COLOMBIE : « Les récoltes de la paix »

Catherine Grèze, le 17 février 2013

 

 

COLOMBIE : « Les récoltes de la paix »

 

Accaparement des terres, populations déplacées, victimes du conflit, état d’avancement du processus de paix, droits de l’homme, loi de restitution des terres…FARC, Bandes armées, paramilitaires, narcos…  tels étaient quelques uns des sujets au menu de la délégation de la Commission Développement à laquelle j’ai participé cette semaine avec 3 de mes collègues espagnols. En voici quelques impressions.

 

 

Rosita est une petite femme noire toute en rondeurs et sans âge.  Quand elle prend la parole, sa voix est gaie, puissante, déterminée : « quand je suis arrivée dans cette vallée avec ceux de mon village dont nous avions été chassés par les « bandes armées » à cause de la mine, « ils » sont venus me voir : « tu n’as rien à faire ici, on ne veut plus te voir ». La menace était claire, les siens voulaient repartir : pour aller où ? Rosita a dit « non », nous resterons. La peur au ventre ils ont entrepris de survivre…

 

Nous sommes dans la Vallée de la Cauca en pleine zone de conflit : ici ce sont les FARC qui tiennent le terrain. Après des heures de routes, de pistes défoncées, protégés par des voitures blindées et 16 motos chevauchées par des soldats armés jusqu’aux dents, nous sommes arrivés ici à « VallenPaz » : un « Laboratoire de Paix » financé par les fonds de l’aide au Développement de l’Union Européenne.

Ici 10 familles se sont vues confier 52 hectares : une goutte d’eau dans un pays de 40 Millions d’hectares de terre pour 20 millions de vaches (ce qui fera dire à l’un de nos interlocuteurs que les vaches sont mieux loties que les humains) ! 52 hectares « arrachés » à la montagne. Huit ans plus tard, avec un accompagnement technique (gestion, commercialisation des produits etc) les familles sont devenues propriétaires de leur terrain et la production rapporte 12 fois plus à l’hectare que la canne à sucre…. qui pourtant couvre les milliers d’hectares de la plaine au profit d’une petite poignée  de propriétaires. Chaque cageot qui sort de « VallenPaz » est estampillé « les récoltes de la paix »…

 

La paix, chacun à Bogota a ce mot à la bouche : le ministre des affaires étrangères, le ministre de l’agriculture, la ministre de la justice, la responsable de l’unité des victimes, Garzon le vice-président… nous les avons rencontrés tout au fil d’une longue journée : des échanges empreints de « bonnes intentions »…

 

Le Président Santos, réélu à 66 % des voix a décidé de rompre avec la stratégie militaire d’Uribe,  du tout répressif (et qui a totalement échoué à mettre fin au conflit) et a entamé en face à face avec les FARC des négociations de paix à la Havane, sous l’égide de Cuba et du Chili. Depuis 3 ans le mot est enfin dit : on parle du « conflit » et plus des « terroristes ».

20 millions de personnes sont directement touchées par cette guerre civile. 5 à 6 millions ont été « déplacées » soit par les FARC, soit par les « bandes armées » des anciens paramilitaires qui se disputent le contrôle du terrain pour la cocaïne ou la mine….

 

A la racine du conflit qui dure depuis plusieurs dizaines d’années, la concentration des terres aux mains de quelques « latifundistes » (inégalée au monde !) et une profonde inégalité sociale malgré un revenu moyen par habitant relativementélevé. 25 % de la population  est totalement laissée pour compte (« afro » pour 20 % et « indienne » pour 5 %)/

 

De manière inédite, sans attendre « l’après conflit » le gouvernement Santos a décidé de mettre en œuvre deux lois : la loi « de réparation des victimes » et la loi de « restitution des terres ». Le symbole est fort, la volonté politique est là, mais du discours centralisé à la mise en œuvre sur le terrain, la réalité est différente… on se prend à douter de cette volonté politique…

 

La loi de « réparation des victimes » doit être mise en œuvre par les maires, sans réels moyens pour le faire. A ce jour le fichier ne répertorie que 6452 personnes qui ont fait les démarches. Sans solides structures et moyens sur place cela relève en effet d’une mission impossible pour des victimes qui pour beaucoup sont analphabètes, pour beaucoup sont toujours terrorisées et pour lesquelles ilfaut parfois (comme nous le rappelle la Représentante du HCR) 5 à 6 heures de pirogue avant de pouvoir entrer en contact avec le moindre représentant d’une autorité …

 

