Le vote Front National chez les classes populaires

La quantité d’études sur le FN depuis maintenant plusieurs décennies ont poussé les analystes à avouer leur incapacité à trouver LA cause permettant d’expliquer son succès. D’abord, parce que cela reviendrait à limiter à un seul aspect la réussite de ce mouvement, sur le long terme. Comment également ne pas voir dans ces positions aussi éloignées l’expression des tiraillements internes, entre les différents courants.

Les évènements pouvant expliquer le succès des thèses du FN sont divers : la crise économique et sociale et ses corolaires, la victoire des socialistes, le 11 septembre. Dès lors, il ne s’agit pas de fournir la « meilleure » explication, mais d’essayer de privilégier les hypothèses pouvant permettre de donner du sens à l’essor d’un courant politique spécifiquement français, qui a également des caractéristiques communes à de nombreux autres partis européens.

 

Un monde en crises

 

En 1973. Le choc pétrolier met à mal les économies d’Europe et d’Amérique, et la fin des Trente Glorieuses impose un brutal retour à la réalité (particulièrement vrai en France). Si le monde occidental est en crise, celle-ci n’est toutefois pas qu’économique. La remise en question du rôle de l’Etat-Nation, l’explosion des inégalités, le sentiment de déclin de la civilisation européenne sont autant d’aspects qui servent généralement à expliquer le terreau dans lequel le FN germe.

La crise est donc également politique, social, culturelle… D’ailleurs, selon Edgar Morin, cet emploi multiplié du mot crise vient de la multiplication des symptômes « crisiques ». Et ces symptômes résultent, je pense, principalement de ce qu’Alain Bihr appelle une crise de sens.

Cette hypothèse, certes vague mais structurelle, permet d’expliquer l’échec des solutions simplistes qui, pour faire disparaître le FN, se borneraient à essayer de venir à bout des problèmes que celui-ci met en avant (insécurité, chômage, immigration, etc.) Pour Alain Bihr, les sociétés contemporaines sont incapables de fournir un système de références qui permettrait de donner un sens stable et cohérent à l’existence des individus qui les composent. Non pas que ces sociétés soient vides de sens ; ce serait plutôt l’inverse : la foire au sens. Dans un univers où chacun à la possibilité de déterminer librement son appartenance, comment peut-on encore donner une dimension collective à l’existence.

 

Parce que l’identité collective est bien à la base de toute société,  l’ensemble des crises qui secouent aujourd’hui la France, mais aussi l’Occident, peut être analysé comme suit.

La fin de la religiosité a énormément affecté nos vies. Par l’ensemble des règles qu’elles édictent, les religions prétendent offrir les moyens d’assurer le Salut dans l’au-delà,  donnant d’une certaine manière un sens à l’existence des individus. La volonté des Lumières, et continuée depuis, de créer un monde basé sur la rationalité, en opposition aux dogmes religieux, a contraint à l’abandon du postulat de la vie après la mort. Subsiste pourtant un enracinement anthropologique de la religion, expliquant la persistance de comportements qui lui sont affiliés, sans pour autant que ces actes gardent leur symbolique originel : bien qu’en déclin et en ayant beaucoup perdu de sa connotation religieuse, le mariage garde une valeur symbolique. La religion a perdu sa capacité à organiser la vie.

De façon plus globale, c’est l’ensemble des institutions socialisatrices qui sont en crise. L’état-providence connait lui aussi une remise en cause particulièrement forte de sa légitimité du fait de la mondialisation. Durkheim avait analysé le passage d’une solidarité mécanique à une solidarité organique. La division du travail ayant bouleversé l’organisation du lien social en imposant une spécialisation des individus, la famille ne pouvait plus apparaitre comme un cadre pertinent. En parallèle, l’édification de l’état-providence a accompagné cette évolution, la solidarité s’opérant désormais principalement au niveau national. Mais la création de la nation a nécessité l’établissement d’un ensemble de symboles (langue commune, Marseillaise, etc.), qui fondent l’identité collective.

