Diplomatie économique française : le dilemme des multinationales 🗺
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Intervention-débat avec Karim Medjad lors de l’Assemblée générale de la Commission Transnationale le 25  janvier 2014

Propos recueillis par Anne R.

 

 

 

 

 

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Karim Medjad

 

Karim Medjad est Professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers (Cnam) où il est titulaire de la chaire « Développement International des Entreprises ». Il a commencé sa carrière comme avocat et continue d’exercer en qualité d’expert juridique auprès de diverses institutions internationales. Ses activités sur le terrain et ses travaux académiques sont principalement consacrés aux formes alternatives d’organisations et aux nouvelles normes de gouvernance des entreprises multinationales.

Karim Medjad

On m’a demandé de relier ce sujet à la diplomatie économique de la France. Or, ce qui est nouveau dans la diplomatie française concerne la place accordée aux Etats faibles ou faillis. Cette préoccupation est explicite dans la relation de la France au Mali, à la République Centrafricaine ou à la Syrie, implicite dans sa vision générale du monde.

Pour les multinationales, la question est un peu la même : l’Etat n’est plus ce qu’il fut et de ce fait, elles doivent changer de posture.

Les multinationales sont habituées à jouer sur les disparités des pays et donc, sur la frontière. Elles opèrent sur deux marchés du droit distincts. D’une part, le marché du droit fort, où des pays comme la Suisse, le Luxembourg ou Singapour, offrent les meilleures protections aux investisseurs, notamment grâce à la grande stabilité de leurs règles. D’autre part, le marché – bien plus vaste – du droit faible, sur lequel des pays « vendent » leur vide juridique : pas de protection des travailleurs, de l’environnement… Les entreprises sont libres d’y agir comme bon leur semble. Ces deux marchés cohabitent et les multinationales puisent dans l’un ou l’autre en fonction de leurs besoins. Mais pour pouvoir le faire correctement, elles ont besoin que les deux sphères soient imperméables.

Désormais – et là réside la nouveauté – ce n’est plus le cas, en raison de la pression que subissent les entreprises occidentales en matière de responsabilité sociétale et environnementale. Ces pressions, imposées au Nord, ont des effets au Sud puisque les sociétés mères, surtout celles qui sont cotées en bourse, sont de plus en plus contraintes de rendre chez elles des comptes sur les activités de leurs filiales à l’étranger. Par exemple, en Inde, alors que l’actualité nous a montré qu’il pouvait encore y avoir une certaine désinvolture des tribunaux quant à la répression du viol, des multinationales licencient des employés pour harcèlement sexuel. La logique même des multinationales se trouve battue en brèche : elles ne peuvent plus s’appuyer sur les standards du Sud pour abaisser les leurs mais sont au contraire forcées d’élever leurs standards dans le Sud pour s’acquitter de leurs obligations dans le Nord.

Par conséquent, le discours convenu sur la nocivité des multinationales dans les pays du Sud est un peu périmé. Je ne suis pas devant un auditoire neutre, alors permettez-moi d’être encore plus provocateur : on doit admettre que dans certains cas, les multinationales du Nord contribuent à améliorer les standards des pays du Sud. Peu importe la sincérité de leurs discours convenus sur le développement durable et la responsabilité sociétale et environnementale : ces discours, que ces entreprises le souhaitent ou non, a des conséquences tangibles dans les pays du Sud. C’est même l’un des facteurs les plus importants de développement du droit dans ces pays. En Chine par exemple, ce qui a élevé les standards en matière de droit du travail provient des multinationales occidentales et non de l’Etat chinois. Par leur action, ces multinationales ont modifié les conditions du marché du travail local et ont contraint les entreprises chinoises à élever un peu leurs standards.

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Banderole de lutte contre Occidental Petroleum en Colombie. Source : http://zequinhabarreto.org.br

Ceci constitue une nouveauté importante pour les multinationales, qui se sont longtemps réfugiées derrière le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des pays pour y justifier leurs méthodes.

Cette perte d’étanchéité entre pays est amplifiée par l’affaiblissement de l’Etat. A ce jour, les Nations Unies comptent 193 Etats-membres plus la Palestine. Mais combien existe-t-il d’Etats qui fonctionnent réellement ? Peut-être moins d’une cinquantaine. Comment par exemple prôner la nécessité de bâtir un Etat de droit en Afghanistan alors que cet Etat n’existe pas – et n’a d’ailleurs jamais existé ? Cette situation, qui affaiblit aussi la tangibilité des frontières, conduit les multinationales à chercher, elles aussi, à renforcer l’Etat. Nous constatons ainsi une convergence entre Etats du Nord et multinationales. Faire du Nigeria un véritable Etat satisfait la France pour des raisons de sécurité et satisfait Total pour des raisons économiques.

Pour atteindre cet objectif difficile, on assiste à une surenchère juridique. Il y a trente ans, pour sécuriser un contrat pétrolier, on le transformait en loi, votée par le parlement du pays d’accueil. Mais dans un état faible, que vaut une telle garantie ? Prenons Shell en Irak, par exemple. Cette multinationale y a signé un accord pétrolier avec un ministre de l’énergie, qui représente un gouvernement fantoche, d’un pays dont on ne sait pas s’il existera toujours dans vingt ans. Or, Shell a signé pour trente ans. Pour sécuriser son investissement, elle n’exige plus une loi mais un traité, qui permet de faire évoluer son contrat d’un statut purement commercial à un statut diplomatique.

Pour les opérations les plus importantes, on assiste même désormais à l’émergence de traités multilatéraux. L’accord emblématique en la matière concerne l’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan) dont l’objectif premier consiste à contourner la Russie. Cet oléoduc implique trois pays plus ou moins stables – Azerbaïdjan, Turquie et Géorgie – porte sur plusieurs milliards de dollars et va entrainer l’expropriation de 20 à 30 000 foyers, dans des conditions plus ou moins acceptables selon le pays concerné. Inévitablement, des ONG se mêleront de cette affaire. Le risque pour BP, chef de file du consortium, ne concerne pas tant ce qui se passera en Géorgie, par exemple, mais plutôt aux Etats-Unis. Demain, une ONG américaine pourra prendre quelques cas en Géorgie ou en Azerbaïdjan et les porter devant les tribunaux américains.

