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Entretien de José Bové avec Mediapart
Mediapart. Êtes-vous favorable aux négociations en cours, pour un accord de libre-échange entre l’Europe et les États-Unis ?
J. B. Depuis le début des années 1990, je combats la dérégulation des échanges imposée par l’OMC, car sa logique fait du commerce mondial une finalité en soi et refuse de prendre en compte les réglementations sociales et environnementales (voir notre publication de l’époque « Soumettre l’OMC aux droits de l’Homme »). Aujourd’hui, l’OMC est bloquée principalement par le volet agricole. Alors les grandes puissances, et en particulier les États-Unis et l’Union européenne, contournent l’obstacle en imposant une nouvelle génération d’Accords bilatéraux de libre-échange très exhaustifs.
Le TAFTA en est le dernier avatar. C’est un projet malsain, qui menace directement nos choix collectifs, surtout en matière d’alimentation. Car les droits de douanes sur les produits industriels sont aujourd’hui pratiquement nuls – il ne reste que les normes environnementales et sociales de production. C’est donc l’agriculture européenne qui sert de monnaie d’échange. Par exemple, les entreprises américaines veulent exporter leur viande bovine nourrie aux hormones en Europe. Ce serait la ruine pour des milliers d’éleveurs européens qui élèvent leurs bêtes avec de l’herbe. Les régions de montagnes seront particulièrement affectées. Les appellations d’origine contrôlées (AOC) sont également en danger.
Heureusement, l’opposition est sur les deux rives. Aux États-Unis, de nombreuses organisations de la société civile sont farouchement opposées à l’ouverture de ces négociations qui menacent les législations progressistes comme le Buy American Act, qui permettent de relocaliser l’économie.
Les révélations sur l’espionnage des Européens par la NSA compliquent-elles ces négociations ?
Elles les invalident : comment peut-on négocier avec un partenaire qui triche ouvertement ? En plus, l’espionnage de la NSA ne se limite pas à écouter les décideurs politiques européens. L’espionnage industriel est également une réalité. J’ai du mal à croire que les entreprises européennes qui travaillent dans des domaines innovants ne sont pas également étroitement surveillées. Nous avons besoin d’une enquête parlementaire approfondie avant de reprendre d’éventuelles négociations.
Si vous devenez président de la commission, quelles garanties en matière de transparence vous engagez-vous à respecter, durant les négociations du TTIP ?
La transparence doit être totale et la commission européenne doit impliquer et consulter l’ensemble des parties prenantes. Pour l’instant, elle a une fâcheuse tendance à ne prendre en compte que les avis et les souhaits émis par les conseils d’administration des grandes entreprises. Membre « suppléant » de la commission du commerce international au parlement européen, je n’ai même pas accès aux documents présentés par le commissaire De Gucht (le commissaire européen au commerce, ndlr), qui doit informer le parlement européen de l’avancée des négociations. La transparence s’arrête aux « coordinateurs » des différents groupes parlementaires, soit sept personnes en tout et pour tout. Il leur est d’ailleurs interdit de diffuser ces informations.
Êtes-vous favorable à l’inclusion au sein du TTIP du mécanisme d’arbitrage entre État et investisseur, pour lequel une consultation a été ouverte par la commission européenne jusqu’à juillet ? Quel est votre point de vue sur ces dispositifs dits « ISDS » ?
Ce mécanisme d’arbitrage entre investisseurs et États est un danger pour la démocratie et les politiques publiques. Il offre la possibilité aux grandes entreprises d’attaquer les lois et les réglementations qui auraient, selon elles, un impact négatif sur leurs retours sur investissements, les bénéfices, qu’elles escomptaient. Par exemple, Veolia n’a pas hésité à attaquer le gouvernement égyptien lorsqu’il a revalorisé le salaire minimum. La société américaine Low Pine remet en cause le moratoire sur la fracturation hydraulique décidé par le Québec et demande 250 millions de dollars de compensation.
Composés de trois juges internationaux, ces tribunaux arbitraux fonctionnent dans la plus grande opacité. Leurs décisions sont sans appel. Je ne comprends pas que des hommes et des femmes politiques puissent ainsi se lier les mains en acceptant l’ISDS. La commission européenne a fini par comprendre le problème. Elle a décidé d’ouvrir une consultation publique jusqu’à la fin du mois de juin 2014. Mais si elle pense mettre ce débat entre parenthèses pendant toute la durée de la campagne pour les élections européennes, elle se trompe lourdement. On va vers des « affaires Tapie » à échelle globale.
Un accord de libre-échange entre l’UE et le Canada est sur le point d’aboutir après plusieurs années de négociations. Il devrait être présenté aux parlementaires européens bien avant le TTIP. Y êtes-vous favorable ?
Je suis opposé à la ratification d’un accord de libre-échange avec le Canada pour les mêmes raisons. Plutôt que de poursuivre dans l’impasse d’une libéralisation aveugle, l’UE aurait tout à gagner à proposer aux États-Unis et au Canada la mise en place d’un accord transatlantique pour lutter contre l’évasion fiscale. Car les multinationales utilisent toutes les failles existantes et inventent des procédures complexes pour payer le moins d’impôts possible. Nous ne pouvons pas accepter que certains pays (Irlande, Pays-Bas, Luxembourg) et certains États nord-américains (Delaware) jouent contre l’intérêt commun.