreprises), ancien proche d’Alain Madelin et éphémère adhérent de l’UMP en 2002 avant son ralliement au Front national.
Derrière la dénonciation d’une « pensée unique de gauche », ces élites mettent en place les bases de la formulation d’une pensée unique de droite, nationale-libérale et populiste. Cette dynamique n’est pas sans rappeler celle qui prévalait au paroxysme de l’affaire Dreyfus, puis au milieu des années 1930. On retrouve chez ces « intellectuels » des accents de Maurras, Barrès ou Drieu La Rochelle : ils entendent défendre la souveraineté, la préférence et l’identité nationales, mises en danger par l’ennemi extérieur (la Mondialisation, l’Europe) autant qu’intérieur (l’islamisation, le multiculturalisme).
Le tabou de l’entente entre droite parlementaire et droite nationale, en vigueur depuis la chute du régime de Vichy, se fissure à vitesse accélérée sous l’action de ces penseurs de la droite. Il s’agit pour la gauche française de s’y confronter avec force pour ne pas risquer l’émergence d’un jeu politique à l’italienne, et surtout ne pas se voir contaminer par ces doctrines populistes comme a pu l’être Thilo Sarazin, ce leader du SPD qui a déclaré que le multiculturalisme détruisait l’Allemagne.