Ainsi, des multinationales vont devoir rendre des comptes devant des tribunaux du Nord pour des questions de droits de l’homme soulevées au Sud. Ceci s’est produit en France à propos des agissements de Total au Myanmar. Total s’est retrouvé incriminée pénalement devant le tribunal de Nanterre. Le procès n’a pas abouti car Total a transigé, mais cela montre bien que la frontière n’est plus une garantie d’impunité.

Cette situation conduit les multinationales à être bien plus précautionneuses dans les pays du Sud. C’est pourquoi, au Nigéria, les meilleures conditions sociales et environnementales sont portées par Shell. Dans le delta du Niger, les travailleurs sont malades à cause du torchage, mais des dispensaires haut de gamme y sont présents, et qui ne se trouvent nulle part ailleurs au Nigeria.

Jamais les relations avec la société civile du pays d’accueil n’ont été aussi denses, surtout dans les pays comme l’Irak, la Syrie, la Turquie, où les compagnies anticipent une hypothétique sécession. Dans le cas de l’oléoduc BTC, la société civile a été associée à tous les stades de l’étude de faisabilité, dans des proportions qui pourraient faire penser à la Suisse. Aujourd’hui, les acteurs les plus avancés dans la compréhension et dans la définition de la société civile des pays du Sud sont les multinationales. Shell connaît mieux la société civile du delta du Niger – et interagit plus avec elle – que le gouvernement nigérian. Mais en y ouvrant des dispensaires, elle privatise de facto, certaines obligations de service public qui incombent au gouvernement nigérian. Et ce faisant, elle contribue à affaiblir un peu plus l’Etat du Nigéria.

Tel est le dilemme de la multinationale contemporaine. D’un côté, elle a intérêt à opérer dans des Etats forts aux frontières étanches. Mais d’un autre côté, elle doit assurer ses arrières, donc donner des gages à une société civile qui pourra lui demander des compte demain si l’Etat disparaît. Et ce faisant, elle affaiblit l’Etat. Le poids croissant des ONG et de la société civile pose en creux la question de la privatisation de certaines prérogatives étatiques. Et cela n’est pas nécessairement une bonne nouvelle.

Benjamin Joyeux

Je constate un paradoxe. La multinationale est facteur de renforcement du droit, comme vous l’indiquiez lors de votre exposé, mais aussi source d’affaiblissement du droit, au Sud mais aussi au Nord. J’en veux pour preuve l’accord de libre-échange entre les Etats-Unis et l’Union européenne. La société civile se mobilise notamment sur le fait que certaines clauses remplaceraient le régime de droit public par un régime de droit privé qui mettraient sur un pied d’égalité les multinationales, les Etats et les collectivités locales. En privatisant cet espace, le traité affaiblit les Etats. Dans les pays du Sud, notamment en Inde, la société civile se mobilise grâce aux multinationales, mais surtout à cause des activités des multinationales. A Jaitapur par exemple, la société civile se mobilise contre un projet de centrale nucléaire vendue par Areva.

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Manifestation contre Areva à Jaitapur, décembre 2010. Source : http://www.thehindu.com

Karim Medjad

Ce n’est pas tant la mauvaise multinationale qui est intéressante à analyser, que la vertueuse. Un confrère libanais m’expliquait que les meilleurs conditions de travail au Liban sont issues des standards privés. Ce double standard mérite d’être pris en compte. Il ne faut pas regarder les multinationales seulement sous l’angle du cliché négatif. On constate une privatisation du droit international, qui comporte de fait des avantages et des inconvénients. Cette privatisation se manifeste par le développement de la responsabilité sociale des entreprises (RSE). Comme ces règles sont privées, elles ne connaissent pas de frontières. Si ces règles avaient été publiques, elles s’arrêteraient net à la frontière. C’est grâce à cette privatisation que nous pouvons imaginer des standards universels applicables aux multinationales.

Certaines multinationales signent des chartes que l’on peut qualifier de « dix commandements de la multinationale », comme le fait de ne pas exploiter des enfants, de ne pas corrompre les gouvernements locaux etc. Elles adoptent d’autant plus facilement ces règles qu’aucune sanction n’est prévue en cas de violation. Ce phénomène viral est intéressant, car il fait émerger des règles coutumières, lesquelles sont obligatoires… Nous ne pouvons donc pas sous-estimer ces règles « molles ».

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Code de conduite de Shell. Source : http://www.shell.fr

Christine Rebreyrend-Surdon

Depuis longtemps, le néolibéralisme en matière de coopération et développement a contribué effectivement à affaiblir les Etats en minorant et dépréciant l’action publique et montant en épingle l’action des ONG. Depuis quinze à vingt ans, on observe un déplacement de ce qui relève de la responsabilité des Etats riches envers les Etats pauvres vers la société civile. Ce discours dominant explique que c’est aux ONG de remplir le rôle des services publics essentiels. Je pense que l’évolution que vous avez noté existait déjà dans le courant du néolibéralisme : affaiblir les Etats et les remplacer par la société civile, qui peut être manipulable, qui effectivement délivre des services publics dans certains endroits mais pas partout.

Par ailleurs, bien sûr, nous constatons des évolutions très positives puisque certaines multinationales font avancer le droit. Mais la vitesse de ces transformations pose question. Nous vivons un monde qui s’accélère. Quelle est la tendance qui avance le plus vite ? Est-ce l’élévation des normes sociales et environnementales ? Ou est-ce la rapidité de la domination des multinationales sur les Etats ?

