Commencée depuis le 31 mars 2011, l’intervention de l’Otan a réalisé jusqu’au 4 août 17 691 sorties dont 6 701 frappes, qui ont fortement affaibli les forces du régime et le contrôle total aérien, mais selon les militaires eux mêmes, Kadhafi conserve en core une capacité terrestre certaine. Il continue son jusqu’au-boutisme meurtrier bien que les défections dans ses rangs se soient multipliées et que son isolement diplomatique et politique soit presque général.
La décision d’une intervention pour la protection des populations civiles était un dernier recours. Le responsable de la Ligue des droits de l’homme libyenne annonçait déjà, le 3 mars dernier, un bilan de 6 000 morts dont 3 000 seulement à Tripoli et 2 000 à Benghazi. Rappelons que depuis le 26 février 2011, les Nations Unies avaient voté la résolution 1970 avec l’exigence d’un arrêt des attaques sur la population civile, et d’autres mesures de sanctions que le régime libyen et Kadhafi ont ignoré. La résolution 1973 donnant droit à une intervention armée était donc légitime au nom du devoir de protection des populations civiles face à un régime qui a fait le pari de l’escalade mortifère contre son propre peuple.
Un défaut de concertation européenne
Les premières frappes contre l’aviation libyenne sont intervenues deux jours après le vote de la résolution 1973, d’abord le fait de l’aviation française, suivie des frappes britanniques et américaines. On déplore d’abord dans une situation aussi grave le défaut de concertation européenne, le déploiement des forces en ordre dispersé et les actions politiques de chacun des gouvernements de l’Union Européenne selon leurs propres intérêts. Par la décision de Nicolas Sarkozy, la France s’est mise au premier rang avec en arrière plan son souhait de regagner du prestige auprès des peuples arabes et effacer son appui jusqu’au dernier moment des despotes voisins.
Une fois encore l’UE à faire preuve d’attentisme et a montré comment son orientation atlantiste la prive d’une politique de défense et d’une possibilité d’agir de façon autonome autant du point de vue diplomatique, politique, que militaire.
Le commandement OTAN et les écueils de cette décision
Dix jours à peine après le début de l’opération, à la stupéfaction et le silence presque général , le commandement a été confié à l’OTAN, et ceci malgré les premières déclarations du gouvernement français qui assurait que ce ne serait pas l’OTAN qui prendrait la tête de l’ opération.
Cette décision soulève de nombreux problèmes politiques :
a) L’Otan est une organisation discréditée dans le monde arabe et dans les pays du sud où ses interventions ont toujours été contestées et partisanes. La guerre qu’elle mène en Afghanistan dure depuis 10 ans et s’enlise sans que les objectifs politiques soient clairement définis. Le retrait annoncé et souhaité d’Afghanistan laisse un pays en ruine, une exacerbation des luttes entre clans rivaux , la prolongation de la guerre sur le terrain Pakistanais, les talibans aux portes de Kaboul et une économie fondé sur la drogue.
Le rejet aujourd’hui par une partie de la population libyenne mais aussi internationale de l’intervention Otan , en raison notamment de sa durée et son défaut d’objectifs précis, donne des gages certains aux groupes extrémistes de tous bords.
Le mouvement Syrien, en dépit de la répression sanglante qu’il subi, rejette toute intervention internationale éventuelle et refuse les velléités de combattre des militaires qui changent de camp.
b) On est en droit de se demander si l’Otan donne les garanties suffisantes quant à la concertation politique et diplomatique absolument indispensable avec la CNT, les organismes régionaux comme l’Union Africaine et la Ligue Arabe et les autres partenaires internationaux qui gardent le contact avec Kadhafi. La logique militaire ne doit pas stopper la recherche des alternatives politiques et diplomatiques pour aider à mettre fin à l’escalade guerrière. Nous voyons encore la pertinence de l’adage bien connu : « L’emploi des armes ne peut pas tout résoudre ».
Depuis cinq mois, peu d’initiatives ont été prises dans ce sens. La réunion du groupe de contact le 4 mai à Rome, à la demande de la CNT, a surtout traité de l’aide financière pour le rétablissement économique désastreux du pays. L’utilisation des fonds gelés du régime libyen à l’étranger tarde à venir en aide aux populations civiles qui risquent tous les jours leur vie et se retrouvent sans travail et sans ressources. Ces fonds ne peuvent pas être utilisés essentiellement pour la préparation militaire des insurgés.
c) La politique du secret ne peut que se renforcer avec l’OTAN. Ce n’est pas une organisation qui se caractérise par la démocratie en son sein où le rapport de force militaire entre alliés prime.
La réunion des ministres des états membres de l’alliance a confirmé la prolongation de la mission OTAN pour trois mois supplémentaires (jusqu’à fin septembre) avant tout débat démocratique dans les pays membres. En France, le débat parlementaire est intervenu après que la décision prise au sein de l’OTAN.
Du côté de la CNT, bien qu’elle approuve la poursuite des frappes, il y aurait des tiraillements en raison des bavures, des graves destructions, et de la durée de celles-ci.
Du côté des membres de l’alliance, certains expriment aussi des réticences quant à la poursuite de l’intervention. La Turquie et l’Italie avaient demandé début juin une pause afin de venir en aide aux victimes. L’Allemagne met en avant les limites de l’intervention armée et son gouvernement demande la recherche d’alternatives politiques rapides.
