Quelle est votre date de naissance ? 29 novembre 1949
Racontez-nous trois moments marquants de votre existence... Le premier est, sans doute, mon combat de lycéen, dans un lycée du sud de la France, peu avant Mai 68, pour mettre en place ce que nous appelions, à l’époque, les “responsables de classe”. Tâtonnements collectifs pour faire exister une parole lycéenne et travailler avec les enseignants à penser autrement l’enseignement : cette expérience a été décisive et j’y ai souvent repensé, en particulier en 1998, quand j’ai organisé la consultation nationale sur les lycées qui a permis, parmi bien d’autres choses, la mise en place des Comités de la Vie lycéenne (CVL) et des Travaux personnels encadrés (TPE).... La deuxième expérience forte a été le moment où, alors que j’étais professeur d’université, j’ai décidé de reprendre une classe de BEP ORSU (Opérateur régleur de système d’usinage) dans un lycée professionnel de Vénissieux : j’ai rencontré là des élèves que l’on jugeait “difficiles” et qui m’ont confirmé ce que je considérais déjà comme essentiel : que l’exigence intellectuelle et culturelle est la forme la plus éminente du respect que nous leur devons... La troisième expérience a été celle du Collège Coopératif Rhône-Alpes et de l’aventure formidable à laquelle j’ai été associé là : permettre à des hommes et des femmes ayant une expérience dans l’économie sociale ou le syndicalisme de faire valider leurs acquis et d’engager de vrais travaux de recherche. J’ai rencontré, à cette occasion, venus de France et d’étranger, des “étudiants” de toutes sensibilités qui incarnait un autre rapport au travail, au collectif, à la nature, à la santé, à la formation, etc. J’ai mis des mots et des concepts sur ce que je formaliserai plus tard dans l’écologie politique.
Comment vous présentez-vous ? Comme un chercheur et un militant, indissociablement. Et à contre-courant de la pensée dominante qui veut que le chercheur ne s’engage jamais pour rester “objectif” ! Je me sens profondément un “chercheur”, mais sans, d’aucune manière, me prétendre supérieur par rapport à des “praticiens” à qui je viendrais apporter, tour à tour, la critique et la vérité. Je suis un chercheur “au coude à coude”, qui tente de comprendre comment les hommes et les femmes peuvent amener un peu plus d’humanité, de responsabilité et de solidarité dans le monde. Je suis un chercheur qui s’efforce de s’exposer et non de s’imposer. Qui veut nourrir le débat démocratique et participer à la construction du monde... Pour autant, je n’abandonne pas la quête de la vérité, mais je suis convaincu que, si aider les humains à découvrir la vérité est indispensable, leur donner du courage n’est pas méprisable pour autant. C’est la ligne que j’ai tenté de suivre dans mon domaine : l’éducation. Tenter d’être au plus près du plus juste, de ne jamais céder à la facilité, de regarder toujours à la loupe tous les problèmes et toutes les objections possibles, sans, pour autant, basculer dans le cynisme ou le fatalisme de celui “à qui l’on ne la fait plus”. Montrer qu’un chemin est possible... C’est aussi la ligne que je voudrais tenir en matière d’écologie politique : ne pas abandonner l’effort permanent de lucidité et, en même temps, ne rien céder sur la volonté de changer le monde pour le rendre plus habitable pour tous. Avec chacune et chacun.
