Haro sur les écolos !

Article paru dans l’édition du Monde du 05.11.11
Les ouvrages qui pourfendent l’«intégrisme vert» fleurissent depuis trois ans, l’essai de Pascal Bruckner en est le dernier exemple. La plupart de ces livres utilisent pourtant des arguments mensongers

es écologistes sont des génocidaires. Des meurtriers de masse. Leurs lubies d’enfants gâtés tuent chaque année, indirectement, des millions d’enfants africains. A lire ce petit paragraphe de la page 175 du dernier livre de Pascal Bruckner (Grasset), c’est un peu ce qui vient à l’esprit. « La prohibition du DDT, sous la pression des groupes environnementaux des pays riches dans les années 1970, a provoqué une recrudescence du paludisme dans le Sud, c’est-à-dire des millions de morts, même si la controverse sur la nocivité de cet insecticide se poursuit de nos jours », écrit l’ancien nouveau philosophe.

La puissance de feu rhétorique de l’« argument du DDT » est formidable. Lorsqu’il survient dans les conversations, les écologistes regardent leurs pieds. Ils préfèrent tirer pudiquement le voile de l’oubli sur cette déplorable affaire. Mais pour ceux qui les affrontent, l’histoire de cet insecticide miracle répudié par le « fanatisme vert » est un cadeau du ciel. Ils le gardent précieusement par-devers eux comme l’argument définitif – un de ces traits capables de clore, pour de bon, une conversation enflammée sur la place de l’homme dans la nature.

Dans la blogosphère, l’argument du DDT est partout. Et aussi, sous une forme ou une autre, dans tous les livres dont le titre arbore le mot « apocalypse »… Dans son dernier essai, le politologue Bruno Tertrais (L’apocalypse n’est pas pour demain, Denoël) le dégaine en page 50 : « Il n’est pas exagéré de dire que ceux qui promurent l’interdiction [du DDT> portent une part de responsabilité indirecte dans les dizaines de millions de morts du paludisme qui ont été recensés depuis quarante ans ». L’économiste de la santé Jean de Kervasdoué, dans Les Prêcheurs de l’apocalypse (Plon, 2007), propose à ses lecteurs le même argument – à quelques variations cosmétiques près.

L’histoire du DDT est au livre écolophobe ce que la fève est à la galette des Rois : on est sûr de l’y découvrir. Elle est pourtant complètement imaginaire. Au moins les lecteurs du Monde sont-ils désormais informés. Pour ses usages de contrôle des moustiques vecteurs de maladies comme le paludisme, le DDT n’a jamais été interdit en Afrique. Ni, du reste, nulle part ailleurs… Et, en tout état de cause, les mouvements écologistes des pays du Nord n’ont guère le pouvoir de faire interdire quoi que ce soit dans les pays du Sud.

Une subtile variante de cette légende urbaine veut que l’Agence américaine pour le développement international (Usaid) ait refusé de financer des programmes de lutte contre le paludisme pour cause d’utilisation du DDT. L’opprobre écologiste sur le fameux insecticide aurait poussé l’agence américaine à une manière de politiquement correct « vert » et meurtrier… Sur Internet, où un lien hypertexte a trop souvent valeur de preuve, cette affirmation est omniprésente. A tel point qu’elle s’impose désormais comme la version officielle de l’histoire. A tel point, aussi, que l’Usaid a publié en 2005, sur son site Internet, une mise au point spécifiant qu’aucun financement de projet n’avait jamais été rejeté au motif de l’utilisation du DDT. Enfin et pour finir, le seul texte international qui réglemente l’usage du fameux DDT est la convention de Stockholm sur les polluants organiques persistants – librement signée et ratifiée par les Etats parties -, dont l’annexe B précise explicitement que tout usage du DDT à des fins de contrôle des vecteurs de maladies est autorisé… C’est d’ailleurs toujours le cas dans certains pays.