C’est pourquoi, lorsque le Front National brandit la préférence nationale, il nous oblige à nous interroger sur la manière dont nous pensons la solidarité entre les individus, et le cadre dans lequel celle-ci doit être mis en place. L’Europe apparait alors comme l’entité la plus à même de se substituer aux états pour assurer à une échelle plus grande certaines politiques, alors que les peuples ne semblent pas près à déléguer trop de pouvoir à l’Union Européenne. La faible popularité de celle-ci réside dans son maniement des symboles. L’Euro est associé à la hausse des prix, ‘’l’ode à la joie’’ n’a pas dans le cœur des citoyens la même résonance que les hymnes nationaux et l’absence d’une langue commune rend complexe la création d’une identité collective.

 

Le FN, parti symbole

 

« Comme toujours et plus que jamais, la politique [est] d’abord et avant tout une guerre de langage, une guerre des signes, une guerre des modèles, des symboles. » Jean-Marie Le Pen

 

Dans son utilisation des symboles, le Front National emprunte beaucoup à la religion catholique. D’abord, parce que ce courant a une influence, encore aujourd’hui, au sein du parti frontiste, mais aussi parce que la religion participe à la catégorisation des individus dans le discours de l’extrême-droite. La différenciation ethnique peut aussi s’appuyer sur une différenciation religieuse. Et bien que le discours de Marine Le Pen sur la religion soit différent de celui de son père, l’islamophobie pointe derrière une laïcité instrumentalisée, avec pour objectif tout de même de faire plaisir à son électorat. Même si tous les électeurs du FN ne se disent pas pratiquants, beaucoup ne démentent  pas un attrait pour le religieux. Brigitte Orfali est une psychologue qui a rencontrée de nombreux adhérent du FN. Elle affirme avoir discuté avec des interlocuteurs qui, bien que  se disant non-pratiquant, lui demandait de dire d’eux qu’ils sont « à la recherche d’une nouvelle foi » (que le FN pourrait incarner ?)

 

Jean-Marie Le Pen apparait comme un guide pour ces militants. Le terme de « Chef », lorsqu’il est utilisé par les adhérents frontistes à une véritable connotation religieuse. Si les différents mouvements, parfois très opposés les uns des autres, soutiennent encore le FN, c’est grâce à sa capacité à fédérer, à rassembler, à transcender le parti. En effet, pour les électeurs du Front National, Jean-Marie Le Pen est indissociable du parti : il est le parti. Il est celui qui cristallise toutes les haines, celui qui personnifie la contestation. La marque Le Pen a plus de succès que le parti lui-même. C’est en PACA et dans le NPDC que l’extrême-droite fit ces meilleurs scores lors des régionales de 2009, avec respectivement Jean-Marie et Marine comme tête de liste. La visibilité médiatique du Front National repose principalement sur leur habileté. Toutefois, la communication du parti ne repose pas que sur eux.

Disposant d’ateliers spécifiques (les ateliers de « propagande »), le FN dispose d’une capacité de diffusion de tracts qui est sans commune mesure avec les autres partis. La famille frontiste se reconnait dans le militantisme, activité qui a quelque peu disparut des partis traditionnels. Le militant y est d’ailleurs considéré comme un « soldat politique » avec une mission définie, celle de participer à la victoire du Front National. Depuis plusieurs décennies, le parti a réussi à imposer un ensemble de symboles dont les références sont puisées de l’idéologie de l’extrême-droite :

-La flamme du MSI italien parle aux nationalistes révolutionnaires

-Le nom du parti fait écho au combat pour l’Algérie Française auquel Jean Marie Le Pen a participé en créant en 1957 le Front National de Combattants

-La figure de Jeanne D’Arc parle aux catholiques.

