Analyses – Commission Europe https://europe.eelv.fr Un site utilisant Réseau Europe Ecologie Les Verts Sun, 18 Aug 2013 14:33:41 +0200 fr-FR hourly 1 Un non-accord sur le budget européen : quoi ? comment ? qui ? Les réponses https://europe.eelv.fr/budget-europeen-quoi-comment-qui-les-reponses/ Fri, 15 Feb 2013 12:20:59 +0000 http://europe.eelv.fr/?p=2153   Note technique sur le ''non-accord'' sur le CFP 2014-2020       I] Qu'est-ce que le ''non-accord''? ...]]>

 

Note technique sur le  »non-accord » sur le CFP 2014-2020

 

 

 

I] Qu’est-ce que le  »non-accord »?

Le  »non-accord » est la situation dans laquelle l’Union européenne sera si elle n’a pas de Cadre Financier Pluriannuel au 31 décembre 2013 qui peut résulter d’une ou plusieurs des raisons suivantes:

  • Absence d’accord politique au Conseil européen
  • Absence de majorité (<378 voix pour) ou rejet du CFP au PE
  • Absence d’Unanimité au Conseil
  • Absence de vote au PE et/ou au Conseil avant le 31 décembre 2013

Tout échec avant le 31 décembre 2013 ne signifie pas le  »non-accord » automatiquement il peut être rattrapé pour peut que les dispositions légales (approbation au PE d’abord, unanimité au Conseil ensuite) soit respectées.

 

Le  »non-accord » est un scenario

complexe qui aurait de nombreuses conséquences et répercussions sur l’ensemble de la politique budgétaire européennes (volet dépense et volet recette) et sur le financement des programmes européens (bases légales et financement).

 

II] Conséquences automatiques d’un  »non-accord »

En cas de  »non-accord » des dispositions techniques ont été prévues par les traités et/ou par différents règlements (Traités, règlement CFP, Accord InterInstitutionnel, règlement financier…) qui permettent d’affronter la situation.  »Ce n’est pas la fin du monde ».

En cas de non-accord, les plafonds de 2013 (et non le budget annuel!) seront prolongés année après année jusqu’à un nouvel règlement CFP entre en vigueur. Ils seront automatiquement augmentés de 2% par an pour tenir comp

te de l’inflation et adapter aux traités d’adhésion déjà négociés.

 

Les bases légales liées aux ressources propres n’ont pas de date d’expiration, le budget européen continuerait d’être financé. Les 6 textes proposés par la Commission européenne sur les ressources propres ne sont pas directement liés au règlement CFP ils pourraient faire l’objet d’une négociation séparée. En cas de  »non-accord » sur le dossier des ressources propres au 31 décembre 2013, les rabais autrichien, allemand, néerlandais et suédois cesseraient alors que le chèque britannique continuerait, n’ayant pas de date d’expiration.

 

A l’exception de 3 textes liés à la Politique Agricole Commune (hors Pilier II), l’ensemble des textes servants de bases légales aux programmes pluriannuels cesseraient et/ou se retrouveraient sans enveloppe budgétaire pour la période post-2014, on se retrouverait de fait avec des plafonds, de ressources mais sans la possibilité d’avoir un budget en absence de bases légales.

 

III] Alternatives techniques en cas de  »non-accord »

Le CFP serait reconduit d’année en année avec une augmentation automatique de 2% chaque année et une adaptation à chaque élargissement.

Les ressources propres et les contributions nationales continueraient d’être versées au budget européen.

Mais nous n’aurions pas de bases légales pour ni d’enveloppe budgétaire pour financer les programmes pluriannuels. Pour éviter cela, deux solutions existent:

  • Etendre l’ensemble des bases légales d’année en année jusqu’à un nouvel règlement CFP et de nouvelles bases légales entre en vigueur. Dans un tel cas les enveloppes de 2013 reconduites conviendraient parfaitement aux plafonds de 2013, eux aussi reconduits.
  • Adopter les nouveaux programmes 2014-2020 avec le risque que les nouvelles enveloppes ne conviennent pas aux plafonds reconduits de 2013. Dans ce cas 2014 serait  »gérable », 2015  »compliquée », 2016  »problématique »1. Dans ce cas là il faudra utiliser l’ensemble des outils de flexibilité à la disposition des institutions dès 2014, devenir inventif dès 2015 ou 2016. Au-delà de 2016, il semblerait que cela deviennent impossible.