Dans un livre important à paraître en France au printemps (Les Marchands de doute, Ed. Le Pommier, publié en anglais sous le titre Merchants of Doubt, Bloomsbury), les historiens des sciences américains Naomi Oreskes (université de Californie à San Diego) et Erik Conway (Jet Propulsion Laboratory) ont remonté la piste de cette fable moderne. « Il est très difficile de savoir qui a inventé cette histoire, raconte Naomi Oreskes. Mais ce que nous pouvons dire, c’est qu’on la voit émerger il y a un peu plus d’une dizaine d’années et que l’organisation qui en a fait la plus forte promotion sur Internet est le Competitive Entreprise Institute, un think tank libertarien en lutte contre toute forme de régulation de l’activité économique… »

« Je suis très surprise et aussi attristée que des intellectuels français reprennent cette histoire où tout est faux, ajoute Mme Oreskes. L’idée que ce serait une sorte d’hystérie environnementaliste qui aurait poussé à l’interdiction du DDT aux Etats-Unis ne tient simplement pas la route : c’est un comité de chercheurs, par ailleurs tous assez conservateurs, qui a travaillé pendant dix ans pour parvenir en 1972, c’est-à-dire sous la présidence de Richard Nixon – un républicain ! -, à la conclusion qu’il fallait limiter l’usage de cette molécule… Aujourd’hui, il est vrai que le DDT est beaucoup moins utilisé dans le monde, mais c’est principalement parce que des résistances sont apparues dans les populations de moustiques. »

Dans leur livre, les deux historiens exhument ainsi les rapports officiels de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) qui faisaient état, dans les années 1970, des résistances développées par les insectes dans certains pays tropicaux, y justifiant l’abandon de l’insecticide miracle. L’« intégrisme vert » n’y apparaît pas pour grand-chose… Le plus cocasse est que, selon les chiffres du département américain de l’agriculture, l’usage à des fins agricoles du DDT avait déjà commencé à décliner en 1959 aux Etats-Unis, précisément en raison des résistances déjà émergentes.

Du coup, les deux historiens américains s’interrogent sur les motivations des inventeurs de cette fable du DDT. Il y a là un mystère. A la fin des années 1990, quand elle apparaît sur le Net, le DDT n’est plus produit aux Etats-Unis. Il ne représente plus aucun enjeu économique… « C’est une révision de l’histoire dont le seul but est de discréditer a priori toute forme de régulation environnementale », dit Naomi Oreskes, qui note dans son livre que les organisations qui relaient l’« argument du DDT » sont aussi, invariablement, celles qui tentent avec le plus d’âpreté de discréditer les sciences de l’environnement dans leur ensemble.

Des histoires comme celle de l’« argument du DDT », il en existe des centaines. Et il faut bien constater qu’en matière d’écolophobie, les « éléments de langage » des groupes de pressions ultra-conservateurs américains mis en circulation sur le Net sont souvent repris, de bonne foi, par des intellectuels français, publiés par de prestigieuses maisons d’édition. « Internet est passé par là », s’amuse Naomi Oreskes.

Depuis quelques années, et singulièrement depuis l’échec du sommet de Copenhague sur le changement climatique, une abondante littérature est publiée chaque année pour faire pièce à l’« intégrisme vert » ; elle se place dans la lignée d’un prestigieux prédécesseur, L’Ecologiste sceptique (Le Cherche Midi, 2004), le best-seller du statisticien danois Bjorn Lomborg… dont on sait moins qu’il a fait l’objet d’un blâme officiel du Comité d’éthique des sciences du Danemark, qui a dénoncé en 2003 la « malhonnêteté scientifique » de l’ouvrage. Ses héritiers se vendent, eux aussi, très bien. Le dernier livre de Claude Allègre, L’Imposture climatique (Plon, 2010) s’est ainsi écoulé, selon son auteur, à quelque 180 000 exemplaires.

Réduire toute la littérature des pourfendeurs de l’« intégrisme vert » à une succession de contrevérités glanées sur Internet serait trompeur. Parfois, les auteurs frappent juste, démontant les outrances et l’irrationalisme de certains mouvements écologistes. Mais très souvent, les chevilles des argumentaires proposés par les écolophobes sont de grossières torsions de faits bien établis, qui font l’objet de larges consensus chez les scientifiques compétents.

