Discours d’Eva Joly à Bordeaux
Chères amies, chers amis,
Je sais, on me l’a assez reproché dans cette campagne, que je ne suis pas formatée comme les autres responsables politiques de cette présidentielle. Je n’ai ni le verbe tonitruant de Jean-Luc Mélenchon, ni l’art de la synthèse de François Hollande. Je n’ai pas, comme François Bayrou, la certitude d’être née pour accomplir un destin. Je n’ai pas reçu la haine en héritage comme Marine Le Pen et l’ambition ne guide pas chacun de mes pas comme Nicolas Sarkozy.
J’essaye juste d’être moi-même, une femme de convictions, qui croit que le courage est la plus grande des vertus, et que la vérité doit éclairer la politique comme le soleil inonde la plaine. Alors on peut me moquer, me railler, me couvrir de lazzis et de quolibets, peu m’importe, je continue mon chemin.
Ma détermination, je la tire du parcours de toute une vie, des leçons que j’ai apprises de l’existence. Rien de grand ne se fait sans courage, rien de juste ne s’accomplit sans résistance. Alors plus la campagne est dure, plus je me dis que ma candidature est nécessaire. Parce que contre les sirènes du vote utile, je défends le vote juste. Celui qui anticipe les problèmes que nous aurons à résoudre, si demain une nouvelle majorité conduit les affaires de notre pays.
Je refuse de laisser croire que seule compte la défaite de Nicolas Sarkozy. Bien sûr, sa présidence fut calamiteuse pour le pays, dangereuse pour nos valeurs et malheureuse pour le plus grand nombre. Je le sais et je ne l’oublie pas. Je n’ignore pas davantage que sa France forte n’est forte qu’avec les plus faibles, et qu’elle est tellement faible quand il s’agit de s’attaquer aux plus forts. Nicolas Sarkozy a tout cédé aux lobbies et aux intérêts privés qui l’ont porté au pouvoir. Il doit être battu, je le répète.
Mais je ne veux pas qu’il laisse comme cadeau empoisonné au pays l’obsession de sa personne. Le « tout sauf Sarko » n’est pas une solution. La tentation de transformer son bulletin de vote en lettre de répudiation du sarkozysme, je la comprends, mais je la combats. Alors transformez plutôt votre bulletin de vote en messager de l’avenir. Et posez-vous la bonne question : « quelle force politique est la plus capable de proposer des solutions nouvelles pour le pays ? »
Car Sarkozy parti, les problèmes du pays demeureront entiers. Et nous devrons faire preuve d’imagination, d’audace, de courage pour inventer une nouvelle voie. Mais ce n’est pas un homme qu’il faut combattre ; c’est une politique.
Je dénonce donc la politique à courte vue, l’obsession de la croissance, la soumission aux forces de l’argent, bref, je dénonce les politiques menées avec arrogance partout en Europe et dans le monde par ceux qui ont toujours gouverné, ont tant échoué et si peu réussi. Cette contestation, cette réfutation, et enfin, cette nouvelle proposition, je les porte au nom de l’écologie, c’est-à-dire au nom de la seule idée neuve surgie depuis la chute du mur de Berlin.
L’écologie n’est pas une idéologie désincarnée, c’est la proposition politique basée sur la réalité des conditions de vie sur la planète. Quand la droite et la gauche s’affrontent depuis des siècles sur l’appropriation des moyens de production, nous écologistes, questionnons la finalité même de la production : à quoi sert de produire plus si c’est pour vivre moins bien, en détruisant les équilibres naturels, la faune, la flore, l’air, la terre et la mer ?
Avant d’être une politique, l’écologie est une sagesse, un principe de modération et de partage harmonieux des ressources limitées de notre planète. Ceux qui n’entendent rien à l’écologie n’entendent rien à la marche du monde. Ils nous mènent vers l’abîme, nous propulsent vers la catastrophe, par paresse et par lâcheté.
Voilà à quoi je pense tous les matins de cette campagne, quand on s’obstine à me parler des mauvais sondages. Voilà pourquoi j’enrage parfois de ne pas toujours trouver les mots, l’astuce, l’image qui frappe et parle au plus grand nombre. Je sais bien que j’ai ma part de responsabilité dans le peu d’écho qu’on accorde à mes propos.
Mais je sais aussi que le système met à l’index ceux qui veulent changer la règle du jeu. Le système ne s’y trompe pas, si les attaques sont si violentes, c’est parce que je ne fais pas semblant. Ce que je dis, je le pense vraiment. Je ne m’accomode pas des mœurs du milieu politique où il faut davantage se méfier de ses amis que de ses ennemis. À chaque nouvelle déception, à chaque nouvelle défection, on me presse de répondre, de me défendre, de me justifier. Je ne suis pas là pour ça. Je suis là pour parler de l’avenir de notre planète.
Je laisse à d’autres le soin de faire poudroyer le sable de la route pour donner l’impression qu’ils sont en mouvement, alors même qu’ils sont immobiles. Je préfère faire un petit pas en avant, que de faire de grands gestes sur place.