Karim Medjad

Je ne suis pas totalement d’accord concernant la relation des multinationales avec l’Etat. Je fais partie de ceux qui croient que l’Etat n’a jamais été l’ennemi de la multinationale. D’un certain point de vue, c’est son produit. La multinationale est la première à pâtir des Etats défaillants. Immanuel Wallerstein a expliqué que l’Etat et le nationalisme sont nés des énormes besoins en infrastructures liés à la révolution industrielle. Au lieu de construire elles-mêmes les routes, les entreprises les ont fait construire par l’Etat – donc par tout le monde. Telle est la thèse altermondialiste.

La thèse de Charles Tilly dit que la guerre n’est pas le produit du nationalisme, mais que c’est au contraire le nationalisme qui est le produit de la guerre. Quand la guerre est passée à un stade industriel, s’est posée la question de son financement – donc de la meilleure façon de lever des impôts. L’Etat serait, selon cette thèse, un sous-produit de l’armée.

J’adhère assez à ces thèses, qui conduisent à conclure que l’Etat a une origine complètement indépendante du peuple. Certes, la multinationale affaiblit l’Etat, mais à son corps défendant : elle aimerait plutôt le renforcer.

S’agissant de l’accélération du monde, les multinationales se trouvent dans une course de vitesse avec la norme dure, impérative. Des chartes de toutes sortes sont élaborées, car en produisant de la norme volontaire – donc molle – les entreprises devancent – et ce faisant repoussent d’une certaine façon – la norme impérative. Pourquoi légiférer sur le sujet si les multinationales devancent l’appel en adoptant un comportement plus vertueux que les normes ne l’exigent?

Christine Rebreyrend-Surdon

L’affaire de l’Erika montre bien que Total n’avait pas un comportement acceptable en matière sociale et environnementale, contrairement à ce qu’elle avait prétendu dans sa communication. Or, le tribunal a jugé que l’entreprise devait s’y conformer. L’entreprise engageait sa responsabilité dans sa communication, ce qui constituait une jurisprudence majeure.

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Procès de l’Erika au Palais de justice de Paris, octobre 2009. Source : Le Monde

Karim Medjad

Vous avez raison. Ceci dit, Total prend aussi beaucoup d’engagements « soft » au-delà de ce à quoi elle est tenue juridiquement. Prenons un autre exemple : lorsque Carrefour garantit dans une publicité que tous les T-shirts vendus dans ses magasins n’ont pas été fabriqués par des enfants quelque part dans le monde, cela va en réalité très loin. L’entreprise prend l’engagement qu’aucun enfant ne travaillera pour ses sous-traitants au Pakistan, et aussi que le sous-traitant du sous-traitant au Pakistan n’emploiera pas non plus des enfants… A défaut, les consommateurs français seraient en droit de poursuivre l’enseigne pour publicité mensongère. Ainsi, Carrefour prend un engagement « soft » mais qui a bien des conséquences « hard ». Cela conduit l’entreprise a prendre des mesures qui vont bien au-delà de ce qu’elle aurait pu anticiper.

Au passage, si Carrefour vérifie tous ses fournisseurs pakistanais, seuls les acteurs pakistanais les plus gros pourront passer des contrats avec cette enseigne. Les petites entreprises pakistanaises sont d’emblée écartées. L’élévation de la norme entraîne donc des dommages collatéraux qu’il faut prendre en compte aussi.

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Campagne Carrefour : « Bon pour vous, bien pour tous ». Source : http://www.retail-distribution.info

Je ne cherche à prendre la défense de personne. Face à un public tel que vous, j’entends montrer les bénéfices voulus ou non de l’existence d’entreprises multinationales et les inconvénients voulus ou non de la force de la société civile. Je n’ai rien à vous apprendre sur le reste, c’est-à-dire la nocivité du comportement de certaines multinationales dans tel ou tel pays.

Zine-Eddine Mjati

Je vous remercie de votre exposé montrant les liens entre les multinationales, l’Etat et la société civile. Vous indiquez que l’action de la société civile va dans le sens de l’affaiblissement de l’Etat. Or, je remarque que la première fonction de la société civile est bien de constituer un contre-pouvoir à l’Etat. A l’époque où la société civile était plus faible, l’opposition à un chef d’Etat prenait souvent la forme d’un coup d’Etat. Maintenant que la société civile a beaucoup évolué, et s’est renforcée, notamment avec la création de réseaux sociaux, les multinationales ont modifié leur mode d’action et ne poussent plus aux coups d’Etat. Dans certains pays, l’Etat se confondait avec la personnalité du chef d’Etat, et si ce dernier disparaissait, tout l’Etat était ébranlé. C’est ce qui s’est passé dans certains pays en Europe de l’Est, en Afrique ou même en Irak. La multinationale a dû intégrer tous ces phénomènes pour arriver au comportement que vous avez présenté dans votre analyse.

En revanche, je me demande comment la société civile peut être l’objet de manipulation par les multinationales.

Karim Medjad

Je suis d’accord avec vous. La schizophrénie des multinationales conduit à un dilemme symétrique pour les militants de la société civile. Etant vous-mêmes membres de la société civile, vous avez un regard autre. En tant que juriste, j’ai un regard nécessairement conservateur et plus hostile, car son développement exprime en creux la dégradation de certaines institutions publiques.

Nous pouvons distinguer deux types de société civile. Celle présente au Nord, qui s’exprime par exemple au travers des Restos du Cœur, est assez symptomatique de la dégradation des services publics qu’elle est amenée à compenser par son action. Celle présente au Sud s’avère beaucoup plus équivoque. Naguère, on renversait un gouvernement. Aujourd’hui, il est beaucoup plus simple de transiger avec une ONG, de la financer pour qu’elle se taise. Par exemple, un sécessionnisme larvé est entretenu dans le delta du Niger par des multinationales pétrolières au nom d’une interaction mature avec la société civile. Je considère que cette situation est problématique.

