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Nucléaire civil : la vitrine légale du nucléaire militaire

25 mars 2003

Nucléaire civil : la vitrine légale du nucléaire militaire

Jean-Pierre DUFOUR

Physicien Nucléaire, Directeur de Recherches au CNRS

Vice-Président Vert du Conseil Régional d’Aquitaine

14, rue François de Sourdis 33077 Bordeaux Cedex

e-mail : j.p.dufour@wanadoo.fr

La barrière technologique qui empêchait la prolifération des armes nucléaires tombe progressivement. Depuis quelques années il apparaît au grand jour que le développement d’un programme nucléaire civil est le meilleur moyen pour accéder à la réalisation d’armes atomiques. En encourageant le transfert de technologie nucléaire civile et en lui offrant un cadre juridique international, le Traité de Non Prolifération apparaît maintenant comme un leurre dangereux qui ruine son objectif même. Ce fait est encore largement méconnu du grand public. Il conditionne pourtant la paix mondiale.

L’année 2003 met particulièrement en relief l’importance croissante que revêt le contrôle des activités nucléaires dans le monde. L’Irak avait été à deux doigts de posséder l’arme atomique en 1981 quand la France lui avait livré le réacteur nucléaire civil Osirak selon un accord négocié secrètement en 1976 par Jacques Chirac, alors Premier ministre (ref.1). A l’époque les israéliens avaient bombardé le réacteur juste avant sa mise en service et le risque fut écarté pour un temps. Cette vieille histoire éclaire d’un jour trouble l’engagement pacifiste actuel du président Chirac. La question de l’arme atomique se pose bel et bien pour ce pays. (Ce qui ne change rien au fait que cela ne justifie pas une guerre et que l’ONU seule a la légitimité de décision).

Mais ce n’est pas tout, la guerre en Irak a presque occulté la menace de la Corée du Nord de reprendre son programme de réalisation d’armes atomiques. De même, la guerre en Afghanistan a été engagée en 2002 sans qu’une grande attention ait été portée au fait que la déstabilisation qu’elle pouvait engendrer au Pakistan voisin aurait pu (et pourrait encore) amener une révolution islamique radicale dans ce pays détenteur de l’arme atomique. Ceci alors que l’Inde voisine, en guerre avec le Pakistan, détient aussi l’arme atomique.

Jamais la menace nucléaire n’a été aussi grande qu’actuellement. La fameuse doctrine de dissuasion, en fait l’équilibre de la terreur, a plus ou moins accrédité l’idée que ces armes terribles ne seraient plus employées. Une sorte de torpeur de la vigilance publique en résulte. En réalité, la lenteur de la dissémination nucléaire a été due aux barrières technologiques à franchir pour se doter de l’arme atomique plus qu’à la dissuasion elle-même. Peu à peu ces barrières tombent et le nucléaire civil y contribue de façon cruciale.

Fabriquer une bombe atomique c’est facile :

Pour se faire une idée de la difficulté de la fabrication d’une bombe, il est intéressant de noter qu’aucun essai nucléaire, d’aucun pays, n’a raté, pas une seule fois ! La première bombe à l’uranium lâchée sur Hiroshima n’avait même pas été testée. Seule celle au plutonium utilisée à Nagasaki avait été testée à Alamagordo en juin 1945, aux Etats-Unis. L’état d’Israël possède l’arme atomique et est certain de son bon fonctionnement sans avoir jamais procédé à un seul essai. A titre de comparaison le développement du spatial s’est révélé beaucoup plus difficile et a connu de nombreux échecs dramatiques.

La technique de base pour faire une arme atomique, disponible avec force détail sur Internet, est de rapprocher des pièces métalliques d’uranium ou de plutonium incapables isolément de déclencher une réaction nucléaire en chaîne. Projetées les unes vers les autres par de petits explosifs classiques, une « masse critique » est atteinte et la bombe explose. Le plutonium demande plus de soin pour obtenir l’explosion car il « s’auto-allume » trop vite si on approche deux blocs de plutonium l’un de l’autre (il fond sans exploser, à cause d’un processus appelé fission spontanée). On peut néanmoins en faire une bombe en le fragmentant en un plus grand nombre de petites pièces pour pouvoir malgré cela assembler la masse critique nécessaire.