Pour moi, la politique n’est pas l’art du pantomime. Il ne s’agit pas de faire semblant de mobiliser les foules pour la révolution, pour ensuite tranquillement s’asseoir autour d’une table et continuer à faire recuire les mêmes sempiternelles alliances.
Je ne suis ni le bruit, ni la fureur. Je ne suis que la petite voix de la raison.
Mon rôle est plus humble et mon chemin plus long : je veux alerter les consciences, marquer les esprits, éduquer les réflexes, modifier les habitudes pour préparer le vrai changement.
Parce que j’ai bien compris que le changement, c’est maintenant ; mais le vrai changement, c’est pour quand ?
Pour quand la sortie du nucléaire ? Pour quand la lutte contre le réchauffement climatique ? Pour quand la préservation des espaces naturels et de la biodiversité ? Pour quand une autre politique internationale, et en particulier pour quand la fin réelle de la Françafrique que demande toute la jeunesse du continent noir ?
Le vrai changement, c’est l’écologie. Une transformation profonde de notre manière de produire et de consommer. Une autre manière de concevoir l’économie. Un nouveau pacte entre les citoyens et la science, pour chercher les voies d’un progrès respectueux de la nature et des hommes. Le vrai changement, c’est le courage d’affronter la finance, sans s’excuser par avance en courant à la City dire qu’on a été mal compris.
Le vrai changement, c’est le courage de dire la vérité aux travailleurs du nucléaire au lieu de chercher à les manipuler. Le vrai changement, ce n’est pas de promettre la vie en rose, c’est de construire l’avenir en vert pour faire face aux formidables défis que la planète doit affronter.
Voilà pourquoi il faut une candidate écologiste : nous sommes les seuls à défendre un vrai programme de transformation de notre société. La sociale-démocratie a épuisé ses idées, quand elle ne les a pas trahies. Le communisme a sombré dans le néant totalitaire où il s’est déshonoré, trahissant le combat de milliers de femmes et d’hommes qui voulaient juste un avenir meilleur. Les libéraux ont abdiqué devant la finance devenue folle, comme une créature échappant au contrôle de son marionnettiste. C’est à nous, les écologistes, de prendre les choses en main. Nous avons une mission historique à remplir ; demain, c’est vers nous que les peuples se tourneront pour reconstruire leur espoir.
Alors moquez-vous de mon score si vous voulez, mais sachez que je trace un sillon. Je suis fière de prendre la suite de René Dumont et de son verre d’eau pour défendre l’écologie. Je reprends le flambeau des mains de Dominique Voynet, qui elle même le tenait de Noel Mamère. Tous savent qu’une campagne est dure. Mais nous sommes en marche. Nous construisons avec patience une force capable de changer le cours des choses. Alors, nous n’avons pas le droit de renoncer. Ce combat ne se gagnera pas en une présidentielle, mais nous devons le mener avec constance.
À ceux qui ont douté ou à ceux qui doutent encore, je veux dire que ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous ne devons pas oser les affronter. C’est au contraire notre refus de nous confronter aux défis immenses qui sont devant nous, qui risque de les rendre plus insurmontables encore.
Chères amies, chers amis, je vous appelle à vous révolter. Renversez le cours de cette campagne, et entamons dès ce soir la reconquête électorale. Allez chercher chaque voix, dans chaque maison. Soyez fiers de vous, fiers d’être verts et d’avoir une longueur d’avance dans la compréhension du monde. Soyez fiers d’agir pour un monde meilleur. À tous ceux qui vous diront « Eva Joly, elle a peut être raison, mais elle n’est pas très habile dans les médias, pas très bonne en meeting », répondez ceci.
Quand les temps sont troublés, je ne pense pas qu’il faille se contenter de se demander quelle stratégie permettra d’attirer les électeurs. Je ne crois pas qu’on ait besoin d’hommes politiques obsédés par leur reflet dans le miroir, soucieux de faire plaisir à l’opinion et obnubilés par la courbe des sondages.
Je crois que c’est le temps de la vérité et du courage.
Je voudrais aborder un dernier sujet, qui depuis les terribles meurtres de Toulouse et de Montauban prend un sens nouveau. Je voudrais parler du devoir de réconciliation qui doit guider chaque politique. Nous devons tous nous demander : « ai-je fait assez pour lutter contre la violence ? »
La haine de Mohamed Merah ne s’est pas fabriquée en un jour. Bien sûr, il y a la folie meutrière d’un homme. Bien sûr, il y a l’énigme insondable d’un cœur insensible et perverti, qui a cessé de battre sans que Mohamed Merah n’ait livré ses secrets. Mais la fabrique de la haine vient de loin. L’antisémitisme qui a guidé la main du criminel est le fruit d’années de discours haineux, définitifs, mensongers, manipulateurs, visant à désigner les juifs comme responsables des maux du monde. Le terrorisme s’est toujours nourri de la défaite de l’intelligence : la monstruosité de l’acte individuel prospère sur la bétise collective. Combien de fois a-t-on toléré des propos antisémites, au motif que ce n’étaient que des paroles ?
