Discours d’Eva Joly devant la FNSEA
Mesdames et Messieurs,
Je veux tout d’abord vous remercier pour votre invitation. Je suis sincèrement heureuse d’être avec vous aujourd’hui pour m’exprimer sur ma vision de l’agriculture.
Je veux vous parler en tout sincérité : j’en ai assez des caricatures, des postures. Il est de bon ton chez certains candidats, quand ils parlent au monde agricole, de fustiger les écologistes. De faire d’eux les boucs émissaires des difficultés du monde agricole. Chez certains candidats mais aussi, je dois le dire, chez certains agriculteurs. Mais je sais que dans l’isoloir, beaucoup de paysans utilisent à l’occasion le bulletin de vote écologiste. La caricature, je dois aussi le dire, fonctionne malheureusement dans l’autre sens. Il peut être de bon ton, dans le mouvement écologiste, d’assimiler agriculteurs et pollueurs. Mais là aussi, je sais que cela est derrière nous, notamment avec l’arrivée dans notre mouvement de nombreux paysans, à l’image de mon conseiller agriculture, René Louail, ou évidemment à l’image de José Bové.
Je souhaite que nous sortions des postures, que nous quittions un court instant le cirque politico-médiatique, pour analyser sereinement nos divergences et nos convergences. C’est pour cela que je suis venue ici : pour vous parler vrai, pour pointer nos divergences, pour montrer nos convergences.
J’ai lu attentivement vos positions, sur les 5 thématiques du jour : le défi alimentaire, le développement durable, les territoires, l’innovation et l’emploi. En abordant ces thèmes, je veux clarifier ce qui nous sépare et ce qui nous réunit.
Laissez moi commencer par le défi alimentaire.
Nous sommes d’accord sur le constat. La bataille de la satisfaction quantitative a été gagnée en Europe depuis longtemps. La très grande majorité des européens mangent à leur faim. C’est la bataille de la qualité qui s’ouvre désormais. Il faut répondre aux demandes des citoyens et des consommateurs. Pour de l’agriculture biologique ou des circuits courts, comme vous le mentionnez. J’ajouterais aussi la réduction des pesticides.
Aujourd’hui, certaines collectivités se retiennent de développer le bio dans les cantines pour ne pas « cristalliser » des circuits d’importation. Elles attendent avec impatience que la production bio augmente en France.
Nous sommes aussi d’accord sur un aspect invraisemblable de notre politique agricole : notre déficit chronique en protéines végétales. Il est important de profiter de la réforme de la PAC pour lancer un grand plan protéines qui tournera la page des accords de Blair House.
Comme vous, je dénonce les méfaits de la spécialisation mondiale, je veux mieux encadrer les marchés agricoles pour lutter contre la volatilité des cours.
Nous partageons la même analyse sur le commerce des produits agricoles car nous savons, vous et moi, que l’agriculture n’est pas un secteur comme un autre, qu’il ne peut être abandonné au marché. Parce qu’il produit le bien le plus essentiel pour l’humanité : la nourriture. Parce que ce que nous mangeons est partie intégrante de notre culture, à l’image de la viticulture française et de nos fromages.
Nous partageons la même analyse et pourtant vous n’allez pas au bout du raisonnement. Moi, je veux cheminer vers la souveraineté alimentaire de chaque grande région du monde.
Je ne partage pas du tout l’idée selon laquelle c’est un « devoir géopolitique » pour la France de produire plus, le sentiment que c’est notre « devoir » de nourrir les populations du continent africain et du moyen orient. Je partage les déclarations d’une personne que vous connaissez bien, Monsieur Luc Guyau, ancien président de la FNSEA et président aujourd’hui de la FAO : Non, « l’Europe n’a pas vocation à nourrir le monde ».