Ce « détail technique » est très important car il a permis aux spécialistes du nucléaire militaire de prétendre pendant 30 ans que le plutonium qui est fabriqué automatiquement dans n’importe quel réacteur civil comportait une trop grande quantité de l’isotope 240 Pu ( à fort taux de fission spontanée) pour avoir le moindre usage militaire. La prolifération n’était donc théoriquement pas à craindre de la vente de centrales nucléaires aux pays en développement.

Or on sait maintenant que c’est faux comme on va le voir. Le Commissariat à l’Energie Atomique a délibérément menti (ref 2 et ref 1) sur ce sujet. Mais se procurer le matériau fissile est plus difficile :

Si un pays ne possède pas de réacteur nucléaire il ne peut réaliser une arme nucléaire qu’en pratiquant ce qu’on appelle « l’enrichissement de l’uranium », une opération technique difficile qui permet d’obtenir de l’uranium contenant de 3 à 95% de l’isotope fissile de masse 235 (le seul utile pour les armes et les réacteurs).

Cette technique d’enrichissement est une vraie barrière technologique. Pour la voie la plus classique (EURODIF - Pierrelatte en France) il faut mettre l’uranium sous forme de gaz UF6, chimiquement agressif, et faire diffuser ce gaz un grand nombre de fois à travers des parois poreuses. Seuls quelques pays au monde maîtrisent l’enrichissement de l’uranium. La consommation énergétique du procédé est d’ailleurs gigantesque : trois tranches nucléaires de Tricastin, soit 4,4 % de toute la production française pour Eurodif (ref. 3). Il faut enrichir l’uranium à nettement plus de 20% (80-90%) en 235U pour obtenir un matériau d’intérêt militaire.

Un pays qui déclare vouloir développer un programme d’énergie nucléaire civil peut en toute légalité développer la technologie d’enrichissement. Dès qu’il maîtrise le procédé, rien ne l’empêche de réaliser une installation secrète pour produire de quoi faire des armes. C’est la voie suivie par l’Iran qui développe un programme nucléaire au grand jour. Ainsi monsieur Ali Reza Aghazadeh, ministre iranien de l’énergie atomique, déclare : « En tant que signataires du TNP -traité de non-prolifération-, nous attendons d’en tirer aussi des bénéfices ; or les Occidentaux nous ont imposé des sanctions. Pourquoi serions-nous privés de matériaux nucléaires ? » (ref 4). On voit la référence au TNP qui devient l’argument « imparable » pour se procurer des matériaux fissiles ou pour justifier le développement d’une usine d’enrichissement jugée "très sophistiquée" par le directeur général de l’AIEA, Mohamed ElBaradei (ref 4).

Chacun peut juger par lui-même du sérieux des affirmations officielles des autorités iraniennes sur le but purement civil poursuivi avec le programme d’électricité nucléaire en ayant en tête que l’Iran est un gros producteur de pétrole et n’a donc en rien besoin du nucléaire !

Au-delà de l’enjeu de l’enrichissement, l’achat d’un réacteur nucléaire et du combustible associé, possibilité ouverte légalement par le TNP, permet de produire du plutonium automatiquement. Le combustible irradié déchargé d’un réacteur contient du plutonium en quantité très importante : environ 240 kg dans 24 tonnes de combustible. Il suffit de 6 kg de plutonium militaire pour faire une bombe, soit le volume d’une orange ! Or les Etats-Unis ont rendu publique en 1977 l’information qu’ils avaient procédé dès 1962 à un test nucléaire dans le Névada à partir de plutonium d’origine civile (contenant du 240Pu) provenant de réacteurs britanniques (ref 5 et ref 6). Le but de la divulgation de cette information n’était pas clair et tant que ce fait restait isolé, il était encore possible aux tenants du nucléaire de feindre de l’ignorer. Depuis, la compréhension de ce risque s’est approfondie et un scientifique comme Richard L. Garwin, membre de l’académie des sciences américaines et favorable au nucléaire, a démontré qu’il fallait considérer le plutonium d’origine civile comme un danger majeur de prolifération et qu’il fallait le protéger (note de l’auteur : de détournement) comme s’il s’agissait d’armes nucléaires (ref 7et 8).