 

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Transition énergétique, dernière chance pour l’Europe https://europe.eelv.fr/transition-energetique-derniere-chance-pour-leurope/ Sun, 03 Feb 2013 13:36:30 +0000 http://europe.eelv.fr/?p=2091 Article publié dans le magazine Alternatives économiques, numéro spécial consacré à l’Europe, premier trimestre 2013.
Ancien député vert européen, Alain Lipietz continue d’animer la réflexion dans et hors du mouvement EELV sur les questions de politique nationale, européenne et internationale. Nous le remercions de bien vouloir mettre à disposition ses contributions sur le site de la Commission Europe.

 

 

 

Transition énergétique : dernières chances pour l’Europe
Alain Lipietz

 

 
Longtemps, l’Union européenne fut à la tête de la lutte pour un environnement sain et pour la justice écologique. Leader sur le plan intérieur d’abord : la réglementation environnementale européenne fut toujours supérieure à celle de la plupart de ses pays membres. Leader mondial ensuite : depuis la conférence de Rio en 1992, ce sont les propositions volontaristes de l’Union à la table des négociations internationales qui ont permis d’arracher des engagements englobant la plus grande partie du monde dans le domaine environnemental, qu’il s’agisse du climat ou de la biodiversité.
Ce temps semble révolu. Entraînée, comme le monde entier, par la vague libérale, l’Union est entravée depuis le traité de Nice par des formes de prise de décision accordant un droit de veto aux pays « retardataires ». Elle a progressivement réduit son ambition au plus mauvais moment : la crise qui emporte le monde depuis 2007-2008 a clairement une double racine. Conséquence du néo-libéralisme, la polarisation des revenus mondiaux entraîne une crise de la demande effective mondiale, comme dans les années 1930. Mais, et c’est nouveau, une crise écologique barre la route à un New Deal rooseveltien par une simple modification du partage de la valeur ajoutée mondiale. Une crise dans le rapport entre la société et ses ressources naturelles, du côté de l’alimentation (et en conséquence, de la santé) et du côté de l’énergie (et en conséquence, du climat et du risque nucléaire). Cette double crise fut le déclencheur de la crise du capitalisme : la « crise des subprimes ». Les salariés pauvres américains, voyant s’envoler le prix de la nourriture et de l’essence pour leurs voitures, durent choisir : et ils renoncèrent à rembourser les emprunts sur leurs maisons hypothéquées, provoquant la faillite de leurs prêteurs et de tout le système bancaire mondial gorgé de leur titres « pourris ».
Et, depuis, elle interdit une « relance » par la consommation de masse de biens matériels. L’Europe ne peut plus échapper au New Deal Vert. Mieux : elle y a tout intérêt.
L’érosion de l’hégémonie européenne dans le domaine environnemental.
La réglementation écologique est quasi contemporaine de la construction de l’Union.
C’est en soi un avantage : l’Union se renforçait jusqu’ici en renforçant la défense de l’environnement. Les règles particulières de prise de décision dans l’Union accentuaient cet avantage. Les décisions de l’Union sont soumises à une codécision entre le Parlement (qui représente les citoyens européens) et le conseil (qui représente les gouvernements nationaux). Le Parlement est très sensible à la progression des préoccupations écologiques dans la population. Mais les États défendent les intérêts en place de leurs principaux agents économiques. Dans le domaine social, cette double décision conduit en général au blocage : la règle européenne s’aligne sur la clause du pays européen le moins disant socialement. En revanche, dans le domaine environnemental, un autre équilibre peut être trouvé en assignant à tous les pays européens un objectif-défi, supérieur à la norme du pays le plus avancé.
C’est en effet ce qui s’est passé jusque dans les années 2000. Tout en critiquant les faiblesses des résultats obtenus, on ne peut nier que ces objectifs sont souvent les plus avancés du monde dans le domaine environnemental, tels le règlement REACH sur les produits chimiques, le refus des veaux aux hormones et des OGM, etc. Mais en 2004, les choses commencèrent à changer avec l’adhésion massive des pays d’Europe de l’Est et l’adoption du traité de Nice, qui prenait en compte leurs exigences. Ces nouveaux adhérents étaient réticents à accepter les directives de la Commission de Bruxelles, après avoir subie pendant des décennies celles du Comecon, l’organisme de planification économique de l’empire soviétique. Le traité de Nice leur accorde un quasi droit de veto sur tous les sujets. Le projet de Traité constitutionnel européen (qui dans la plupart des cas renforçait la règle de la majorité) fut rejeté en 2005 par une alliance des libéraux et des nationalistes. Le traité de Lisbonne, signé en 2007, a rétabli des règles de prise de décision à la majorité, mais il était trop tard : le pli « intergouvernementaliste » était pris. Depuis 2005, les gouvernements ont repris l’habitude de s’entendre entre eux, en recherchant l’unanimité, sans trop se soucier ni de l’intérêt général européen, ni de l’évolution des opinions publiques reflétées au sein du Parlement européen.
Ainsi, la crise alimentaire mondiale, qui, en Europe, prend la dimension d’une dégradation de la qualité de la nourriture, avec une explosion des maladies correspondantes (obésité, cancers, diabète, etc.) et d’une réduction de l’espérance de vie dans les couches de la population appauvries par le libéralisme (même en Allemagne), suscite dans l’opinion un appel à une évolution favorisant l’agriculture biologique et les circuits courts. C’est pourtant le contraire qui s’esquisse dans la négociation pour la réforme de la PAC en 2014 (1).
Plus spectaculaire encore est la perte de leadership de l’Europe dans le domaine de la transition énergique. Il s’agit d’échapper aux risques liés aux énergies fossiles (leur raréfaction et le changement climatique) et à l’énergie nucléaire (ravivés par le drame de Fukushima et les menaces de prolifération de l’usage militaire). Les solutions sont connues, et reconnues par le Parlement : sobriété, efficacité énergétique par la (généralisation des transports en commun et l’, isolation des bâtiments), recours aux énergies renouvelables.
Dès 2008 pourtant, à la veille du sommet de Copenhague, le président Sarkozy et la chancelière Merkel se sont entendus pour abaisser de 30 % à 20 % l’objectif proposé par l’Union européenne en matière de réduction des gaz à effet de serre en 2020,par rapport à leur niveau de 1990. Naturellement, ils prenaient prétexte des intérêts de la Pologne « qui ne pourrait assumer un tel effort»… Résultat inévitable : la conférence sur le climat de Copenhague, puis celles de Cancun et Durban ont échoué. La planète est désormais soumise aux diktats des deux superpuissances les moins enclines à lutter contre le changement climatique : la Chine et les États-Unis. Ce blocage a démobilisé les populations européennes. Quand la crise économique a muté en crise de la dette souveraine, plusieurs États, dont la France, en ont profité pour réduire la voilure de leurs investissements dans la transition énergétique.
Tout n’est cependant pas perdu. Au moins, l’Union a-t-elle conservé son objectif d’une baisse des émissions de 20 % pour 2020. Elle est même parvenue à se rallier le soutien de l’Australie. Mais ensemble, ces pays ne représentent plus guère que 15 % des gaz à effet de serre mondiaux…
Ce serait pourtant une grave erreur que de prendre prétexte de la passivité du reste du monde pour renoncer à la lutte contre le réchauffement climatique. L’Union européenne a tout intérêt à persévérer : c’est ce que montre un bref bilan coûts-avantages.