Cécilia Joxe

Je pense que certains paradoxes que vous avez soulevés relèvent d’un problème de définitions. Par exemple, qu’est-ce qu’un bon Etat ou un mauvais Etat ? Vous dites que la société civile affaiblit l’Etat. Mais on peut penser que la société civile est plus qu’un contre-pouvoir, elle représente une partie constituante de l’Etat. Tout cela mérite d’être défini. Aujourd’hui, il est difficile d’imaginer un Etat qui respecte les droits de l’homme, un régime démocratique, sans une société civile forte. Par ailleurs, le fait que les ONG puissent être achetées pose le problème des lobbies qui n’a pas été abordé. Ces lobbies sont créateurs de droits, d’exigences, et revendiquent pour les multinationales une légitimité sociale et économique qui peut être discutée.

Quelle est votre définition de ces Etats faillis ? Les multinationales, l’Etat français, ou les autres états onusiens, la communauté internationale cherchent à renforcer ces Etats faibles, d’où leur soutien à des dictateurs tels que ceux qui dirigeaient des pays comme la Tunisie et l’Egypte.

Le secteur d’activité de la multinationale influe également sur le rôle qu’elle joue pour le développement du pays. Les entreprises extractives, qui proposent certainement des standards sociaux élevés, posent le problème de la destruction de l’environnement à long terme. En effet, elles travaillent pour un profit à court terme. Elles n’engendrent pas un développement durable. Il faut aussi penser à définir les contenus des entreprises, notamment dans le textile. A certains endroits, il est préférable de voir se développer un réseau fort d’entreprises locales, plutôt que d’y voir apparaître dès le début une multinationale. Je soulève donc le problème de la contradiction entre un développement endogène et l’apparition d’une multinationale qui importe toute la technologie. Les écologistes ont toujours dénoncé ce déséquilibre. Les écologistes ne se contentent pas de répéter des slogans altermondialistes datant des années 1960, mais leurs critiques s’appuient sur le constat de problèmes de long terme. Les industries extractives, les industries textiles, les entreprises de services dans les mains des sociétés du Nord, engendrent toutes des dégâts dans les pays du Sud.

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Atelier textile à Dacca, Bangladesh, mai 2013. Source : Zeppelin / SIPA

Karim Medjad

Je suis d’accord avec vous. La question des dégâts me paraissait acquise, c’est pour cela que je ne me suis pas étendu dessus.

Pour répondre à la question portant sur la différence entre Etat solide et Etat défaillant, un peu d’histoire s’impose. L’Etat moderne a duré moins longtemps que l’Empire romain. Nous ne savons pas s’il est pérenne. Par comparaison, le protectorat est une forme qui a perduré pendant 35 siècles. Par ailleurs, géographiquement, l’Etat moderne n’est réellement implanté qu’en Europe de l’Ouest. Il a pris là où il est né. Il n’aurait pas connu un tel succès planétaire sans le colonialisme européen, lequel en fin de course a conduit à la sécession de colons comme aux Etats-Unis, ou en Rhodésie et à la décolonisation, donc à une création de nouveaux Etats. L’Etat n’est pas un mode d’organisation universel : c’est un concept ouest-européen. En dehors de cette zone, il est logique de s’interroger sur sa réalité.

Emmanuel Bailles

Je suis tenté de réagir en tant que républicain. Je défends l’Etat car il permet la sauvegarde de la liberté des individus. Je vis mes engagements en tant que citoyen à la fois dans le milieu professionnel, et dans d’autres sphères. Pour moi, il s’agit d’un des moyens d’expression de la citoyenneté. Or, cette capacité d’expression de la citoyenneté est garantie par une certaine forme d’Etat.

Par ailleurs, je ne partage pas votre avis, concernant le rôle de la société civile dans l’affaiblissement des Etats. Il me semble qu’au contraire, le développement de la société civile permet de développer les Etats. Un Etat est d’autant plus fort qu’il a des contre-pouvoirs. Je considère qu’un des vecteurs de la construction des Etats, notamment en Afrique, est le renforcement de la société civile. La société civile rassemble non seulement des associations, mais aussi des syndicats et des partis politiques. Ces organisations renforcent les compétences des acteurs, construisent des trajectoires professionnelles d’hommes et femmes qui seront les futurs dirigeants d’un Etat.

Benjamin Bibas

Votre exposé a traité avant tout de l’action des multinationales. Il serait intéressant aussi de traiter d’un de nos objectifs principaux, à savoir construire un environnement politique et juridique mondial qui permette l’épanouissement des êtres humains, des habitants, en lien et en harmonie avec l’écosystème auquel ils appartiennent. Les écologistes ont la conception particulière que les êtres humains ne sont pas des travailleurs essentiellement, comme ceci entre dans la considération de beaucoup de partis situés à gauche, mais sont des êtres vivants en lien avec leur écosystème local et global.

Ceci étant posé, quelles sont les leviers dont les écologistes disposent pour atteindre ces objectifs ? Pour un parti politique, la question de l’Etat est centrale, puisque nous cherchons à prendre des responsabilités au sein de l’Etat. Parallèlement, nous cherchons à entretenir des relations intenses avec la société civile, puisque l’écologie politique analyse l’Etat comme une superstructure certes indispensable mais souvent lointaine, encadrante, méfiante à l’égard du vivant.

Parmi un récent top 50 des entreprises classées selon leur chiffre d’affaires (Fortune Global 500), il apparaît que la ville de Paris rassemble six entreprises de ce classement, tandis que New York en compte quatre et Tokyo de même. Ainsi, si les écologistes gouvernent en France, ils bénéficient d’un pouvoir fort vis-à-vis des multinationales, qui peut avoir un impact réel au plan mondial.

Vous dites qu’il existe une cinquantaine d’Etats effectifs sur les 193 que compte l’ONU. Pour poursuivre l’objectif que j’ai mentionné plus tôt, il me semble que le renforcement de l’Etat aujourd’hui est souvent à l’avantage des populations. Je prends trois exemples en Afrique, continent que j’étudie particulièrement. Au Mali, en République Centrafricaine et en République démocrtaique du Congo, il me semble que rien n’est pire pour les populations que l’absence d’autorité administrative et sécuritaire sur ces territoires.