Par exemple, dans L’apocalypse n’est pas pour demain, Bruno Tertrais cite, entre autres choses, une étude montrant que le réchauffement n’est pour rien dans le déclin des ours polaires de la baie de l’Hudson… Mais en fait d’étude, l’article qu’il cite est un « point de vue » aux allures de travail scientifique, rédigé par des chercheurs non spécialistes de la question (géologues et astrophysiciens) et explicitement rémunérés par le pétrolier Exxon et l’American Petroleum Institute.

L’augmentation des gaz à effet de serre dans l’atmosphère réchauffe le climat de la terre et ce réchauffement est, à terme, dangereux pour la stabilité des sociétés ; les chlorofluorocarbures (CFC) détruisent la couche d’ozone stratosphérique ; les effluents agricoles sont les responsables des « marées vertes » ; l’amiante est carcinogène, même à faibles doses, etc. De telles affirmations sont étayées par des centaines d’études publiées après expertise dans des revues scientifiques à comité de lecture. Or, dans une très large mesure, l’écolophobie prospère sur la relativisation ou la réfutation de telles connaissances. Souvent ces affirmations reposent sur des « études » bardées de calculs et de graphiques, mais n’ayant pas le statut de publication scientifique. Plus subtile, une autre technique consiste à citer sur un domaine précis une étude marginale et réfutée de longue date… en omettant bien sûr de préciser qu’elle a finalement été rejetée par les spécialistes de la discipline.

Le domaine le plus maltraité par cette vulgate est celui du climat. Un nombre étourdissant d’ouvrages y est consacré. Le plus célèbre, celui de Claude Allègre, a suscité en avril 2010 une levée de boucliers inédite dans l’histoire de la recherche française. Une lettre de protestation, signée par quelque 600 chercheurs des organismes de recherche (CNRS, CEA, INRA, etc.) et des universités, a été adressée aux grandes instances de la science française.

Connu pour son sens de la provocation, l’ancien ministre socialiste n’est pas le seul à prendre, sur le sujet du climat, d’amples libertés avec la science. L’essayiste Jean-Michel Bélouve (La Servitude climatique, Liber Media, 2009), le mathématicien Benoît Rittaud (Le Mythe climatique, Seuil, 2010) ou encore le patron de l’Automobile club de France, Christian Gérondeau (CO2. Un mythe planétaire, Editions du Toucan, 2009) ne sont pas en reste.

Eux aussi puisent ad libitum dans les arguments mis en circulation sur la Toile, hors de toute validation scientifique, où ils se répliquent à haut débit. Lors d’une conférence donnée voilà quelques mois à l’Assemblée nationale, M. Bélouve l’admettait d’ailleurs sans ambages : « Si cela vous intéresse, allez sur Internet, j’indique dans mon livre beaucoup de sites très intéressants, et vous deviendrez des savants, de véritables climatologues sceptiques de haut niveau. »

Quant au Mythe climatique, « il reprend très fidèlement ce qu’on peut lire dans la blogosphère américaine », estime la climatologue Valérie Masson-Delmotte, du Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE). De fait, la bibliographie de l’ouvrage arbore une quantité impressionnante de liens hypertextes. « De manière plus générale, les arguments ou les points de vue qu’on peut lire chez les auteurs climato-sceptiques français ne sont pas originaux, la plupart sont repris de ce qui circule sur Internet », dit la chercheuse, qui a consacré un récent ouvrage à démonter cette mythologie climatique moderne (Climat. Le vrai et le faux, Le Pommier, 2011).

Les emprunts à la blogosphère, directs ou indirects, sont parfois subtils, parfois massifs. Dans La Légende de l’effet de serre (Favre, 2011), François Meynard, chargé de l’organisation des cours du Collège des humanités de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), a carrément copié-collé une vingtaine de pages du site Wikibéral – sorte d’encyclopédie collaborative écrite au prisme de la promotion du libéralisme économique. L’affaire a tout récemment fait scandale en Suisse.

