« Je suis pour des innovations technologiques au service des habitants »
Yves Aurégan, pouvez-vous nous donner votre sentiment sur le projet de territoire intelligent voté récemment par « Angers Loire Métropole (ALM)».
Tout d’abord je voudrais dire que je trouve étonnant qu’un projet d’une telle ampleur financière, qui engage la ville pour tant d’années[1] soit voté quatre mois avant les élections[2].
D’autre part, il est important de bien nommer les choses. L’ambition de Christophe Béchu est « de réaliser un territoire intelligent ». Nous n’avons pas la même définition d’un territoire intelligent. Le projet adopté à ALM est en fait un territoire techno-connecté (TTC). Un territoire où des dizaines de milliers de lampadaires, de capteurs de présence, d’humidité, de qualité de l’air, de trafic routier… produisent en permanence des données qui seront transmises à un « hyperviseur » situé à la mairie qui saura –mieux que nous bien sûr– améliorer notre environnement. Il pilotera l’éclairage, les feux rouges, l’arrosage… C’est donc une vision très centralisée du pilotage d’une ville, qui privilégie la technologie à l’humain et qui ne nous convient pas. Pour nous, un territoire intelligent est un territoire qui n’émet plus de gaz à effet de serre, qui s’est adapté au changement climatique et qui est devenu résilient et autonome en développant les coopérations et les liens entre ses habitants.
Ce projet prévoit d’économiser des ressources sur le territoire, n’y êtes-vous pas sensible ?
Il y a effectivement des choses intéressantes dans ce projet du point de vue des économies d’électricité par le remplacement des lampadaires actuels en lampadaires à LED. Il y aura aussi des économies dans l’usage des bâtiments municipaux et c’est très bien. Il est aussi prévu d’économiser l’eau pour l’arrosage des espaces publics et c’est aussi très bien. Mais tout cela n’est pas singulier: ces économies de ressources pourraient être d’ailleurs bien plus grandes dans une ville Low-Tech. On oublie ici que le déploiement des nouvelles technologies a un coût environnemental énorme, pour leur fabrication principalement[3]. A l’échelle planétaire, l’empreinte environnementale du numérique équivaut à 5 fois le poids du parc automobile français (180 millions de véhicules) ! Est-ce que l’impact environnemental de la fabrication, de l’exploitation et du recyclage des dizaines de milliers de capteurs, de mâts, de caméras, d’écrans et de serveurs nécessaires à ce projet techno-connecté ont bien été pris en compte dans les promesses d’économie d’énergie formulées par les prestataires ? Aujourd’hui, une collectivité qui souhaiterait réellement une transition écologique ne peut pas se lancer aveuglement dans cette course au tout numérique connecté qui s’avère extrêmement énergivore. C’est un paradoxe énorme à l’égard des habitants à qui l’on demande des efforts quotidiens. Par ailleurs la collectivité risque de perdre la maitrise de ses services publics et les angevins pourraient craindre de perdre le contrôle de leurs données.
Angers Loire Métropole assure avoir veillé à limiter le rôle des entreprises et à être progressivement formée pour garder la main sur ces technologies. Vous ne croyez pas cela suffisant ?
Ce qui me gêne est la centralisation et le manque de confiance dans l’humain, plus particulièrement dans les agents du service public. Je ne comprends pas pourquoi pour allumer les lampadaires dans une rue avec un capteur de présence, il est nécessaire que les informations soient stockées à la mairie. Je ne comprends pas pourquoi il est nécessaire d’utiliser toute cette technologie pour comprendre qu’il n’est pas utile d’arroser quand il pleut. Cela donne une impression d’invention des Shadoks. Cela génère un sentiment des gadgets high-tech très chers alors que nous aurions besoin de cet argent pour revivifier les liens sociaux autant que pour entamer une vraie transition écologique.
A vous entendre, il semble que vous soyez contre la modernité.
Pas du tout, je suis simplement pour des innovations technologiques qui soient au service des habitants. Or aujourd’hui, la « smart city » semble bien plus asservir les habitants à des technologies sur lesquelles ils n’ont plus aucune maitrise, que de leur permettre de vivre mieux. Je pense qu’il y a deux visions du progrès. Une première pense que tous les problèmes de la société : santé, changement climatique, alimentation, sécurité peuvent se résoudre par des réponses techniques : ville connectée, tracteurs pilotés par satellites, vidéosurveillance associée à de la reconnaissance faciale, itinéraires voiture qui contournent des pics de pollution de l’air… Une seconde vision considère que c’est en redonnant les moyens d’agir sur son quotidien et de rendre visible les impacts de chaque pratique que pourront émerger des innovations prenant mieux en compte les contraintes sur les ressources de matière première et d’énergie. Il faut se focaliser sur les technologies sobres, agiles et résilientes. L’équipe municipale actuelle a poussé le curseur très loin vers le « High Tech », nous souhaitons au contraire favoriser davantage le « Low Tech » : les ressourceries, les ateliers de réparation d’objets, le zéro déchet, etc… Nous sommes convaincus que c’est la voie pour une réappropriation de la ville par ses habitants. Nous voulons en finir avec cette tendance à réduire les habitants à des consommateurs ou usagers, qui auraient besoin de technologies « intelligentes » pour savoir comment conduire leur vie. Il est urgent selon nous de reconsidérer les habitants, non pas uniquement comme des usagers de la ville mais aussi comme des créateurs. Avec eux, il s’agira de construire des alternatives, d’ouvrir des pistes, d’expérimenter d’autres modèles plus sobres, de développer la diversité, l’autonomie et les approches locales qui sont des facteurs de résilience, d’inclusion et de réalisation personnelle et collective.
Que deviendra ce projet de « territoire intelligent » si vous êtes élu ?
Quand nous serons élus, nous
prendrons tout d’abord connaissance du contrat qui a été signé car si nous
avons les grandes lignes du projet, nous n’avons pas accès au détail de ce qui
a été signé. Le premier point est que la collectivité publique doit reprendre
la main sur ce dossier et ne pas céder au groupe Engie, le pilotage du projet.
Il est symptomatique à cet égard d’entendre lors d’une interview sur LCI[4] un
directeur d’Engie dire, en parlant des lampadaires, « … Je vais pouvoir
diminuer l’intensité lumineuse … ». Qui pilotera l’éclairage à Angers,
Engie ou les services public de la ville ? Le second point est que nous
utiliserons toutes les marges de manœuvre à notre disposition pour réorienter
ce projet pour qu’il devienne réellement écologique et solidaire. Nous
étudierons par exemple les possibilités d’achat durable et responsable pour les
équipements, ou encore les garanties de recyclage des déchets d’équipements
électriques et électroniques (DEEE). Nous développerons à l’échelle
industrielle le réémploi des matériaux en s’appuyant sur la force et
l’imagination permanente des entrepreneurs sociaux de notre territoire «
humainement intelligent ».
[1] Le marché signé avec un consortium mené par Engie s’élève à 178 millions d’euros sur les douze prochaines années : https://www.lefigaro.fr/societes/angers-investit-massivement-dans-la-ville-intelligente-20191121
[2] https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/angers-49000/angers-le-territoire-intelligent-de-l-agglo-sera-pilote-par-engie-ineo-6606118