Vous dites que les multinationales participent à l’élévation de certains standards environnementaux et sociaux. Vous dites également que les standards privés peuvent dépasser les frontières et engendrer une certaine porosité, tandis que les standards publics s’arrêtent à la frontière. Mais il me semble que vous faites fi du multilatéralisme et de l’ordre international qu’il est possible de construire par la négociation quand on est aux rênes d’un Etat encore assez fort comme la France et en lien avec l’Union européenne qui détient un véritable pouvoir de négociation.

Jérôme Gleizes

Je considère la question de Cécilia sur les définitions très importante. On ne parle pas de la même chose si l’on se réfère à l’Etat du Nigeria ou à l’Etat français. La notion de souveraineté est liée à la notion d’Etat. A partir du moment où un Etat n’a pas de souveraineté, on ne peut pas le considérer comme un Etat. Les processus historiques prennent une importance capitale sur la construction à la fois des Etats, des sociétés civiles, des relations entre les multinationales et des Etats. De nombreuses grandes entreprises sont issues des Etats, comme Saint-Gobain créée par Louis XIV. Les processus historiques sont très différents en Afrique, les pays ayant été victimes de la colonisation et de l’esclavage. Vous avez évacué la question de la géopolitique tout à l’heure, mais je pense que sur ce point, elle revêt un caractère important.

Je reviens sur la question de savoir s’il existe des bonnes et des mauvaises multinationales. D’un point de vue socio-économiste, des relations de pouvoir sont liées à la nature des Etats, à la nature des multinationales, à la nature des sociétés civiles. Je relève peut-être une confusion entre citoyenneté et société civile. La citoyenneté est au fondement de l’Etat. Toutes les constructions autour de cette notion et la manière dont elle se construit sont liées à son rôle de contre-pouvoir.

L’exemple du Nigeria montre une situation complexe : distinction forte entre Nord et Sud, la présence de musulmans, de chrétiens, de différentes confréries parmi les musulmans. L’Etat nigérien doit gérer toutes ces contradictions. Le Sénégal présente une situation beaucoup plus simple, de ce point de vue.

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Carte des tensions ethniques au Nigéria, janvier 2012. Source : Courrier international

Pour revenir sur l’exemple de l’oléoduc BTC, les relations entre les multinationales et les sociétés civiles locales sont avant tout des relations de pouvoir et d’argent pour un enjeu économique et financier. L’objectif d’une entreprise est avant tout de maintenir sa rente. Elle est prête à s’appuyer soit sur des Etats, soit sur des sociétés civiles.

L’Irak a connu un Etat fort sous le parti Baas et a connu ensuite un éclatement. La multinationale a été obligée de composer avec ceux qui détiennent réellement le pouvoir, qui peuvent être des groupes religieux ou des groupes politiques. C’est avant tout cet élément qui détermine le fonctionnent des multinationales en fonction de la garantie des rentrées financières qui s’avèrent très importantes. Les relations de pouvoir me semblent un élément important.

Karim Medjad

Je suis d’accord avec les propos des trois derniers intervenants. Je vais donc chercher à les nuancer de manière un peu technique.

Y a-t-il une contradiction entre Etat et société civile ? Cela dépend pour quel pays on pose la question. En France par exemple, une société civile forte renforce l’Etat. La nuance porte sur l’existence des Restos du Cœur. On peut se demander si cette privatisation d’un service public constitue une avancée pour la France.

Est-il utile d’avoir un Etat partout constitue une autre question. Si tout ce qui reste de la souveraineté du Libéria est le pavillon de l’Erika, je ne suis pas sûr que cet Etat soit utile. La souveraineté induit bien d’autres produits dérivés : les sièges sociaux sanctuarisés, la délivrance de passeports diplomatiques à des criminels…

On reconnait de plus en plus qu’il existe des Etats qui n’en sont pas vraiment. Ce n’était pas le cas auparavant. Personne ne prétend que l’Etat afghan est véritable et que la souveraineté afghane est représentée correctement. La souveraineté est tellement dégradée qu’on s’interroge sur la cessibilité de la souveraineté, voire sur sa délocalisation, comme dans le cas de Kiribati et Tonga qui seront bientôt amenés à disparaître sous les flots.

Déclarer qu’en tant que républicain, on croit à l’Etat est aisé pour un Français. Un Somalien ne tiendrait peut-être pas le même discours. Se battrait-t-il plus volontiers pour l’Etat somalien ou pour la société civile somalienne, sachant qu’il s’agit dans ce cas d’un jeu à somme nulle ?

Enfin, il faut reconnaître que le multilatéralisme bride l’évolution des normes, car un accord à 193 Etats ne peut porter que sur une tête d’épingle. Pour obtenir des accords sur de plus vastes pans du droit, il faut soit réduire le nombre des acteurs – c’est le cas de l’Union européenne, soit traiter non pas avec les Etats mais avec les sociétés civiles.

Benjamin Bibas

Une Cour pénale internationale s’est tout de même créée avec une centaine d’Etats-membres et s’étend à de nouveaux Etats.

S’agissant des Restos du cœur, l’important est que tout le monde ait à manger, peu importe que la nourriture soit donnée par l’Etat ou par cette association. Le résultat est la première chose à prendre en considération.

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Logo des Restos du Coeur. Source : http://www.restosducoeur.org

Karim Medjad

Ma critique des Restos du cœur porte sur le fait que cette initiative privée est devenue une composante indispensable de l’action publique, ce qui constitue une dérive gravissime pour un pays comme la France.

Marie Bové

Nous parlons beaucoup de l’Etat, mais les écologistes sont connus aussi pour porter haut et fort le projet européen et donc l’abandon d’une partie de la souveraineté des Etats au profit d’un droit qui protège et qui punit. L’Etat n’a pas les moyens aujourd’hui de construire à la fois le socialisme et l’écologie dans un seul pays. Ceci est un leurre. Aujourd’hui, il est nécessaire de réfléchir à une création nouvelle du droit qui permette à un ensemble d’Etats et un ensemble de peuples d’être protégés dans leurs activités et de pouvoir contraindre à un certain nombre de nouvelles normes.