Ce n’est pas en exportant vers l’Afrique que nous réglerons vraiment les problèmes de malnutrition. C’est en menant des politiques fortes de développement, de justice, de lutte contre la pauvreté. C’est en développant l’agriculture locale, si nécessaire en la protégeant de la compétition sur le marché mondial, de la concurrence de pays avec niveaux de productivité et de subvention trop différents. C’est en augmentant les rendements grâce à une agriculture qui respecte les sols et les ressources en eau, l’agroécologie, et qui est là-bas plus performante que l’agriculture conventionnelle. Le défi alimentaire n’impose pas d’exporter plus vers l’Afrique mais de l’accompagner, par la recherche et l’innovation, vers une production agricole locale et durable.
Le défi alimentaire impose enfin de lutter contre un fait hallucinant : selon la FAO, un tiers de l’alimentation mondiale est gaspillée. Cela signifie que nous produisons déjà pour une population de près de 10 milliards d’habitants.
J’en viens à vos propositions sur le développement durable.
Soyez-en certains : moi non plus, je ne veux pas d’une écologie punitive. Mais les « tracasseries administratives » que vous dénoncez, c’est largement le fait du pouvoir en place. Moi, comme vous, je veux que vous ayez des règles claires, et qu’on arrête de les changer tous les ans.
Mais moi surtout, je ne veux plus que le paysan soit vu comme un pollueur. Je veux qu’il participe à un projet de société durable, dans un nouveau pacte avec la société. Car où est la fierté quand on doit cultiver sa terre en tenue de cosmonaute pour se prémunir d’une intoxication aux pesticides ? Quel dilemme quand on comprend l’impact de tous ces intrants chimiques sur nos rivières et nos plages.
Vous savez, j’ai rencontré beaucoup de paysans pendant ma campagne. Vous n’avez pas à me convaincre que vous avez le souci de la nature, car c’est votre outil de travail. Mais vous connaissez comme moi l’impact du modèle agricole conventionnel. Vous vivez cela. Et moi, je me souviendrai toujours de cet agriculteur malade des pesticides que j’ai rencontré lors d’une visite en Alsace.
Le développement durable implique un changement de modèle, et nous avons tous à y gagner. Les consommateurs, les agriculteurs, l’environnement. De nombreuses initiatives ouvrent la voie. C’est le fait d’associations de consommateurs, trop souvent caricaturées comme bobos, les AMAP, qui explorent de nouvelles formes de contrats entre les paysans et les clients. C’est aussi le fait de groupements d’agriculteurs, comme ces éleveurs, pionniers de l’agroécologie, qui font de l’élevage à l’herbe pour se passer de la monoculture du maïs, et réduisent aussi leurs émissions de gaz à effet de serre. Malgré des aides européennes plus faibles, ils dégagent des revenus satisfaisants et sont moins fragilisés par la volatilité des marchés mondiaux, qu’il s’agisse du pétrole, des engrais, ou des aliments pour bétail. Cette évolution, c’est aussi le fait de céréaliers qui réussissent à réduire fortement l’utilisation de pesticides en mettant en place une rotation des cultures, et améliorent la qualité des sols.
Ces précurseurs, peut-être vous ou votre voisin, démontrent jour après jour la pertinence économique et environnementale des solutions que les écologistes portent.
Ces précurseurs doivent être accompagnés. Par des règles différentes, notamment européennes, qui leurs permettent de s’épanouir. Mais aussi par nos efforts de recherche.
J’en viens donc à la recherche et l’innovation, votre troisième thème.
Et je crois que sur ce sujet, j’ai de grandes divergences avec votre position. Je ne crois pas que la France abuse du principe de précaution. Et je ne crois pas que ce principe soit une condamnation à l’inaction. C’est au contraire un principe d’action : chercher à comprendre, à évaluer les risques, à ne prendre que ceux qui sont raisonnables.
Moi aussi, je suis une femme de progrès. Mais ce n’est pas parce que j’aime voir des panneaux solaires sur les toits de vos hangars que j’aime voir une centrale nucléaire à côté. Le progrès, aussi, doit être questionné et soumis à un débat démocratique. Je ne fais pas une confiance aveugle à la science quand elle pense contrôler l’atome. Je ne lui fais pas une confiance aveugle quand elle manipule génétiquement des plantes.
