« Dressons enfin le bilan du nucléaire français » Tribune dans Le Monde

Tribune dans le Monde du 11 aout 2010 de Mickaël Marie, secrétaire national-adjoint des Verts et conseiller régional de Basse-Normandie.

Jours mouvementés pour le nucléaire français. En une semaine, au creux de l’été, on apprend ainsi que le PDG d’EDF coiffera désormais toute l’équipe de la France nucléaire, son homologue d’Areva payant l’échec d’Abou Dhabi et les retards conséquents des chantiers EPR, ce réacteur de nouvelle génération vanté, sans crainte du ridicule, comme « post-Tchernobyl » et « post-11-Septembre ». Que lesdits retards sont désormais admis par EDF, qui porte du coup la facture de 3,3 à 5 milliards d’euros. Que l’Agence internationale de l’énergie s’émeut, dans ses observations, de l’imprécision des coûts réels de développement du parc nucléaire français.

Dernière touche au tableau : la tardive publication du rapport Roussely sur « L’avenir de la filière française du nucléaire civil », qui confirme, en des termes diplomatiques, le désastre industriel de l’EPR, dont il est suggéré pudiquement « d’optimiser » la conception.

Dure semaine ? Même pas. Car face au désastre, la France ne changera rien. Poursuivra sa stratégie d’exportation d’un modèle énergétique unique, et compte bien d’abord la renforcer à l’intérieur de ses frontières. C’est la magie de l’idéologie que de résister aux faits, et la force du programme électronucléaire – et du lobby qui le défend et en dépend – est là : jamais l’Etat, soutien premier de l’atome, n’aura permis une évaluation contradictoire de la politique conduite, qui permettrait aux citoyens et contribuables de se faire une idée plus juste que celle des publicités des opérateurs.

Depuis son lancement il y a plus de quarante ans, on disposerait pourtant d’un recul suffisant pour engager, sans a priori, un état aussi exhaustif que possible des avantages et des inconvénients de la production électronucléaire. D’autant qu’elle a pris, en France, une dimension inédite. Et pour cause : la France concentre sur son seul territoire un sur sept des réacteurs en activité dans le monde.

Esquissons, donc, quelques premiers éléments de bilan. Ils seront incomplets et je ne doute pas qu’un tel inventaire trouvera très vite ses contradicteurs. Tant mieux. Sur le plan budgétaire, d’abord. On sait que la production électronucléaire a, ces quarante dernières années, aspiré la presque-totalité des crédits publics dédiés tant à la production qu’à la recherche sur l’énergie. C’est à cette aune que doit être jugé le programme électronucléaire, si du moins l’on se soucie de l’efficacité de la dépense publique.

Or ces efforts massifs n’ont permis ni de résoudre, malgré des engagements aussi solennels que répétés, le problème crucial des déchets radioactifs, dont la dangerosité se mesure tout de même parfois en centaines de milliers d’années, ni d’entériner la si fameuse promesse de l’indépendance énergétique, mythe qui s’écroule dès lors que le minerai est importé, dans des conditions d’extraction d’ailleurs indignes de notre pays : désastres sanitaires et écologiques, violations des droits humains, arrangements avec des régimes notoirement corrompus…

Autre effet collatéral de la captation par le nucléaire de la manne budgétaire : les énergies renouvelables sont sous-développées, quand d’autres pays, pas mieux dotés que nous (le potentiel éolien de la France laisse rêveur, quand on le compare aux chiffres des réalisations), ont su prendre le virage.

Sur les plans technologique et énergétique, ensuite. L’apothéose scientifique et industrielle promise a déchu en échec patent. Le parc assure à peu près la satisfaction des besoins électriques du pays, au prix de surcoûts colossaux nés de la surcapacité installée et d’une moyenne de production inférieure à celle de plusieurs de ses voisins.

Mais la prouesse tourne à la farce lorsque, et c’est un événement annuel désormais, des régions entières sont menacées de plonger dans le noir. Ces épisodes ont le mérite d’agir comme une (brutale) révélation : malgré des investissements publics sans équivalent, le système ne fonctionne pas.

Sur le plan social, également. Le développement du parc nucléaire s’est doublé d’une stratégie de développement massif du chauffage électrique, puisqu’il fallait absorber la production, coûte que coûte. Ce choix, particulièrement net dans les logements d’habitat social, a eu pour corollaire le sous-investissement dans l’isolation et la faible attention portée, jusqu’à une époque récente, à la performance énergétique des bâtiments.

Conséquence majeure, la « précarité énergétique » de millions de ménages, prisonniers de factures d’électricité en hausse constante. S’il est impossible d’imputer la totalité de la précarité énergétique (10 % de la population française concernée) au seul chauffage électrique, cher et peu efficace, son développement a accru les risques de vulnérabilité des ménages. Toujours persuadée de l’excellence du tout-nucléaire, la France continue d’équiper de chauffage électrique ses nouveaux logements (les trois quarts des constructions en 2008) et le Parlement persiste à soutenir une réglementation thermique qui lui est outrancièrement favorable. Là encore, glorieux bilan.

Quatrième et dernière remarque : la domination du nucléaire, la répétition de cet aveuglement que la politique conduite était la seule possible, la marginalisation de tout point de vue critique… Tout cela a consacré, dans l’esprit commun des citoyens, l’idée qu’aucune autre solution n’est possible.

Les expériences de nombreux pays nous enseignent pourtant radicalement le contraire. Elles sont écartées, comme l’est par avance tout ce qui viendrait affaiblir la thèse de l’infaillibilité nucléaire. Ainsi des recherches montrant que le nucléaire n’était d’aucun secours véritable dans la lutte contre le dérèglement climatique ou dans la définition d’une stratégie de réduction de la dépendance aux énergies fossiles, mais qu’il fallait porter l’effort sur les stratégies de sobriété et d’efficacité énergétique… rendues impossibles si l’on choisit pour priorité le développement d’un parc électronucléaire, et ses investissements colossaux.

Là est peut-être le plus grand drame né du choix français du tout-nucléaire, que l’on mesure en Basse-Normandie, terre de Flamanville et de la Hague, presque physiquement : en voulant à toute force prouver que ce choix était le seul possible, rationnel et efficace, il a stérilisé l’imagination autant que le débat, et condamné la société française à n’imaginer le futur que comme la perpétuation inaltérée du présent. Dans le monde qui vient, cette faute-là ne saurait être prolongée sans dommages. Sortir de l’illusion, c’est regarder en face le bilan du programme électronucléaire. Cette analyse lucide est le préalable nécessaire à l’élaboration d’autres scénarios énergétiques. Ils sont urgents.

Mickaël Marie, Secrétaire national adjoint des Verts, conseiller régional de Basse-Normandie

la tribune sur le site du Monde :

 

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