L’Union Africaine et la Ligue Arabe montent au créneau pour critiquer l’intervention sous prétexte ou à l’occasion des bavures, inévitables dans toute guerre , les risques « zéro » , comme les « zéros morts », sont des slogans de propagande .
Alors que la résolution 1973 exige un rapport au Secrétaire général de l’ONU sur sa mise en pratique ou son exécution, ce rapport n’est pas encore établi ou rendu public et aucune évaluation est faite sur les objectifs militaires et politiques atteints.
d) Les actions militaires sur le terrain sont-elles dans le respect strict de la résolution 1973 ?
L’emploi des forces de l’armée de terre comme les hélicoptères français et britanniques qui ont commencé des raids extrêmement soutenus depuis le 4 juin, a lancé le débat sur la conformité de cette option avec la résolution 1973 qui interdit le déploiement d’une force d’occupation sous quelque forme que ce soit et sur n’importe quelle partie du territoire. La définition des objectifs et des cibles de ces forces aéromobiles sont sous les ordres de l’OTAN mais leur commandement est celui des forces terrestres des deux pays engagés.
Les frappes de plus en plus proches des résidences de Kadhafi et qui s’étendent sur la ville de Tripoli interrogent également le respect strict de la résolution.
Les combats actuels montrent déjà que dans le Sud du pays se mène une guerre entre tribus rivales pour le contrôle de la frontière, dans l’Est, la rébellion contrôle une bonne partie du territoire et à l’Ouest et Tripoli, l’armée libyenne reste maitre.
Cette configuration oblige à s’interroger sur le risque de la partition du territoire à moyen terme si cette situation perdure.
De plus, le devoir de protection des populations civiles peut-il être évoqué comme le fait le secrétaire générale de l’OTAN lors du raid sur la télévision libyenne ?
Kadhafi prend la population comme bouclier humain
L’OTAN est aujourd’hui face à une stratégie mortifère de la part du régime, les forces de combat qui subsistent (chars, véhicules de transport, centres opérationnels) sont stationnées près des populations civiles qui peuvent à tout moment être à la portée des frappes occidentales.
Par ailleurs, la prolifération des armes dans les mains des personnes non formées ni bien encadrées, sera à terme une source de violence difficilement maitrisable. Kadhafi a fait distribuer des armes à ses partisans et aux prisonniers libérés pour l’occasion, les rebelles ont reçues de la part des alliés, et le marché noir aura aussi un bon terrain pour s’épanouir.
Crise humanitaire et détérioration environnementale
La perte des vies humaines n’est pas prête de s’arrêter. Depuis le 15 février, selon des organisations internationales, le conflit a fait entre 10.000 et 15.000 morts et de nombreux blessés et disparus et près de 952.000 personnes ont quitté la Libye1.
Les bavures, ou « dommages collatéraux », sont nombreuses, certaines reconnues par l’OTAN d’autres pas, mais dans tous les cas, elles donnent au régime des arguments pour sa propre propagande et renforcent les extrémistes de tous bords.
Les services sanitaires libyens – dans les zones contrôlées par les rebelles ou ailleurs – ne sont pas à même de faire face aux besoin des nombreux blessés et malades.
Le ravitaillement en nourriture n’est pas non plus assuré, les routes pour l’acheminement des denrées sont dangereuses, elles peuvent être des cibles potentielles ou simplement être attaquées par un des deux camps. Il faut se rappeler que les terres de culture ne représentent que 1% du territoire et que le bétail a aussi souffert des bombardements de part et d’autre.
Human Rights Watch a rendu compte de la pose de mines antipersonnel et antichars par les partisans du régime, notamment dans la région de Nafusa. Amnesty International, dès le mois de mai, a dénoncé également la pose de mines dans des quartiers résidentiels proches de Misrata.
La Libye n’a pas signé la Convention sur l’interdiction des mines antipersonnel, mais fort heureusement la CNT s’est engagée à ne pas faire usage de ses armes dirigées essentiellement contre la population civile.
Que se soit dans les zones contrôlées par l’insurrection ou ailleurs, les dégâts environnementaux seront durables : toutes les infrastructures – eau, électricité, routes – sont endommagées, la collecte des déchets dans les centres urbains est souvent arrêtée à défaut de main d’œuvre. La tactique de ciblage de l’OTAN qui évolue vers des cibles civilo-militaires comme les dépôts et réservoirs de carburant pour l’immobilisation des blindés rend la vie des populations civiles encore plus précaire.
Et peut–on croire le Secrétaire Général de l’OTAN quand il dit, pour justifier le choix du bombardement des émetteurs de la télévision, qu’il s’agit de protéger la population civile ?
L’heure du bilan sur la protection des populations libyennes obtenu après cinq mois d’intervention militaire, est arrivée. La fin du régime de Kadhafi n’est pas prévisible et la durée de l’intervention ne devrait pas suivre le même chemin. La redéfinition politique des objectifs de l’intervention, le respect du droit et le secours aux populations en danger sont des aspects qui devraient reprendre leur place dans les discussions multilatérales qui s’avèrent urgentes. Laissons aux militaires le soin de faire les comptes du coût de l’intervention militaire (pour la France c’est un million d’Euros par jour), ce critère n’est peut être pas le premier à prendre en considération pour envisager son arrêt. Pour l’heure l’UE et la France ne devraient plus attendre pour prendre des initiatives politiques dans cette crise.
Cécilia Joxe