Article paru dans le numéro de février de la revue Esprit, par Lucile Schmid:
À la mi-novembre 2011, le parti socialiste et Europe Écologie-les Verts signaient un accord de mandature pour 2012-2017. Cet accord a marqué un moment important de la précampagne et est appelé, en cas de victoire de la gauche, à orienter les choix politiques d’une présidence d’alternance. Aussi les difficultés de son élaboration comme les critiques qui ont accueilli sa présentation permettent-elles de saisir le moment politique dans lequel nous sommes et les difficultés des deux grandes sensibilités de gauche à formuler des projets communs, alors même que la crise sociale, économique et environnementale actuelle appelle une rencontre et une reformulation des cultures politiques propres à chacune de ces sensibilités. Membre de la délégation d’Europe Écologie-les Verts sur la partie programmatique de l’accord dès avril 2011, ancienne socialiste, j’ai souhaité livrer à chaud quelques réflexions sur cet accord, non pour en donner une interprétation « faisant foi » mais afin de m’interroger sur la perspective qu’ouvre ce processus et le sens à donner aux nombreuses réactions qu’il a suscitées.
Un accord législatif en période présidentielle
Des accords entre socialistes et écologistes, il y en a déjà eu dans le passé. Mais le contexte de crise change la donne et le calendrier électoral impose des choix. En effet, les résultats électoraux des écologistes sont en nette progression depuis 2009 et le lancement d’Europe Écologie. En l’absence d’une évolution du mode de scrutin, cette progression ne pouvait cependant se poursuivre pour les élections législatives. Quant à l’élection présidentielle, elle leur a toujours été défavorable. C’est donc un cycle électoral plutôt négatif qui attendait les écologistes sans une alliance avec les socialistes. L’intérêt des socialistes à nouer un accord, pour être moins immédiatement perceptible, n’en était pas moins réel : l’alliance par anticipation donnait à voir les contours d’une nouvelle majorité, co-responsable dans les décisions difficiles (ce n’est pas un hasard si l’accord prévoit la solidarité sur le budget et le financement de la Sécurité sociale). D’avril à novembre 2011, deux négociations se sont tenues en parallèle. L’une sur le contenu de ce que pourrait être cet accord de mandature, l’autre de nature électorale, avec la volonté pour les écologistes de pouvoir constituer a minima en 2012 un groupe parlementaire à l’Assemblée nationale avec un objectif affiché de trente à quarante députés.
Sur le plan programmatique, des groupes de travail composés à parité de socialistes et d’écologistes ont débattu sur les principaux thèmes de cette négociation : énergie et infrastructures, économie et questions sociales, institutions et réforme de l’État et des collectivités locales, éducation et culture, questions relatives au lien social (dont l’immigration et la santé), questions internationales et de défense. L’Europe, souvent évoquée, a été traitée simultanément dans les groupes sur l’économie et les institutions. Les groupes ont travaillé de manière classique sur la définition d’un diagnostic, l’élaboration de propositions et l’identification des points difficiles relevant d’un arbitrage politique. Sans surprise, ceux-ci portaient essentiellement sur l’énergie (arrêt du nucléaire) et les institutions (introduction de la proportionnelle pour les élections législatives). Des différences d’approche ont été perceptibles sur l’éducation, sur la présidentialisation du régime, sur l’immigration. Mais elles n’ont jamais conduit à remettre en cause des valeurs et un diagnostic communs sur la situation économique et sociale de la France.
À peine conclu, l’accord suscitait déceptions, indignation et remous. L’AFP titrait sur un texte a minima. Mediapart révélait que les socialistes, craignant des difficultés sociales insurmontables pour la reconversion de la filière, avaient retiré sans en faire part aux écologistes un paragraphe sur le combustible MOX. Une véritable campagne de la presse conservatrice se déclenchait sur le thème de l’irresponsabilité de François Hollande et des socialistes, accusés d’avoir cédé aux « écolos dingos » en bradant le modèle industriel français et des centaines de milliers d’emplois. Jean-François Copé entamait une lecture minutieuse de l’accord, sommant point par point François Hollande et les socialistes de marquer leurs distances par rapport au texte et de reconnaître qu’ils s’étaient laissés aller à des alliances d’appareil. Chez les écologistes, même si l’accord était adopté à une large majorité par les instances du parti, certains militants faisaient part de leur désappointement devant un texte qui, à leurs yeux, tournait le dos au projet écologiste pour quelques circonscriptions. Eva Joly elle-même avouait son malaise. Enfin, côté socialiste, des voix s’élevaient contre l’accord électoral, et la montée de François Bayrou dans les sondages conduisait à s’interroger sur le bien-fondé d’une alliance qui, dans ces conditions, ne constituait pas un atout évident pour les présidentielles.
Une rencontre contre-nature ?
