Des femmes racontent «la jungle» de la vie politique.

Reportage «Dans la jungle», un docufiction réalisé à partir d’une enquête sociologique sur les femmes dans le monde politique.

Une réunion d’un conseil régional, quelque part en France. Une femme entre dans la salle : «Fermez la porte derrière vous, vous êtes assez», lui dit un homme. Sur une centaine de personnes, il y a effectivement… deux femmes. Cette anecdote, c’est une élue, anonyme, qui l’a racontée à Camille Froidevaux-Metterie, professeur de sciences politiques et membre de l’Institut universitaire de France, au cours de l’un des 57 entretiens qu’elle a menés en 2012 avec des femmes politiques de tous bords, élues au niveau local ou national.

«Deux thèmes ont été explorés, explique Camille Froidevaux-Metterie, d’abord celui de l’autonomie, c’est-à-dire l’engagement politique et les éventuels sacrifices consentis, les difficultés de l’articulation vie privée-vie publique, les résistance et les obstacles rencontrés du fait d’être une femme. Ensuite celui de la singularité : existe-il des valeurs dites féminines, y a-t-il une spécificité du travail politique au féminin, quelle est l’importance de l’image et du souci esthétique…»

«Au terme de l’analyse des entretiens, indique encore l’universitaire, quatre figures de femme politique sont apparues. Pour en rendre compte, le choix du docufiction s’est imposé. Cette approche permet d’articuler des éléments théoriques « dicibles » et des éléments plus symboliques.» Quatre comédiennes ont donc endossé, face à la caméra du réalisateur Laurent Metterie, les rôles de ces idéaux-types, correspondant chacun à une vingtaine de femmes rencontrées.

«La parité, ce n’est pas de la bien-pensance idéologique»

Ce mercredi dans les locaux de l’Ecole nationale d’administration (VIe arrondissement de Paris), près de 120 personnes – dont un petit tiers d’hommes – assistaient à la première de Dans la jungle. La directrice de l’ENA (et deuxième femme à diriger l’établissement), Nathalie Loiseau, a regretté le faible nombre d’élèves femmes et rappelé la nécessité démocratique de «ne perdre aucun talent». «La parité, ce n’est pas de la bien-pensance idéologique. Il s’agit de légitimité démocratique, de garantir une vraie représentativité. C’est indispensable à la confiance des citoyens dans leurs élus», a-t-elle encore dit.

Sur l’écran, les quatre comédiennes déroulent sobrement leur texte. Tour à tour, elles racontent la vie politique, et se racontent comme femmes dans un monde masculin. D’anecdotes en réflexions, un large panel de sujets est traité. Autocensure et manque de confiance («si une fois que je suis élue, je ne fais pas l’affaire, il faudra me remplacer» se rappelle avoir dit l’une d’elles à ses collègues masculins, alors qu’elle briguait une mairie), censure émanant des hommes («[les hommes] parlent entre eux», dit l’une ; «Dans une réunion, on pense : la petite du fond elle ne va rien dire. Nous sommes obligés d’être brutales pour nous imposer» dit une autre), rumeurs et comportements déplacés («quand je suis arrivée [comme députée] j’ai tout eu : on a dit que j’étais la maîtresse du président de l’Assemblée, on m’a traité de « connasse » dans l’hémicycle»), instrumentalisation de la figure féminine (après avoir convaincu son groupe de la laisser être l’oratrice sur une position commune, une députée s’est ainsi entendu dire «mais oui une femme après tout pourquoi pas, on n’osera pas l’attaquer»)…

Une absence de réseaux féminins pour s’entraider

Autre thème : le cumul des tâches, et l’articulation entre vie privée et vie publique. «Ca fait des années que mon mari me demande d’en faire un troisième [enfant] et à chaque fois ça n’est pas le moment parce qu’il y a des élections», dit l’une en souriant. «La politique n’est pas faite pour avoir des enfants : le mercredi à l’Assemblée nationale, c’est le jour où l’activité est la plus intense», constate une autre. «Le processus à l’œuvre est celui d’une désexualisation des rôles privés et des fonctions sociales. Il se déploie pour les femmes selon une logique cumulative : elles n’ont pas d’autre choix que d’accumuler les tâches et d’empiler les statuts», remarque Camille Froidevaux-Metterie.

Ce docufiction n’a pourtant rien de victimaire. S’il expose certains comportements du groupe majoritaire, il s’interroge aussi sur la vision que les femmes ont d’elles-mêmes. Certaines estiment ainsi qu’elles ont une manière différente de faire de la politique («on n’intervient pas pour ne rien dire», «on sera des hommes comme les autres le jour où on sera capables de perdre du temps», «nous n’avons pas de satisfaction narcissique à l’exercice du pouvoir», «les hommes n’assistent jamais aux formations»...). D’autres mettent surtout l’accent sur le comportement des femmes entre elles, qui, à la différence des Anglo-saxonnes, ne sont pas du tout organisées en réseau.

«Pas du tout entendues»

Lorsque les lumières se rallument, flotte dans la salle comme une forme de stupéfaction. La vice-présidente socialiste de la région Ile-de-France, Isabelle This Saint-Jean, est là. Elle dit s’être «reconnue dans beaucoup de situations. Par exemple, si une femme est à côté d’un homme et qu’elle est bonne sur un dossier, elle est dix fois moins visible que lui. Mais si elle commet une erreur, elle l’est dix fois plus.» «Toutes ces questions autour du temps passé, de la souffrance, de la satisfaction narcissique, je ne crois pas que ce soit proprement féminin, estime-t-elle. Il serait très important d’interroger aussi les hommes sur ces questions.»

Les hommes, grands absents du film, sont également venus à l’esprit de Marie*, une jeune femme qui raconte avoir abandonné la politique par dégoût des comportements machistes. Elle a travaillé un an au siège de l’UMP, au cabinet du secrétaire général. Dans les couloirs, les petites blagues, les invitations insistantes l’ont d’abord amusée, flattée. Avant de la faire craquer : «Les hommes politiques acceptent très mal qu’on leur refuse quoi que ce soit. Et quand vous vous plaignez à votre responsable de ces comportements, vous n’êtes pas du tout entendue. Je n’aurais pas supporté de vivre dans un milieu comme celui là.» Ce film, insiste-t-elle, devrait être montré à des assemblées d’hommes, qui, estime-t-elle, n’ont pas conscience de leur comportement. Il devra néanmoins trouver d’abord un diffuseur.

Par KIM HULLOT-GUIOT

Publié sur liberation.fr, le 27 juin 2013

*Pour des raisons professionnelles, le prénom a été changé à la demande de l’intéressée.

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