Quand à la restitution des terres, la loi ne prévoit son application que pour 2 millions d’hectares sur les 6 à 10 millions accaparés et, malgré les 9 jugements courageux de restitution à des communautés indigènes, dans la pratique, un an et demi après la promulgation de la loi, seuls quelques dizaines d’hectares ont été« restitués » et l’année dernière encore 72 représentants de communautés demandant une restitution assassinés…

 

Le conflit sur le terrain continue : au problème de la concentration agricole, s’est ajouté celui de la cocaïne et depuis quelques années celui de l’extraction minière… Uribe a délivré des permis à tout va : 60 % du territoire a reçu des permis d’exploration. Les « BACRIM » (bandes armées criminelles aux choix paramilitaire ou FARC) sont partout : mines, narco, trafic humain…

 

A Cali, la ville au plus haut taux d’homicides quotidiens, le maire nous explique comment deux gangs de narco se livrent une lutte sans merci pour le contrôle du territoire.

 

Nous sommes remontés vers de petits villages : A Santander de Q…. le maire nous parle des 90 personnes assassinées en 2012, ou de ces jeunes dont les pères ont été assassinés par les paramilitaires il y a dix ans et qui ont grandi désocialisés et sont aujourd’hui totalement accroc à la cocaïne… Plus loin, à Tiribio, le « médiateur » chargé de recueillir les formulaires des « victimes du conflit » n’a même pas d’ordinateur. C’est un homme à bout : dans sa petite ville les échanges de tirs entre FARC et militaires sont quotidiens. Le poste de police est d’un côté de la ville, les FARC attaquent de l’autre, l’école est… au milieu : quand les tirs commencent les enfants se jettent au sol…

Aucun moyen là encore pour appliquer la loi, les victimes ont peur et malgré quelques jugements que saluent les ONG des droits de l’homme, l’impunité est toujours la règle…

 

A VallenPaz, le temps est suspendu : quelques collines « en dehors » du conflit… jusqu’à quand ? Chaque paysanne, chaque paysan raconte son histoire, certains sont venus apporter le témoignage d’autres « laboratoires de paix » qui ont essaimé grâce à l’aide européenne. Fernando assure la logistique (il ne le dit pas, mais cet ancien des FARC a déposé les armes…). Soudain, le colonel qui encadre notre escorte demande à Rosita s’il peut prendre la parole. « Dans 6 ans, je serai à la retraite. Si je suis toujours en vie, je voudrais cultiver un lopin de terre ici, la guerre je n’en peux plus, cela fait 30 ans que je suis soldat, je voudrais tant la paix…. « Sa voix se trouble, il se tait. Ailleurs, nous avons entendu ces femmes elles aussi trembler en nous racontant dans une voix brisée par la pudeur les violences sexuelles des soldats… ou des FARC.

 

Bien sûr, à l’instar de la FIDH et des autres associations rencontrées, nous soutenons les négociations de la Havane et le processus de paix.

 

Mais que valent des lois ?  que vaut la goutte d’eau de l’aide au développement (qui d’ailleurs prendra fin pour la Colombie en 2020 du fait du revenu « médian ») ? si la concentration agricole perdure et que la « restitution » de quelques hectares symboliques se fait sans réforme agraire ? si la canne, la palme ne font pas place aux cultures vivrières qui pourraient assurer la sécurité alimentaire d’une population aujourd’hui déplacée dans les bidonvilles de Bogota, de Cali ou d’ailleurs ?  si l’or remplace la cocaïne et si nos entreprises continuent de se ruer vers les mines sans garantie sociale, environnementale… Ruée rendue encore plus facile avec le TLC (Traité de libre commerce, contre lequel mon rapport appelait à voter. Mise en minorité j’avais décidé de retirer mon nom…) Que vaut la cohérence de la politique européenne qui, d’un côté finance de merveilleux projets mais de l’autre avec ses traités de libre-échange condamne les petits agriculteurs ? Que valent les discours sur les droits de l’homme, s’il n’y a pas de réforme en profondeur de l’armée et que la toute récente loiconcernant les paramilitaires ressemble fort à une loi « d’impunité »… Que valent les discours sur les droits de l’homme si 25 % de la population n’ont aucune représentation dans les institutions ?

 

Alors à la Havane, demain, dans un an, dans deux ans la paix sera signée et le conflit politique sera clos. Mais une fois les FARC démobilisées, que deviendront ces hommes qui ont grandi dans la forêt, l’arme à la main, si aucune politique d’accompagnement et d’insertion n’est mise en œuvre ? Dans quel bidonville iront-ils ? Pour qui se resserviront-ils d’une arme ?

 

Alors la paix sera signée mais la récolte aura le goût de la violence qui, elle, perdurera de plus belle…

 

Catherine Grèze

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