Le pianiste de la place Taksim

Chronique de Daniel Cohn-Bendit

Depuis cinquante ans, chaque insurrection démocratique qui ébranle un des trop nombreux régimes autoritaires qui continuent de sévir trouve ses points d’intensité gravés dans des images emblématiques qui se répercutent ensuite aux quatre coins de notre planète. A travers les médias, c’est en temps réel que nous découvrons et vivons ces moments à haute charge symbolique. Seule l’émotion folle que ces images suscitent en nous permet d’en comprendre instantanément la dimension historique, sans préjuger de la signification qu’elles prendront au regard de l’Histoire. Ainsi, quand l’image de cet anonyme défiant pacifiquement un tank aux abords de la place Tiananmen a envahi tous nos écrans au début de juillet 1989, nous ignorions encore si elle symboliserait plus tard la réussite d’une révolution pacifique ou au contraire l’ultime sursaut de ce soulèvement non-violent face à l’implacable retour de l’oppression. Dans l’instant, nous savions seulement qu’elle imprimerait pour longtemps notre imaginaire de la liberté…

De quoi accouchera l’actuelle révolte de la place Taksim à Istanbul ? Nul ne le sait… La répression qui s’abat sur elle ces derniers jours laisse redouter une triste issue. Quoi qu’il advienne, il émerge déjà de toute cette contestation démocratique une séquence dont l’exceptionnelle beauté ne cessera de hanter la pensée collective de tout un peuple et bien au-delà… Je veux évidemment parler de cette sublime parenthèse, le 12 juin dernier, quand un pianiste allemand d’origine italienne décida de se transporter sur la place maintes fois évacuée pour y improviser un long récital devant un public d’abord médusé, puis assailli de larmes devant cet impensable spectacle. Débutant sa performance par Imagine de John Lennon, le musicien Davide Martello enchaîna ensuite avec d’autres hymnes à la paix appartenant eux aussi à la mémoire populaire contemporaine. Pianiste éclectique, il fit plus tard résonner – comme Rostropovitch en son temps devant un Mur de Berlin assailli par la jeunesse des deux Allemagnes – les partitions de Bach… Consciemment ou non, il parvint ainsi à tisser un lien entre deux des révoltes démocratiques majeures du quart de siècle écoulée : l’une passée et couronnée par un large essor démocratique, l’autre actuelle et dont l’issue demeure aujourd’hui plus qu’incertaine. Pour un soir, la place Taksim a vécu suspendue hors du temps, voyant soudainement flics, jeunes et moins jeunes se rapprocher, jusqu’à chanter et danser ensemble…

« Sans la musique, la vie serait une erreur » disait Nietzsche. Ce qui advint ce soir-là suffit à mon sens à prouver la validité de la thèse. A la fois improbable et poétique, ce concert improvisé, par les évocations qu’il enchaînait, révéla une indiscutable filiation entre les colères et les espoirs de l’actuelle Istanbul et les contestations pacifiques survenues en Europe un quart de siècle plus tôt. Au coeur de plusieurs jours d’une arbitraire violence d’Etat, un souffle d’air tranquille en lieu et place de la suffocation provoquée par les lacrymogènes s’instaura sur la fameuse place stambouliote. Par sa portée autant politique qu’artistique, le geste du « pianiste de la place Taksim » (en référence au fameux violoncelliste qui dispensait sa musique en 1992 dans les rues de Sarajevo en guerre) a incidemment contribué à donner encore plus d’épaisseur à un mouvement de contestation stanbouliote déjà héritier d’une certaine idée de la liberté et désormais inventeur de sa propre modernité et de sa propre poésie. C’est pourquoi, même si Erdogan a de bonnes chances de prendre le dessus à court terme, je crois qu’il n’en a pas fini de l’aspiration de sa jeunesse à la liberté…

Daniel Cohn-Bendit

Remonter