Ces derniers temps, de manière perverse, les accords économiques ne sont pas négociés entre Etats ou entre groupes d’Etats. Mais ce sont les multinationales qui discutent entre elles via ces structures étatiques. Nous avons observé ce fait en Colombie au moment de sa négociation d’un accord d’échanges avec les Etats-Unis et le Canada. Ainsi, les paysans colombiens n’avaient plus le droit de ressemer leurs propres semences. L’Etat colombien a intimé l’ordre de détruire les semences paysannes, sur ordre de la multinationale semencière.

De la même manière, les sociétés civiles peuvent aussi avoir un rôle pervers. A titre d’exemple, j’ai travaillé en Inde au moment du tsunami. Les ONG se sont fait le relais de l’appropriation des côtes au Sri Lanka et au Sud de l’Inde. Au prétexte de venir en aide aux populations, on a constaté une répartition hiérarchique de l’aide humanitaire dans le but d’une réappropriation des ressources halieutiques et des terres. Cette perversité me pose problème.

Je vous demande donc si nous sommes en capacité de créer du droit sur la protection des ressources naturelles et l’accès au patrimoine mondial commun que sont les ressources naturelles. Est-ce que ce droit pourrait être une contrainte vis-à-vis des multinationales mais aussi une obligation d’entente entre les différents Etats, moyennant un abandon partiel de leur souveraineté pour justement gérer ce bien commun ?

Karim Medjad

Ma réponse risque de vous déprimer. Je prends l’exemple de l’Union Européenne. Pendant longtemps, s’est posé la question de créer une norme comptable commune européenne. Malgré la publication de quelques directives, trente ans plus tard, rien n’avait avancé. Les « grands » Etats (Allemagne, France et Royaume Uni) défendaient leurs propres normes et proposaient à l’UE de les adopter. A la longue, les Européens ont réalisé que les normes américaines allaient bientôt mettre tout le monde d’accord… Confrontés à la nécessité de produire rapidement des normes communautaires, ils ont alors choisi de privatiser l’affaire. C’est un organisme comptable privé basé à Londres qui produit aujourd’hui les normes comptables européennes et celles-ci sont entérinées par voie de règlement communautaire. Telle est la manière dont l’Europe avance. Elle se bâtit en se privatisant. Ne croyez pas que l’Europe peut se bâtir par le multilatéralisme. Cela ne fonctionne pas assez, ou va trop lentement.

Abdessalam Kleiche

Je vous remercie pour votre intervention. Votre point de vue, comme vous l’avez reconnu, apparaît iconoclaste, un peu provocateur et volontairement controverse.

Nous faisons face à un véritable problème de définition qui rend plus difficile nos échanges. Nous ne pouvons pas contester le fait, par exemple, que les multinationales constituent un élément du développement. La question se pose, en revanche, sur la nature du développement. Il faut s’entendre sur la nature du développement, qui se traduit par la croissance ou par d’autres phénomènes.

Vous dites que les multinationales participent à l’élévation des standards. Mais je peux multiplier les exemples de situations inverses. Les 32 zones de libre-échange installées dans le monde arabe du Maroc jusqu’au sultanat d’Oman présentent des standards environnementaux et sociaux très variés. La zone de libre-échange de Tanger connaît le code d’investissement le plus libéral qui existe au monde. Les entreprises y entrent, s’y installent, exportent les bénéfices et peuvent fermer du jour au lendemain. Dans d’autres zones, on assiste même à la criminalisation des droits sociaux et des droits syndicaux. Dans un pays qui représentait un standard en termes de droits sociaux, comme la Syrie avant la guerre, la zone de libre-échange entre la Syrie et la Jordanie faisait travailler environ 300 chinois. Ils sont désormais partis. Quand Bachar El-Assad est arrivé, l’Etat syrien s’est permis d’installer une zone néo-libérale au-delà de toute espérance. On peut multiplier les exemples pour montrer à quel point la diversité est large.

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Zone franche de Tanger. Source : http://www.tangerfreezone.com

Dernier exemple, au Mali, dans la ville de Ségou, on installe en ce moment une zone d’activité industrielle. L’Etat malien mène une compétition avec les autres pays du Sud quant au code d’investissement pour proposer des règles encore plus favorables aux entreprises qu’ailleurs. Les standards sociaux dans la zone de Ségou se trouvent en-dessous des standards maliens, qui sont, à l’évidence, déjà assez bas. L’affirmation que l’arrivée des multinationales élève les standards revêt une réalité très variable selon les entreprises et les lieux. Ce peut être le cas, notamment pour les expatriés, pour Areva au Niger, pour Colas au Gabon.

Il a manqué une contextualisation de votre analyse. Les plans d’ajustement structurel de la fin des années 1970 et dans les années 1980 ont eu un impact considérable. Ils ont ouvert la boîte de Pandore. Ces plans soutenus par les organisations internationales ont permis aux multinationales de pouvoir s’installer comme elles le font aujourd’hui, de détrousser l’Etat, qui a perdu ses fonctions régaliennes. De manière nouvelle, les multinationales sont devenues des experts conseillant les Etats. Les Etats sont si faibles qu’ils font appel à des cabinets d’expertise au service des multinationales qui leur fournissent des études qui permettent d’asseoir les multinationales.

Enfin, il n’est pas vrai que la faiblesse des Etats suscite le foisonnement des acteurs de la société civile. On peut voir des Etats qui continuent d’être forts en présence d’une société civile qui bouillonne. Je prends pour exemple l’Egypte. L’ouverture économique par Sadate dans les années 1970 n’a pas affaibli l’Etat égyptien. Au contraire, elle a permis de renforcer l’armée. Certes, Sadate s’est désengagé de la santé, a privatisé l’éducation mais l’Etat égyptien est resté globalement assez fort. Le Maroc constitue un autre exemple. Le plan d’ajustement structurel des années 1980 n’a pas affaibli l’Etat. Pour autant, la société civile a bouillonné. Elle a permis de faire avancer le droit, notamment relatif aux femmes.

