Le délire Mégalo de Gonesse

Megalopolis n°6 Décembre 2011

Marina Bellot

Le délire Mégalo de Gonesse

D’ici 2020, un gigantesque complexe commercial et culturel devrait atterrir au milieu des champs, à Gonesse. Nom de code : Europa City. Mission : sauver (le Grand) Paris de la faillite touristique. Prix : 1,7 milliard d’euros.

Dans dix ans, on n’ira plus skier dans les Alpes, mais à Gonesse, dans le Val d’Oise. Oui, il est des informations qu’on apprend en lisant un modeste article du Parisien et qui vous font recracher votre café. Une piste de ski artificielle, mais aussi un parc nautique et un cirque, entre autres. Ce projet fou est sorti de la tête de l’une des plus grandes fortunes françaises : Vianney Mulliez, le président du groupe Auchan.

L’idée, à laquelle travaille depuis trois ans Immochan, la filiale immobilière du groupe qui pilote l’opération, est d’implanter sur les terres agricoles du triangle de Gonesse un immense complexe mercantilo-culturel d’un nouveau genre.  Le genre à proposer en un même lieu d’acheter, de manger, de s’amuser, de se cultiver et de se dépenser. Le tout en célébrant « la richesse des cultures européennes » s’il vous plaît, puisqu’Europa City proposera des enseignes haut de gamme venues des quatre coins du continent…

Dans le détail, cela donne 250.000 m² de commerces et restaurants, 160.000 m² dédiés aux loisirs et aux divertissements avec la fameuse piste de ski indoor, et 50.000 m² consacrés à la culture avec salles de spectacles et de concerts… Ce concept dit du « retailtainment» en langage marketing n’est pas nouveau : en plein essor dans les pays du Golfe, il est déjà rodé aux États-Unis, avec le plus gros complexe du genre, le Mall of America à Minneapolis.

La comparaison fait tiquer Christophe Dalstein, qui dirige le projet à Auchan: « A Europa City, le mix commerces/culture sera beaucoup plus équilibré ». Quand le Mall Of America attire 40 millions de visiteurs par an, les promoteurs du projet val d’oisien tablent, eux, sur 30 millions –autant que la fréquentation des Halles, et deux fois plus que celle de Disneyland.

Un parc à Chinois 
Vous n’en serez pas ? Ça tombe bien, vous n’êtes pas la cible prioritaire. Europa City s’adresse moins aux Franciliens qu’aux touristes étrangers: Européens en week-end ou, mieux, citoyens des pays émergents, pour qui faire du shopping à Paris (enfin, dans le Grand Paris) est une manière excitante de vider un compte en banque de plus en plus fourni.

Autant dire que pour ne pas se rater, le centre commercial devra être facilement accessible depuis Roissy. « Le succès dépend des transports en commun », confirme Christophe Dalstein. Pas de souci, le groupe a obtenu qu’une station du métro automatique – non prévue dans les premières esquisses du Grand Paris Express – soit implantée entre 2018 et 2025 au cœur du complexe.

À quoi ressemblera le futur équipement? Mystère. Pour l’instant, quatre équipes d’architectes ont été sélectionnées et ont présenté leurs idées. Cela va, selon les projets, d’« un immense carré abstrait délicatement posé sur le site jusqu’à la gare, sous lequel se glisse le paysage au cœur duquel coule une rivière » à un « projet-paysage qui coule sur le site du nord au sud, qui s’enroule tantôt par-dessus, tantôt par-dessous la coulée verte».

Quant au budget, il avoisinerait 1,7 milliards d’euros, de la seule poche du groupe Auchan – à titre de comparaison, 1 milliard d’euros était prévu dans le plan Espoir Banlieues de 2008 pour désenclaver 50 quartiers prioritaires…

Bref, tout roulerait si le projet ne s’était attiré les foudres de militants écologistes, réunis au sein du Collectif pour le triangle de Gonesse et décidés à sauver les derniers lopins de terrain agricole aux portes de Paris.

Des terres parmi les meilleures d’Europe
 Le triangle de Gonesse, c’est 1.000 hectares situés sur l’axe Paris-Roissy, entre les aéroports du Bourget et de Paris-Charles-de-Gaulle, dont 450 hectares sont à aménager. De précieux hectares: il n’y a qu’à regarder une carte pour comprendre qu’on n’en trouve plus guère aussi près de la capitale. Avec deux aéroports à proximité et des décibels en pagaille, le terrain a été classé inconstructible en logements… Mais pas en équipements commerciaux.