 

Enfin, le sentiment que la période que nous vivons serait celle de la fin de l’histoire renforce l’extrême-droite. Affirmer que la victoire la démocratie-libérale est absolue et qu’il n’existe aucune autre alternative à quelque chose de particulièrement aliénant. Dès lors, en étant la seule aujourd’hui à s’approprier certains thèmes aux yeux du plus grands nombres (sortie de l’Euro, lutte contre l’immigration, protectionnisme, etc.), Marine Le Pen joue le rôle préféré de son père, celui du candidat antisystème. En refusant le consensus, elle incarne un choix, radicalement différent, et pas seulement d’un point de vue politique. En 1993, dans un entretien au Monde, Marc Augé affirmait : « L’illusion idéologique est du côté de ceux qui disent aujourd’hui : voilà, tout est accompli. »

 

 

Vote protestataire ? Ou vote d’adhésion ?

 

Comme Jean Viard l’analyse dans ces études, les électeurs du Front National sont ceux qui se sentent le moins capables de maitriser les évolutions économiques, technologiques et sociales : « Le populisme est d’une certaine façon, la réaction de ceux qui n’ont pas accès à ce monde nouveau qui s’organise si brutalement. [1]». Ce ne sont fondamentalement pas les plus pauvres qui votent pour l’extrême-droite, mais plutôt ceux qui ont quelque chose à perdre. Les individus, faiblement dotés en capital culturel, qui ne peuvent compter que sur leur force de travail souffrent le plus des modifications du marché du travail. La monté du Front National coïncide avec la « fin de l’ascenseur social ». Le chômage, l’importance des loisirs et le désir de réduction du temps de travail remettent violement en cause une société où l’intégration par le travail, et le sens que celui-ci pouvait donner à la vie, était primordial.

 

Si le repli identitaire que représente le vote FN peut également être vu comme un vote contre l’évolution de la société, c’est parce que celui-ci a réussi à créer un flou autour des véritables aspects de son programme. Le Pen, et sa fille aujourd’hui, ont établi le succès du FN en briguant le ministère de la Parole, en se plaçant systématiquement du côté des mécontents et des déçus, en arrivant par un assemblage de symboles disparates à apparaitre comme les seules à même de s’opposer à la marche du monde. Dès lors, il est faux d’affirmer que l’extrême-droite, parce qu’elle n’est composé que d’un seul parti ne connait pas de division idéologique (sur la notion de race, de nation, etc.)

Le succès peut alors s’expliquer par la capacité des Le Pen à balayer le débat pour se placer au centre d’une bataille opposant deux groupes en guerre (les bons/les méchants, les français/les étrangers). Plus que des solutions politiques concrètes, ils ont développé une représentation du monde où le combat est la seule solution, parce que la lutte implique de désigner un ennemi contre lequel il faut rester souder (solidaire). Voter Le Pen, c’est participer au combat et pour certains utiliser la dernière arme qu’ils leur restent.

 

 

Conclusion

Face à la perte des repères, de « sens » dit Erwan Lecoeur, le vote Le Pen se présente comme une solution. Le Front National peut-être considéré comme un parti famille, dans lequel il existe une solidarité, dans lequel les membres appartiennent à une même communauté. Dans les années 90, le FN reprend les fonctions du PCF des années 50, ou celui-ci participait à la vie du quartier. Cet engagement au sein du parti devient place social et participe à forger l’identité des individus qui y milite.

La capacité de l’écologie politique à redonner un sens à la société est forte, il faut néanmoins que le message écologiste puisse atteindre l’ensemble des couches de la population afin de pouvoir toucher toute la population. La complexité de l’écologie et des solutions qu’elle propose pour résoudre les problèmes que nous traversons doivent digérés puis transformer en messages simples et accessibles à tous, sans pour autant tomber dans l’excès inverse du simplisme qui inonde le discours politique actuel, à commencer par le Front National.

 



[1]              Jean Viard, Aux sources du national-populisme, l’Aube, Paris

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