Quelle est votre lieu préféré en Rhône-Alpes ? Il y a, en Rhône-Alpes, des lieux qui où j’aime particulièrement me promener : ce sont des lieux ventés et escarpés où la nature, apparemment ingrate, nous aide à nous ressaisir et à repenser notre équilibre avec elle. Ce sont des lieux caillouteux, un peu ascétiques, où une forme de dénuement nous ramène à l’essentiel : hauts plateaux de l’Ardèche, arêtes du Vercors, chemins dans des pierriers où la végétation émerge contre toute attente, villages improbables où s’éprouvent les équilibres fondateurs entre l’homme et l’œuvre, équilibres précaires à mille lieux de la violence de toute colonisation... Et puis, il y a un lieu, dans la Drôme, qui me fascine tout particulièrement : c’est le Palais Idéal du Facteur Cheval à Hauterives. J'ai toujours été frappé, en effet, par l'histoire de cet homme, commençant à réaliser son rêve un jour où, par mégarde, il bute sur un caillou étrange : « Un jour du mois d'avril en 1879, en faisant ma tournée de facteur rural, à un quart de lieue avant d'arriver à Tersanne; je marchais très vite lorsque mon pied accrocha quelque chose qui m'envoya rouler quelques mètres plus loin. Je voulus en connaître la cause. Je fus très surpris de voir que j'avais fait sortir une espèce de pierre à la forme si bizarre, à la fois si pittoresque, que je regardais autour de moi. Je vis qu'elle n'était pas seule. Je la pris et je l'enveloppais dans mon mouchoir de poche et je l'apportais avec moi me promettant de profiter des moments que mon service me laisserait libres pour en faire une provision. » À partir de là commence, pour cet homme, une quête de vingt-sept ans au cours de laquelle les morceaux de tuf transportés de nuit dans sa brouette, les cartes postales aperçues dans le courrier, les images de calendrier, les rêves aussi, et les plus fous, s'entrechoquent, se combinent, jusqu'à donner naissance au « monument »... Et comment ne pas penser, ici, à ce qui est au cœur de toute construction humaine ? Cette modestie entêtée d’un être qui n’impose pas sa loi aux choses, mais les apprivoise et met son inventivité au service de ce qui peut leur donner sens... Contre toutes les utopies d’une hyper-rationalité déshumanisée, que les technocraties modernes rêvent d’imposer à un monde qu’elles ne parviennent plus à maîtriser, le Facteur Cheval nous dit que la société peut-être autre chose qu’une mégalopole robotisée où cohabitent dans l’indifférence des individus standardisés et sous contrôle. Elle peut, tout à l’opposé, être un agencement harmonieux de passé et de présent, une construction patiente qui prend le temps de trouver une place pour chaque chose, un travail minutieux, une manière de révoquer la violence arrogante de l’homme “maître de lui-même comme de l’univers”... Il ne faut pas rire du Facteur Cheval, car il nous livre des secrets essentiels, trop souvent oubliés en politique : on ne fait rien sans les autres, on ne fait rien sans une grand ambition, mais on ne fait rien sans une modestie industrieuse qui se coltine le quotidien et sait transformer les obstacles sur lesquels elle butte en ressources fabuleuses pour avancer.
Quel est votre livre de chevet ? Je lis et relis actuellement les Propos d’Alain. Longtemps, je me suis méfié de l’homme et de ses étranges paradoxes. Mais il faut bien avouer qu’il vise juste et que la force de la formule met en route l’intelligence : “On dit que les nouvelles générations seront difficiles à gouverner : je l’espère bien.” Qui dit mieux l’essentiel, en ces temps où la monarchie s’installe doucement dans les oripeaux de la République et où l’emprise des médias et des marques pourrait bien, si l’on n’y prend garde, anesthésier toute forme de pensée libre, décourager toute imagination, dissoudre tout véritable collectif citoyen et exaspérer les individualismes jusqu’à l’explosion sociale ?... Bien sûr, Alain m’agace, à chaque page. Presqu’à chaque ligne. Il pratique le contrepied avec une telle maestria qu’on se prend à suspecter l’effet, à se méfier du fabriqué et de la contradiction systématique. A tout prendre, René Char est plus reposant. On frissonne à chaque ligne. Mais Alain ébranle et, en ces temps de pensée unique, quiconque ébranle les idoles médiatiques et se moque des lieux communs, rend le service le plus éminent. Il permet de penser.
Quel personnage est un modèle pour vous ? Jean Zay, sans aucun doute. Le ministre de l’Education nationale, des Beaux-Arts, de la jeunesse et des Sports du Front populaire. Jean Zay qu’on se garde bien de citer lui préférant, en général, Jules Ferry. Or, autant Jules Ferry est un homme du 19ème siècle, étranger à toute problématique de justice sociale, attentif à former des “patriotes anti-allemands” plutôt que des démocrates, profondément centralisateur et colonialiste.... Autant Jean Zay est un homme du 21ème siècle : il va créer, en même temps, la médecine scolaire et le Festival de Cannes, les services d’orientation scolaire et le CROUS, la radio scolaire et les classes de détermination, etc. Il a, pour la première fois, une vision globale intégrant, dans un même projet politique, la scolarisation des enfants, la prévention et la santé, la collaboration avec les parents, l’accès à la culture et aux loisirs, l’éducation populaire, la formation professionnelle, l’apprentissage tout au long de la vie. Jean Zay pense “global” et agit sur des leviers qu’il estime être capables de transformer en profondeur la société. Nous n’avons pas fini de nous inspirer de Jean Zay... martyr de la liberté assassiné par la Milice en 1944.