L’activisme en ligne des think tanks américains ultraconservateurs ou libertariens a transformé la Toile en réservoir inépuisable d’arguments repris, traduits, enrichis et repris encore, même quand ils ont été réfutés et démontés par les chercheurs compétents. Le plus puissamment véhiculé est celui selon lequel le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC) serait infiltré par les écologistes et que ses rapports sur le réchauffement, rendus tous les six ans environ, seraient biaisés par un alarmisme systématique.

Comme l’« argument du DDT », cette idée est constamment reprise dans la littérature écolophobe. Elle est désormais si ancrée dans les esprits qu’elle permet à Luc Ferry de faire cette surprenante déclaration au Figaro : « Le GIEC, c’est un groupement où sont cooptés des patrons d’associations qui sont souvent des idéologues écologistes. » L’ancien ministre de l’éducation prépare justement, avec Claude Allègre, un nouvel ouvrage sur le sujet.

Pourtant, le GIEC est structurellement conçu pour produire les rapports les plus « conservateurs » possibles. Ces derniers représentent une synthèse consensuelle de la littérature scientifique, rédigée par plusieurs centaines de chercheurs et expertisée par des milliers d’autres… En outre, les documents synthétisant ces rapports sont endossés par l’ensemble des délégués des quelque 190 Etats parties à la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques – dont l’Arabie saoudite, la Chine, la Russie ou les Etats-Unis, dont l’intérêt d’agiter le chiffon rouge climatique n’est pas absolument évident…

Si les mêmes arguments sont repris des deux côtés de l’Atlantique, les motivations idéologiques sont très différentes. Pour Naomi Oreskes et Erik Conway, l’écolophobie américaine est surtout motivée par la défense de la liberté économique. Les questions environnementales sont vues comme des entraves à la liberté d’entreprendre – un avatar du communisme.

Mais le succès, en France, de cette littérature tient à d’autres ressorts. Le côté écrasant et culpabilisant de la glose écologiste n’y est pas étranger. « En France, le libéralisme économique n’est pas le principal ressort de la défiance vis-à-vis des sciences de l’environnement, dit Valérie Masson-Delmotte. C’est plutôt notre rapport au progrès qui en est le moteur, progrès que nous associons généralement à la technique. » Source de bien-être et de désaliénation des hommes, la technologie est aussi devenue source de nuisances et de dangers, alors que « beaucoup tiennent énormément à l’idée qu’elle permet et permettra de régler tous les problèmes », ajoute la climatologue.

A bien y regarder, la défiance vis-à-vis des sciences de l’environnement s’appuie sur de multiples ressorts idéo-logiques. « Nombreux sont ceux qui considèrent le diagnostic scientifique à travers la lorgnette de leurs préoccupations, rappelle Olivier Godard, chercheur au CNRS et à l’Ecole polytechnique et auteur de plusieurs contributions sur le climato-scepticisme. Par exemple, Elisabeth Badinter, dont le combat actuel est de lutter contre le retour du naturalisme dans les rapports entre les sexes, minore la question climatique, y voyant une menace naturaliste… »

En France, l’apparent consensus politique autour de ces questions n’est sans doute pas étranger au succès de la littérature écolophobe. « Aux Etats-Unis, ces questions sont politiquement beaucoup plus clivantes, note le philosophe Mathias Girel, maître de conférences à l’Ecole normale supérieure. Des questions scientifiques comme celle du changement climatique ont par exemple été abordées au cours de la primaire républicaine, et elles opposent clairement démocrates et républicains. Ce qui n’est pas le cas en France, où les sciences du climat sont en général acceptées par l’ensemble du spectre politique. »

Absent de la scène politique, le « débat » fait donc florès dans l’édition. Le débat ? « J’ai personnellement le sentiment que nous n’avons pas eu le bon débat, dit Valérie Masson-Delmotte. Pour ce qui est de la question climatique, le débat qui a été mis en avant a été celui de la réalité ou des causes principales du changement climatique, ce sur quoi il n’y a pas vraiment de débats dans la communauté scientifique. En revanche, le débat sur la manière dont nous devons nous adapter et nous préparer au changement climatique qui vient, nous ne l’avons pas eu. »

Stéphane Foucart

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