La parole de haine est une arme aussi dangereuse que n’importe quelle autre. La seule différence, c’est qu’elle précède toutes les autres armes. Elle est la première étape vers la guerre civile, qui est le vrai projet du terrorisme, qui rêve de créer des émules et d’entrainer toute la société dans son fanatisme et sa violence.
Devant l’école où sont tombées les victimes de Mohamed Merah, je me suis promis à moi-même que quelque chose devait changer dans cette campagne présidentielle. Nous ne devons pas céder à la tentation sécuritaire.
La démocratie ne doit pas indexer ses valeurs sur celles des terroristes. Nous devons résister. La meilleure réponse au terrorisme, c’est le respect de l’État de droit.
Dans mon autre patrie, la Norvège, la folie meurtrière antimusulmane a tué soixante-dix-sept personnes. Ici, après les assassinats des militaires, c’est à un crime antisémite qu’on a assisté : les enfants juifs sont morts uniquement parce qu’ils étaient juifs. La matrice de ces crimes est bien la même : la haine de la différence.
À rebours de cette logique de guerre, la République a été fondée sur l’idée que tous les hommes sont égaux, et que menacer les droits d’une seule personne porte atteinte aux droits de tous. Elle s’est consolidée sur les valeurs de solidarité, d’égalité, de fraternité, contre la prédation, la peur, la haine, le mépris de l’autre.
La Norvège, mon autre patrie, a connu avec la tragédie d’Oslo, le même dilemme. Devions-nous céder devant la folie meurtrière d’Anders Brejvik, ou au contraire opposer la sérénité, le refus de l’amalgame, l’amour, en un mot la vie, au semeur de mort qui voulait nous imposer sa loi d’exception et l’arbitraire de son pouvoir contre nos règles ?
Les Norvégiens ont choisi de répondre contre tous les Breijvik et Merah de la Terre à la seule question qui vaille : voulons-nous une société apaisée et réconciliée, ou une société de violence ? Le Premier ministre a déclaré juste après la tuerie d’Utoya cette phrase que je fais mienne : « nous allons punir le coupable. La punition, ce sera plus de générosité, plus de tolérance, plus de démocratie ». Oslo et Toulouse nous apprennent qu’il ne faut pas laisser d’espace aux assassins. Il faut assécher les réseaux de trafic d’armes, renforcer les moyens de prévention de la délinquance dans la jeunesse, remettre l’école au centre de nos priorités, renforcer les sanctions contre les actes racistes et antisémites. Les terroristes veulent soumettre la société à un test, nous faire rentrer dans la logique de leur violence de mort. Leur résister signifie continuer à vivre selon nos valeurs, dans la sérénité, en refusant tout amalgame, toute stigmatisation, tout bouc-émissaire. Les jours qui viennent et le contenu de la campagne présidentielle en France nous diront quel monde nous voulons laisser à nos enfants.
Plus que jamais, nous devons nous interroger sur la manière de vivre ensemble. Pour moi, il n’y a pas des Français et des Français de seconde zone, avec moins de droits que les autres. Les événements de ces derniers jours montrent que la France a besoin d’unité. C’est le sens de la proposition que j’ai faite il y a quelques semaines, concernant les jours fériés pour Kippour et l’Aïd, et qui a été mal comprise. On y a vu une concession aux religions, quand il s’agissait au contraire de pousser plus loin la logique laïque, en garantissant la neutralité de l’État face à toutes les religions, en les mettant sur un même pied d’égalité.
Notre pays vit des heures sombres dont nul ne doit chercher à tirer profit. L’opération de police s’est achevée. Le temps qui s’ouvre doit maintenant être celui de la concorde et de la fermeté sur nos principes. Ce n’est pas aux extrémistes de nous dire comment nous voulons vivre, rien ne doit faire reculer la démocratie. Au contraire, l’urgence est de faire en sorte que la France soit plus fraternelle, en défendant la justice, la laïcité, et l’égalité.
Et je veux en particulier m’adresser aux plus jeunes : c’est vous qui avez la responsabilité de ne pas céder à la spirale de la violence entre communautés. De vos valeurs dépend le visage de la France dans laquelle vous allez vivre. Chassez l’antisémitisme de vos têtes, chassez la haine des musulmans de vos esprits, bannissez le racisme et la xénophobie de vos vies.
Voilà ce que je voulais vous dire ce soir. Je ne sais pas ce que sera le résultat de cette élection. Mais je sais le long chemin que nous devons parcourir ensemble. Et je veux dire aux écologistes et aux Français que si je compte sur eux, c’est d’abord parce qu’ils peuvent compter sur moi.
Vive l’écologie, vive la République, vive la France !
(Photo P. Martineau)