Je ne partage pas la vision « techniciste » qui pense qu’on pourra toujours dépasser les limites naturelles de la planète grâce à des innovations techniques. Ma vision, c’est celle des précurseurs dont je vous parlais.
Or cela implique un système de recherche très différent de celui qui domine actuellement, très loin de celui des multinationales. Cela implique un système participatif, proche du terrain, et des innovations qui reposent largement sur le savoir faire agronomique, le savoir empirique des paysans. Cela implique un système dont le maître mot n’est pas « propriété intellectuelle » ou « brevet ».
Le modèle actuel n’a même pas un siècle et il a conduit à une très forte simplification des pratiques agricoles, transformant les agriculteurs en gestionnaires et leur faisant se perdre quantité de savoirs faires. En un siècle, ce modèle n’a fait qu’accroitre la dépendance des agriculteurs aux firmes productrices de semences, d’agrofournitures, d’agrochimie.
Ceci doit être une parenthèse de l’histoire. Les agriculteurs doivent retrouver leur autonomie.
Si nos différences peuvent être fortes sur la recherche et l’innovation, nous nous retrouvons sur votre quatrième thème, celui des territoires.
Comme vous, je sais que l’artificialisation de nos territoires, à commencer par les terres agricoles, est une menace bien réelle : il n’est plus acceptable de laisser disparaître l’équivalent d’un département tous les 7 ans. Je veux fixer l’objectif de zéro artificialisation nette d’ici 2025.
Comme vous, je ne peux me résigner à la mort lente des territoires ruraux. C’est pourquoi je porte, dans mon projet présidentiel, l’idée du bouclier services publics. Chaque territoire doit pouvoir avoir accès à chacun de ceux-ci dans des conditions satisfaisantes. Il peut y avoir des guichets uniques, le développement des nouvelles technologies… mais personne ne doit être privé de la possibilité de se former ou de se soigner.
La mort lente du monde rural est parfois masquée par ce que l’on nomme la rurbanisation, par l’arrivée d’urbains qui désirent un milieu de vie plus naturel. Je me réjouis de ces arrivées, mais beaucoup moins si c’est à côté de fermes vides de fermiers, de champs en monoculture.
Car il faut le dire, la désertification c’est aussi, surtout, la disparition de 200.000 emplois agricoles en 10 ans. Ce sont ces pertes d’emplois qui enclenchent le cercle vicieux : moins de gens, moins de services, donc encore moins de gens. Pour rompre ce cercle vicieux, il faut comprendre une chose : la chute de l’emploi et du nombre de fermes est surtout la conséquence des politiques agricoles tournées vers les productions de masse à destination de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution.
C’est en changeant de logique que l’on peut répondre au dernier enjeu que vous soulevez, celui de l’emploi.
Certes, il faut alléger les tracasseries administratives : nous avons suffisamment de militants et amis paysans pour comprendre cet agacement. Certes il faut continuer à combattre, comme je le fais au Parlement européen, le dumping social et environnemental. Je vous rejoins là-dessus. Mais ce n’est pas en rentrant nous mêmes dans cette concurrence vers le bas, pour faire baisser les coûts, que nous allons gagner face aux grands pays tels que l’Argentine, l’Ukraine, la Nouvelle Zélande, le Brésil qui ont des avantages comparatifs énormes en la matière… En revanche, nous pouvons nous distinguer, montrer l’exemple en termes d’agriculture de qualité et de pratiques durables.
Ce qu’il faut, c’est favoriser l’installation et arrêter la logique incessante d’agrandissement des exploitations en réformant la gestion foncière. Ce qu’il faut, c’est soutenir les petites fermes et les circuits courts.
Mesdames et Messieurs,
J’espère que pendant ces quelques minutes que vous m’avez accordées, j’aurai pu tordre le coup à certains préjugés. Les écologistes ne sont pas les ennemis de l’agriculture. Ils portent une vision différente du modèle agricole souhaitable. Une vision qui devient réalité, chaque jour un peu plus, grâce aux pionniers parmi vous.