Cet accord peut-il introduire une logique d’alliance durable entre socialistes et écologistes ? À l’évidence, le contexte de crise économique et financière a joué un rôle important dans le scepticisme qui a accueilli le texte. Alors que chaque proposition avancée par un candidat à la présidentielle est immédiatement questionnée sous l’angle du « comment faire sans creuser le déficit des finances publiques ? », cette esquisse d’un programme de mandature plus de six mois avant les législatives n’a pas été complètement prise au sérieux. Trop d’ambition est vite lue aujourd’hui comme suspecte, ou au mieux comme une abstraction, un exercice de prospective irréel… Pourquoi associer aussi étroitement programme et accord électoral si ce n’est pour habiller la distribution des places ? Cette vision cynique traduit aussi les grands stéréotypes de notre théâtre politique : le contenu n’y est qu’un décor, les mots sonnent creux avant même d’être écrits, etc. Mais n’est-ce pas faire là un procès d’intention à une initiative qui assume de vraies ambitions ? Alors que la gauche s’est vue si souvent accusée de ne pas être vraiment différente de la droite lorsqu’elle est aux affaires, ce texte, qui choisit d’aborder à la fois la question des valeurs et celle de la mise en oeuvre concrète d’un projet de gauche, prend justement le risque d’entrer dans le réel.
Nombre de réactions défavorables s’expliquent également par la contradiction entre une logique parlementaire, celle de l’accord, et une logique présidentielle, celle que revêt de plus en plus la pratique de la Ve République. L’inversion du calendrier électoral, alors que les mandats présidentiel et législatif ont la même durée, a accentué cette présidentialisation. La pratique sarkozyste en a également été un élément essentiel. Mais surtout, les primaires citoyennes, en mobilisant trois millions d’électeurs, ont introduit un facteur inédit de présidentialisation à gauche. Le calendrier a aussi participé au malentendu. Conclu quelques mois plus tôt, à l’été 2011, l’accord aurait reçu un accueil plus favorable. Mais aurait-il alors pu être approuvé par les deux partis, compte tenu de l’importance des sujets alors encore « laissés entre crochets » (notamment le nucléaire) ? Et si à l’inverse, il l’avait été plus tard, juste après les présidentielles ? La démarche pouvait sembler plus logique, mais elle aurait difficilement pu s’adosser à un accord électoral de même portée puisque c’est dès la fin de l’année 2011 que les partis désignaient leurs candidats aux législatives. Or, le principe de co-responsabilité au pouvoir défini par l’accord supposait une représentation significative des écologistes à l’Assemblée nationale.
Il était sans doute inévitable que logique parlementaire et logique présidentielle entrent en conflit, compte tenu de ce calendrier. L’un des intérêts qu’on peut y voir est que l’interrogation, qui reste forte au sein de la gauche, sur la présidentialisation issue des primaires, et l’articulation à organiser entre projet et incarnation personnelle, y a trouvé une expression concrète. À cette contradiction entre logique présidentielle et parlementaire s’est ajoutée l’absence de véritable culture du pouvoir commune au niveau national entre écologistes et socialistes. Certes, Dominique Voynet, Yves Cochet et Guy Hascöet ont participé aux gouvernements de gauche plurielle, certes un accord avait été conclu par Lionel Jospin avec les écologistes en 1997. Il reste qu’en l’absence d’adossement à un groupe parlementaire, cette participation ne pouvait prendre la forme d’une véritable alliance, comme celles qui ont pu exister en Allemagne. En 1981, l’Union de la gauche entre le PS et le PC a notamment reposé sur l’existence d’un groupe parlementaire communiste distinct. Pour les écologistes et les socialistes, l’accord préfigure donc une situation politique inédite, que chacun des deux partenaires a peiné à expliquer auprès de ses militants et vis-à -vis de l’opinion publique. Cette difficulté à assumer totalement l’accord tient sans doute au fait que la victoire législative dépendra en grande partie de l’élection présidentielle et qu’il convient de rester prudent compte tenu des déceptions que les élections nationales ont réservées à la gauche depuis dix ans. Dans cette situation d’espoir et d’angoisses mêlés, la question du rôle du mode de scrutin (absence de proportionnelle) et de la bipolarisation qui l’accompagne a été peu évoquée. Pourtant, l’une des dispositions fortes de l’accord entre socialistes et écologistes est bien l’introduction d’une dose substantielle de proportionnelle aux élections législatives qui modifiera le panorama de la représentation nationale.
Le « cadeau électoral » fait aux écologistes n’est que prémisse à de nouvelles règles du jeu qui ne peuvent que favoriser le jeu des alliances à gauche comme à droite. Le rapprochement des cultures socialiste et écologiste reste aussi à faire. Les mois de travail en commun avant la conclusion de l’accord ont été utiles, mais souterrains. Ils n’ont, de plus, concerné que quelques dizaines de personnes et n’ont pu irriguer l’ensemble des deux mouvements. La création d’un pôle écologique au sein du parti socialiste, ou du courant Utopia commun aux socialistes, aux écologistes et au Parti de gauche, a montré la disponibilité de ce parti sur ces thèmes. Mais il reste à aller plus loin sur plusieurs sujets essentiels pour avancer dans une discussion approfondie et un projet commun aux deux familles politiques : en-dehors de la question énergétique, il faudrait réfléchir à la place à accorder à la croissance, à ce que recouvre la notion de progrès, aux liens entre innovation, recherche et industrie, à une stratégie commune d’aménagement des territoires ou, dans un autre registre, à la place de la France dans le monde.
