Anticipation par Hervé Kempf dans Le Monde

L’absence de l’environnement dans les débats politiques des pays occidentaux est accablante. Elle empêche la réflexion sur la conséquence de la crise écologique : sa conjonction avec le mouvement mondial d’égalisation conduit les pays riches à la baisse de leur consommation matérielle. Le déni de cette perspective ne laisse ouvertes que deux politiques.
Dans la politique oligarchique, la classe dirigeante proclame la possibilité d’augmenter l’abondance matérielle par la croissance du PIB, sans toucher à une répartition des revenus très inégalitaire. Cela stimule l’aggravation de la crise écologique et l’augmentation des prix de l’énergie, d’où un blocage de la croissance et un chômage accru. Il en découle une montée des tensions sociales que l’oligarchie tente de détourner vers les immigrants et les délinquants. De surcroît, la compétition mondiale pour les ressources alimente le nationalisme. L’oligarchie renforce l’appareil sécuritaire et réprime les mouvements sociaux, abolissant progressivement les formes extérieures de la démocratie. Au bout du chemin, la violence.
Dans la politique sociale-démocrate, les dirigeants s’obstinent à chercher la croissance. Ils corrigent aussi l’inégalité sociale, mais à la marge, pour se concilier les  » marchés « . Les tensions sociales sont moins fortes que dans le scénario précédent, mais le poids de la crise écologique et les tensions internationales restent aussi lourdes, générant les mêmes effets de frustration. La fraction la plus réactionnaire de l’oligarchie harcèle les dirigeants en s’appuyant sur l’extrême droite. L’issue est la débâcle – ou une franche rupture avec le  » croissancisme « .
Il faudra alors, enfin, accepter l’adaptation à la crise écologique. La clé en sera de réorienter une part de l’activité collective vers les occupations à moindre impact écologique et à plus grande utilité sociale – la maîtrise de l’énergie, un nouvel urbanisme, l’agriculture, l’éducation, la santé, la culture… Cela entraînera la création d’emplois, tandis que la socialisation du système financier empêchera la stérilisation d’une part de la richesse collective. Les inégalités seront drastiquement réduites. Cela rendra équitable, donc supportable, la baisse de la consommation matérielle, d’autant plus que biens communs et collectifs seront nettement améliorés.
Au bout du chemin, un monde en paix avec la nouvelle réalité des limites de la biosphère. Mais qu’il est long !
par Hervé Kempf
kempf@lemonde.fr
© Le Monde