Quelle est votre chanson préférée ? J’en donnerai deux, une classique par excellence, Lascia ch'io pianga, de Frédéric Haendel : c’est une ode à la paix et à la liberté que j’apprécie tout particulièrement quand elle est chantée par Ferruccio Spinetti et Petra Magoni (Musica Nuda)... Il y a un écart énorme entre la voix de femme, très haute, et la contrebasse... Cela produit un effet fabuleux. Je ne peux écouter cette chanson sans frissonner tout entier : quelque chose d’extravagant naît de l’écart entre les deux tessitures, un accord parfait dans la différence radicale, et ce contraste accordé porte la liberté dont il est question ici jusqu’à l’incandescence.... Et puis, très récemment, j’ai découvert Oxmo Puccino qui mêle rap et jazz d’une manière tout à fait étonnante. Je trouve qu’il y a, dans un album comme L’arme de paix des chansons tout à fait étonnantes, avec une orchestration et une voix qui servent admirablement des textes d’une grande sensibilité. Dans “Partir 5 minutes”, il y a cette “amertume” d’un homme qui se trouve déraciné et assigné au malheur (“la vie est amère comme un jus de pamplemousse avec de la mousse de bière”), mais qui parvient à “saisir l’immensité de l’instant”. “Je rêve en rugissant” dit Oxmo Puccino, “de refaire l’histoire du monde les soirs de pleine lune”. Une échappée belle qui ouvre une fenêtre superbe dans le mur des fatalités...
Une citation que vous voudriez mettre en exergue aujourd’hui. Condorcet : « Il suffit au maintien de l'égalité des droits que [...] chacun soit assez instruit pour exercer par lui-même, et sans se soumettre à la raison d'autrui, ceux dont la loi lui a garanti la jouissance. [...] Ainsi, par exemple, celui qui ne sait pas écrire, et qui ignore l'arithmétique, dépend réellement de l'homme plus instruit, auquel il est sans cesse obligé de recourir. [...] Mais l'homme qui sait les règles de l'arithmétique nécessaires dans l'usage de la vie, n'est pas dans la dépendance du savant qui possède au plus haut degré le génie des sciences mathématiques, et dont le talent lui sera d'une utilité très réelle, sans jamais le gêner dans la jouissance de ses droits [...]. Lorsque la confection des lois, les travaux d'administration, la fonction de juger, deviennent des professions particulières réservées à ceux qui s'y sont préparés par des études propres à chacune, alors on ne peut plus dire qu'il règne une véritable liberté. Il se forme nécessairement dans une nation une espèce d'aristocratie, non de talents et de lumières, mais de professions. [...] Le pays le plus libre est celui où un plus grand nombre de fonctions publiques peuvent être exercées par tous ceux qui ont reçu l’une instruction commune ». Premier mémoire sur l'instruction publique, 1791
Quel souhait exprimez-vous pour Rhône-Alpes ? Que ce soit une région exemplaire en Europe : exemplaire parce que la diversité de son climat, de sa faune et de sa flore, la richesse de ses paysages et de ses traditions seront préservées et serviront de terreau pour développer un autre rapport au monde et aux autres. Exemplaire parce que ses habitants prendront part collectivement à la construction de son avenir ! Je souhaite qu’Europe Ecologie puisse être la force politique qui y impulse une nouvelle politique... pour qu’au élections régionales de 2014 ou de 2016, il n’y ait plus d’abstention du tout... ou beaucoup moins ! Rhône-Alpes sera alors réellement une région écologique et citoyenne... Nous aurons fait la preuve que la démocratie est possible et que c’est une belle voie d’avenir.
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