« Le projet Europa City est inutile! s’énerve Bernard Loup, président du collectif.  Il faut préserver le triangle de Gonesse, c’est un des derniers espaces agricoles, il sert à fabriquer le pain des Franciliens! »

« Ces terres sont parmi les meilleures d’Europe, confirme l’urbaniste Jean-Michel Roux, également consultant sur le montage et l’économie de projets urbains. Mais je ne donne pas beaucoup d’avenir à ce pauvre triangle : il est mal situé et pas commode à exploiter. »  Un avenir agricole est pourtant envisageable : « Ça conviendrait bien à une organisation d’agriculture urbaine, explique Jean-Michel Roux, dont le dernier ouvrage s’intitule Des villes sans politique. Mais pour qu’elle soit mise en place, il faudrait une autorité métropolitaine avec une légitimité et des moyens que n’a pas du tout la région Île-de-France. »

Pour l’heure, les exploitants sont une quinzaine à se partager le triangle. Et à vrai dire, ils ne sont pas aussi mobilisés que le voudrait Bernard Loup. «  L’urbanisation est presque une évidence, lâche Jean-Louis Griset, céréalier à Gonesse, dont l’exploitation ne serait plus viable si elle était amputée de moitié comme les plans le prévoient.  Ce qu’on voudrait, c’est que les choses se passent dans les meilleures conditions possibles : qu’on ait une visibilité, un plan précis, des étapes bien définies, un cahier des charges concret. On a été consultés par la mairie pour une fois, on était vraiment contents. »

La mairie de Gonesse, justement, soutient avec ferveur le projet depuis ses débuts. Le maire socialiste, Jean-Pierre Blazy a signé en décembre 2009 avec Auchan le protocole qui donne officiellement naissance au projet. Quant à la droite locale, elle se réjouit de ce projet « à forte valeur ajoutée ».

Un centre commercial de plus pour le 95 
L’ouverture d’un complexe commercial porté par Auchan: voilà l’un des seuls sujets où UMP et PS locaux se rejoignent. Au grand dam des écologistes, qui font valoir que l’est du Val d’Oise et les communes voisines de Seine-Saint-Denis sont suréquipés en centres commerciaux et autres boîtes à loisirs.

C’est vrai que le coin compte déjà une tripotée de zones d’activités, et pas moins de cinq centres commerciaux aux alentours de Roissy (dont O’Parinor à Aulnay, Les Halles d’Auchan au Blanc-Mesnil, Avenir à Drancy). Et ce n’est pas fini puisqu’un petit nouveau, Aéroville, doit ouvrir ses portes en 2013 à quelques kilomètres de là, à cheval sur les villes de Tremblay-en-France et Roissy-en-France. Avec ses 80.000m² de surface commerciale (Auchan, encore lui, s’installera sur 5.000m²), le projet dessiné par Christian de Portzamparc paraît riquiqui à côté d’Europa City, mais suscite déjà son lot d’inquiétudes du côté des commerçants du coin et de certains élus locaux, qui craignent que les centre-villes aux alentours deviennent des ghettos.

Le pharaonique Europa City ne risque-t-il pas d’exclure un peu plus encore les quartiers des environs? De leur faire subir les fameuses «externalités négatives », bruit, pollution, diicultés de circulation? D’avoir un efet délétère pour la vie locale? On aurait aimé poser ces questions à Jean-Pierre Blazy, mais le maire de Gonesse, qui a visiblement un agenda de ministre, n’a pas trouvé cinq minutes pour nous répondre. « Si j’avais à construire une politique dans le Val d’Oise et en Seine-Saint-Denis, où la fragmentation des territoires est de plus en plus forte, je ne m’y prendrais pas comme ça, répond pour sa part l’urbaniste Jean-Michel Roux.  Europa City est un truc hors sol, une capsule spatiale. »


Un argument-massue: l’emploi
« Truc hors sol », l’expression agace passablement Dalstein. «Notre ambition est au contraire de créer un équipement connecté à son environnement, un morceau de ville, avec 100.000m² d’espace public ouvert à tous. Les équipes d’architectes travaillent en ce sens. »

Une chose est sûre, le groupe Auchan a dégainé l’argument-massue pour convaincre le maire de Gonesse : Europa City créerait 11.800 emplois, réservés en priorité aux habitants du département. Le genre d’argument auquel on ne résiste pas, dans un Val-d’Oise miné par le chômage – 9,3% pour le 1er trimestre 2011 d’après l’Insee, le plus fort de la région après la Seine-Saint-Denis.  Et tant pis si la promesse paraît trop belle. « La crise panique tout le monde, résume Guillaume Balas, président du groupe PS au Conseil régional. Les élus sont face à des monstres de persuasion et peuvent être séduits par des aménagements qui, 20 ans après, ne correspondent pas à ce qu’ils voulaient. Il est légitime que les élus veuillent développer de l’emploi sur leur territoire. Mais les garanties ne sont pas encore assez claires ».

Au-delà de la question de l’emploi, Europa City soulève d’autres inquiétudes, d’ordre écologique celles-là. Officiellement, le groupe vend un projet « exemplaire du point de vue du respect de l’environnement » et déroule un argumentaire long comme le bras (qu’on vous épargne). «  La consommation d’énergie sera nulle, assure Dalstein. En 2020, ce sera la norme, elle sera bien sûr respectée ».

Sur ce sujet comme sur les autres, le groupe se veut rassurant: Auchan n’impose rien, le projet est co-élaboré avec tous les acteurs publics concernés dans le cadre d’un comité de pilotage. Prochaines étapes : la présentation des esquisses des architectes en septembre 2012, puis le débat public en 2013. « L’occasion de discuter de politique urbaine et de se demander comment on fait repartir une vie sociale et économique sur ces territoires », espère l’urbaniste Jean-Michel Roux. Nous aussi.