Le contexte actuel accorde une large place au Traité transatlantique. Les écologistes se sont engagés dans une lutte contre ce traité car il conduit à la privatisation même du règlement ou des litiges entre l’Etat et les entreprises. L’Egypte le vit actuellement. Les multinationales sont devenues à la fois producteurs de standards pour elles, mais aussi d’un droit social pour elles. Il ne s’agit pas non plus de jeter le bébé avec l’eau du bain, vous avez néanmoins raison dans une certaine mesure. Toutefois, les multinationales sont devenues aussi le vecteur du pire néolibéralisme à ce jour.

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Manifestation contre le traité transatlantique, Montpellier, novembre 2013. Source : http://www.hebdo74.fr

Karim Medjad

Je partage votre point de vue. J’ai délibérément laissé dans le vague la question du cadre de référence, car il me semblait plus intéressant pour nos échanges de ne pas entrer dans les définitions. Si nous voulons les préciser, il faudrait aussi clarifier ce qu’est la société civile, l’Etat, la multinationale.

Par exemple, aujourd’hui, nous n’avons pas mentionné la multinationale du Sud. Or, celle-ci ne contribue certainement pas à élever les standards dans le monde. J’ai limité mon propos jusqu’à présent aux multinationales du Nord, celles qui doivent rendre des comptes chez elles. Et dans leur cas, le paradoxe est le suivant : il faut attendre qu’elles soient cotées pour que leurs standards sociaux et environnementaux s’élèvent, car ce n’est qu’à partir de ce moment qu’elles sont confrontées à une très forte obligation de transparence.

Le pire accord entre un Etat et une multinationale dont j’ai eu connaissance à ce jour est un accord minier entre le Tchad et une compagnie chinoise. L’Etat s’y engage à la chose suivante : si jamais une grève survient, il s’engage à dédommager l’entreprise pour le préjudice économique qui en résultera. En d’autres termes, cela aboutit implicitement à priver le mineur tchadien d’un pouvoir qui lui était accordé constitutionnellement par son pays. Que vaut cette clause ? A mon sens, elle est probablement anticonstitutionnelle. Mais ce qui compte, c’est ce que les mineurs ont compris : aucune grève n’a été déclarée à ce jour.

Je suis d’accord avec vous sur le fait que le rapport bénéfices / préjudices n’est pas au global positif. S’agissant de la privatisation de la relation entre Etat et entreprise, la question est abordée de manière étendue actuellement. Toutefois, je note que cette pratique est très ancienne. Elf a écrit le code d’investissement gabonais dans les années soixante-dix et vous vous doutez bien que s’il y a un litige entre Total et l’Etat gabonais, ce n’est pas l’Etat gabonais qui le tranchera.

Alexis Frémeaux

Je ne compte pas entrer dans le débat sur la société civile, sur les Etats centralisés, inclusifs ou non. Ceci constitue pour autant le nœud du développement ou du non-développement. Je reste sur la question des multinationales.

Vous en avez enfin parlé. Je pense qu’il y a des tensions entre les multinationales cotées, mieux disantes sur le plan social et environnemental et les acteurs moins importants. On observe une sorte de répartition du travail entre ces sociétés multinationales mieux disantes et des plus petits groupes. Ceci est particulièrement clair dans le secteur pétrolier. Les majors adoptent de bonnes pratiques. Si les choses se complexifient, Total laisse des champs pétroliers à des plus petites sociétés françaises qui doivent gérer des situations plus compliquées et dans des conditions moins favorables pour le respect des normes environnementales et sociales. On observe une forme de sous-traitance à des sociétés non cotées ou avec une notoriété moindre. Ces sociétés n’accordent que peu d’importance à leur risque d’image et à la manière dont la société civile française juge leurs activités au Sud.

On observe une deuxième forme de tensions entre les entreprises du Sud et celles du Nord. En Birmanie par exemple, les travailleurs locaux préfèrent les multinationales européennes ou américaines aux multinationales chinoises. La société civile birmane est plutôt demandeuse de l’implantation de nos multinationales malgré tout ce qu’a fait Total en Birmanie. Les entreprises chinoises viennent faire des affaires sans aucune considération sociale ou environnementale.

On observe une troisième forme de tensions entre les différentes activités. Une multinationale dans le secteur de la production pétrolière connaît une activité réellement rentable. Le coût d’exploitation du pétrole dans le delta du Niger au regard du prix du baril permet largement de construire des centres de santé, de distribuer quelques subsides, de payer des personnes pour nettoyer les sites d’exploitation etc. De la même manière, la construction d’un gazoduc ou d’un oléoduc s’avère très profitable. En revanche, des activités intensives en travail comme l’industrie textile conduisent à des coûts très élevés pour respecter de vrais engagements sociaux. Il est difficile pour ces entreprises d’être à la fois les moins chères sur le marché, et les mieux disantes sur le plan environnemental et social. Tel est le dilemme de Wal-Mart. Cette entreprise continue à revendiquer les prix les plus bas. L’amélioration des standards par les multinationales du Nord ne provient pas de leur caractère vertueux intrinsèque mais est conditionné par les attentes des sociétés du Nord. Si les consommateurs du Nord modifient leur comportement en fonction de ces critères, alors les multinationales s’adapteront.

Toutes ces tensions existent et conduisent à un double mouvement : positif d’une part et négatif d’autre part. Ceci explique aussi la diversité des impressions que l’on peut avoir sur le terrain face à cette réalité.