Le Traité de Non-Prolifération (TNP) est inefficace et dangereux :

Si le TNP a eu le mérite de permettre d’initier une démarche de limitation de la prolifération nucléaire, il s’avère maintenant totalement daté et incapable de remplir son objectif qui est de limiter réellement l’augmentation du nombre de pays qui disposent d’armes nucléaires. En particulier l’article 4 (ref 9) du traité parle du « droit inaliénable de toutes les Parties au Traité de développer la recherche, la production et l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques ». Plus encore, les pays développés sur le plan nucléaire s’engagent à aider au développement de l’énergie nucléaire : « Les Parties au Traité en mesure de le faire devront aussi coopérer en contribuant, à titre individuel ou conjointement avec d’autres États ou des organisations internationales, au développement plus poussé des applications de l’énergie nucléaire à des fins pacifiques, en particulier sur les territoires des États non dotés d’armes nucléaires qui sont Parties au Traité,... ».

Or on sait maintenant de façon indubitable (ref 6, 7 et 8) qu’un pays arrive sans problème par la maîtrise des technologies civiles à la capacité militaire nucléaire. Un pays peut ensuite sortir du TNP dès qu’il dispose de l’arme nucléaire, quand il est trop tard pour le faire revenir en arrière. Le cas de l’Iran est exemplaire en ce sens et il faut reconnaître que les Etats-Unis sont les seuls à s’en soucier vraiment. Le programme civil massif de la France et sa politique de prestige sur l’exportation à tout prix des centrales nucléaires dans les pays en développement expliquent son absence d’engagement sur le sujet de la prolifération. Si le nucléaire civil se développait à grande échelle dans le monde pour lutter contre l’effet de serre, comme certains le proposent, le problème de la prolifération deviendrait un cauchemar insoluble.

Le TNP date de 1968, une époque où l’énergie nucléaire était une perspective et non encore une réalité industrielle. On peut mesurer à quel point il est daté en remarquant que l’article 5 est consacré à l’utilisation des bombes atomiques comme « explosifs civils » (pour creuser des canaux ou aplanir des montagnes) qui doivent aussi être transférés aux pays sans armes ! La non prise en compte de la radioactivité de tels explosifs et du risque évident de détournement est sidérant trente cinq ans après.

Les initiatives pour dépasser le TNP (Abolition 2000 par exemple) sont donc nécessaires, mais elles n’ont pas encore franchi le tabou indispensable : la sortie du nucléaire militaire inclut celle du nucléaire civil.

Oui le nucléaire civil est bien la vitrine légale du nucléaire militaire ! La reconnaissance de ce fait est nécessaire et cruciale pour espérer sortir un jour définitivement de l’ère des bombes atomiques.

Références :

1- Georges Amsel. • Osirak, la bombe et les inspections LE MONDE | 15.10.2002 |

2- France-Inter - Emission Interception : « France-Irak : mensonges atomiques » 9 février 2003

3- Rapport parlementaire OECST N° 1359. Rapport sur l’aval du cycle nucléaire : Les coûts de production de l’électricité. Christian Bataille et Robert Galley - 1999

4- "L’Iran n’a pas besoin d’armes de destruction massive" LE MONDE | 12.03.2003 |

5- A.B. Lovins, Nuclear Weapons and Power-Reactor Plutonium, Nature, 1980, Vol. 283, p. 817-823

6- Additional Information Concerning Underground Nuclear Weapon Test of Reactor-Grade Plutonium, US

DOE Publication DOE Facts, August 1994, p. 186-190

7- Richard L. Garwin, The Garwin archive (http://www.fas.org/rlg/) : Reactor-Grade Plutonium Can Be Used to Make Powerful and Reliable Nuclear Weapons : Separated Plutonium in the Fuel Cycle Must Be Protected as if it Were Nuclear Weapons, August 1998.

Traduction : « Le plutonium provenant de centrales nucléaires peut être utilisé pour faire des armes nucléaires puissantes et fiables : le plutonium séparé dans le cycle du combustible doit être protégé comme s’il s’agissait d’armes nucléaires » Aout 1998.

8- Page internet sur l’usage militaire du plutonium : http://www.francenuc.org/fr_mat/plutonium_f.htm

9- Texte du TNP sur internet : http://www.dfait-maeci.gc.ca/nndi-agency/treaty_on_nuclear_weapons-fr.asp




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