La gestion des finances publiques et la place à accorder aux investissements de long terme sont aussi des questions essentielles. Pour les socialistes, des questions spécifiques se posent : avec l’arrivée des écologistes, comment traiter l’allié traditionnel, le parti communiste, même si la création du Front de gauche autour de Jean-Luc Mélenchon a fait évoluer la donne ? La dynamique écologique s’est créée en partie grâce à la porosité électorale avec le vote socialiste. C’est la première fois que les socialistes signent un accord commun avec une force montante, puisque dans les années 1970 le programme commun, qu’on pourrait être tenté de comparer à la situation actuelle, avait permis à l’inverse d’imposer progressivement une domination des socialistes sur les communistes et joué un rôle dans l’élection de François Mitterrand en 1981.
Un troisième type de critiques vis-à -vis de cet accord a émergé autour de l’idée d’une certaine forme d’incompatibilité entre le projet écologiste et le modèle français. C’est autour de cette idée que se sont organisées nombre des attaques de la droite, qu’il s’agisse de la défense de l’excellence nucléaire française ou du droit de veto français au Conseil de sécurité de l’ONU. Cette approche fait écho à la polémique qu’avait déclenchée la position critique d’Eva Joly sur le défilé du 14 Juillet. Au-delà de certaines outrances, ces positions éclairent sur la nécessité d’une clarification sur ce qu’on entend par conversion écologique de l’industrie, alors même que la perte d’emplois industriels en France est un sujet de préoccupation permanent depuis plusieurs décennies. Et ce d’autant plus que les champions industriels français qu’on identifie le plus facilement appartiennent au secteur énergétique, à l’automobile, l’aéronautique voire au secteur de l’armement, tous secteurs voués à la reconversion ou à la disparition par le nouveau modèle de développement que les écologistes appellent de leurs souhaits.
Est-ce à dire que la conversion écologique de l’économie française est impossible ? Certes non, mais on comprend bien qu’en période de fortes incertitudes économiques et sociales, les propositions écologistes doivent affronter davantage d’interrogations sur leur crédibilité, leur bienfondé et leur mise en oeuvre dans le temps. Les termes mêmes de conversion ou de reconversion renvoient implicitement à la reconversion de secteurs comme la sidérurgie et aux difficultés qui n’ont jamais été surmontées d’une reconversion des emplois et des territoires. La hausse du chômage et de la précarité rend l’élaboration d’une stratégie détaillée de passage à l’acte particulièrement nécessaire.
Mais c’est aussi en termes symboliques que la charge de la preuve est aujourd’hui du côté des écologistes s’ils veulent progresser dans le débat public et l’espace électoral. Plutôt que de récuser le modèle français auquel les Français sont très majoritairement attachés, sans doute convient-il d’imaginer ce que serait un modèle français écolo-compatible à l’horizon d’une génération, en s’attachant à l’ensemble des éléments qui caractérisent aujourd’hui ce modèle : éléments économiques et sociaux, institutionnels, et de présence européenne et internationale. Car au fond, les difficultés des écologistes à se faire reconnaître sur la scène politique française tiennent aussi à certains non-dits et certains impensés qui concernent l’ensemble des acteurs en présence : le modèle français est-il au moins en partie transposable à l’échelle européenne, qu’est-ce qu’une puissance internationale aujourd’hui, quelle force de projection et de représentation internationale peut être celle de la France dans le monde de demain, comment organiser une vision et une stratégie partagées du développement économique et social à l’échelle de la planète ? C’est, me semble-t-il, aux écologistes de porter les débats liés à ces interrogations pour que le modèle français cesse d’être fragilisé par les évolutions du monde et trouve un nouveau rayonnement hors de l’Hexagone.
Deux chemins s’ouvrent aujourd’hui aux écologistes et aux socialistes. Le premier est celui du maintien par chacun d’une identité politique et programmatique dont les derniers épisodes liés à l’élection présidentielle ont conduit à exacerber l’« incompatibilité ». Le second consisterait à structurer une alliance à partir d’un travail de fond sur les perspectives ouvertes au modèle économique et social français dans le monde de demain. En 1997, la création de la gauche plurielle avait esquissé un schéma d’alliance à gauche. Faute de reposer sur un exercice des responsabilités du pouvoir réellement équilibré entre les socialistes et leurs partenaires, elle n’avait pas permis de véritable rapprochement des familles politiques et des solutions. Les perspectives sont aujourd’hui différentes : la nécessité de penser dans un même mouvement des propositions économiques, sociales et écologiques a beaucoup progressé, comme celle de penser les politiques publiques au-delà du court terme. Il reste que l’ampleur de la crise et les pesanteurs d’une certaine sociologie du pouvoir représentent deux obstacles essentiels à une nouvelle alliance entre socialistes et écologistes. Pour se concrétiser, celle-ci suppose que les socialistes en assument plus nettement encore la démarche, et que les écologistes s’engagent avec clarté dans des compromis. Enfin, cette alliance peut-elle faire durablement l’impasse sur le reste de la gauche ?