Ma question est très juridique. Pour des questions financières, le groupe existe en tant que multinationale. Pour les questions juridiques, les filiales sont complètement détachées de la maison-mère. Les filiales de ce point de vue sont considérées comme ayant une autonomie de gestion, une personnalité juridique distincte. La maison-mère se déclare donc irresponsable des actes de sa filiale. Sur ce plan, je me demande s’il n’y a pas un combat à mener pour faire avancer ce sujet. Nous sommes en présence d’un droit qui crée une fiction sur le plan économique, sur le plan de la réalité des responsabilités et des prises de décision, et qui protège très fortement les maisons-mères et leurs dirigeants, et ce d’autant plus dans les systèmes de sociétés anonymes et de sociétés à responsabilité limitée. Cette fiction juridique protège en somme ces dirigeants des décisions qu’ils prennent. Pourtant, dans un système libéral, on est censé être responsable en tant qu’individu des décisions qu’on prend. En réalité, on crée un immense système d’irresponsabilité.

Karim Medjad

Vous avez parfaitement cadré le débat. Pour vous répondre, deux rapides commentaires.

La raison pour laquelle la mère n’est pas responsable de la fille est très simple. La mère est actionnaire d’une société à responsabilité limitée. Le dogme de la responsabilité limitée est un pilier de la société capitaliste moderne. On ne le remettra jamais en question et à mon avis, ce n’est pas à cet aspect qu’il faut s’attaquer.

Il me parait plus porteur de pénaliser les choses. Je m’explique. Si les actes de la fille sont répréhensibles civilement, la responsabilité est limitée pour la mère. En revanche, si les actes sont répréhensibles pénalement, la mère devient complice, car elle ne peut pas affirmer qu’elle n’avait pas connaissance de ces actes. En pénalisant les actes, notamment en matière d’atteinte à l’environnement, on implique les mères non pas en tant qu’actionnaire, mais en tant qu’acteur.

C’est dans l’air du temps. La tendance actuelle va dans ce sens. Lorsque j’étais étudiant, les droits de l’homme prenaient en compte seulement deux éléments : le droit de s’exprimer et le droit à l’intégrité corporelle. Aujourd’hui, on assiste à une « droitdelhommisation » rampante dans plusieurs directions. Les questions environnementales relèvent désormais des droits de l’homme, tout comme l’éducation ou la santé. Par ce biais, on change la qualification des agissements, car on les criminalise.

Marie Bové

Ceci fonctionne si les Etats ne sont pas complices.

Karim Medjad

Le pays le plus avancé sur ces questions est… les Etats-Unis, où il est bien plus facile qu’en Europe d’invoquer la responsabilité d’une société mère du fait des agissements de sa filiale. Merci au passage à la rapacité des sociétés mères – je m’explique. Il existe deux façons de récupérer les profits d’une filiale. La première consiste à distribuer les dividendes mais il faut alors partager avec les autres actionnaires. La deuxième consiste à facturer des services à la filiale. Il existe ainsi énormément de contrats de gestion entre sociétés mères et filiales. Mais du fait de ces contrats de gestion, la mère se retrouve en première ligne et ne peut plus se réfugier derrière sa qualité de simple actionnaire. Dans les grands scandales environnementaux de ces 20-30 dernières années, comme celui de Bhopal par exemple, c’est par ce biais-là, qu’on a pu attaquer les mères du fait des agissements de leurs filiales.

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Victimes de la tragédie de Bhopal réclament justice contre Union Carbide devant le tribunal de Bhopal, juin 2010. Source: REUTERS/RAJ PATIDAR/FILES

Paul Tsouarès

Quand nous essayons de prendre en considération ces éléments dans le peu de travail que nous tentons de mener sur place, au Congo, je constate qu’il convient de tomber d’accord sur le mot Etat. Nous avons débattu sur la notion même de l’Etat, selon une notion extensive. Le débat était très intéressant pour nous, les écologistes, qui nous attachons beaucoup plus au sens premier du terme Etat.

Au Congo, dans la situation dans laquelle nous sommes, l’Etat doit comprendre un territoire et ses habitants. Il s’avère que des habitants de mon pays se retrouvent dans la situation où tout le territoire est en train d’être détruit par l’action des multinationales. Je prends l’exemple simple de la forêt du Congo qui est détruite de plus en plus. Pourtant, la forêt est nécessaire au monde entier, elle joue dans les équilibres du monde. Pour l’instant, nos habitants ne ressentent pas ce manque.

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Croquis illustrant la marée noire à Pointe Noire, Congo, septembre 2012. Auteur : Ntilas

Ma question est la suivante. Puisque les questions économiques avancent plus vite que les autres sphères de l’activité humaine, n’est-il pas possible de faire avancer le droit dans ces autres sphères pour rattraper le domaine économique? Les sociétés restent, de ce point de vue, archaïques, puisque le développement des multinationales, par comparaison, s’avère très rapide. A l’époque de la présence de Elf au Congo, la vie sociale était plus ou moins possible. Aujourd’hui, plus aucune plage n’est accessible. L’extraction du pétrole a pollué les côtes et les gens se sont habitués à cette situation.

Je relève un paradoxe dans votre discours. Vous avez dit que la société civile affaiblit l’Etat. Notre pays ne connaît même pas de société civile et l’Etat qui a été mis en place est une multinationale, avec un chef d’Etat qu’elle soutient. Notre pays ne connaît pas de liberté d’expression.

Karim Medjad

Vous soulevez un problème de rythme : le droit peut-il aller au même rythme que le reste ? Ma réponse est positive, si le droit est privatisé. Le droit peut être construit plus rapidement avec les normes privées. Le droit multilatéral, en revanche, s’avère très lent. Le droit international évolue remarquablement vite ses dernières années parce qu’il se privatise, ce qui pose évidemment d’autres problèmes…

Par exemple, un des maîtres des réseaux sociaux est Monsanto. Naguère, le débat était simple entre pro et anti-OGM. Désormais, une multitude d’acteurs a émergé dans les réseaux sociaux et le débat sur les OGM s’est peu à peu technicisé, au point qu’il est devenu incompréhensible pour les citoyens. Ce phénomène est observé pour d’autres débats, comme celui autour de la nicotine. Des débats de valeurs assez simples ont été délibérément technicisés via les réseaux sociaux et sont, de fait, sortis du champ politique. Ce problème relève aussi de la société civile.

Notes de la Transnat' Transversalité
Carte