 
Le coût de « continuer comme avant »
Anticipant sur le rapport très attendu des experts climatiques mondiaux, la Banque mondiale a livré le 18 novembre 2012 un terrible coup de semonce. Au train où vont les choses, affirme-t-elle, la température moyenne de la planète aura augmenté de 4° C en 2060, par rapport à la première moitié du XXe siècle. Le coût, que le rapport Stern (2) avait déjà établi, serait en coût monétaire de l’ordre d’une guerre mondiale.
Certes l’Europe est plutôt tempérée. Mais, plus on se rapproche des pôles, plus le changement sera important. +4° en moyenne au niveau mondial, c’est +6° en été dans la zone méditerranéenne !
En 2060, les jeunes Européens qui ont 20 ans aujourd’hui seront de jeunes retraités dynamiques : et pourtant, en été, ils devront se réfugier dans des caves, au frais. Les dizaines de milliers de morts de la canicule de 2003 pourraient devenir la norme. Les sécheresses qui ont anéanti les récoltes de l’Europe de l’Est en 2010 et 2012 seront quasi annuelles. La plupart des productions alimentaires de qualité, comme le vin français, seront condamnés. Le débit des fleuves aura décru de moitié et les centrales nucléaires qui s’y refroidissent devront s’arrêter…
L’avantage de « partir le premier »
Le changement climatique commence à se faire sentir, et ne va plus tarder à pousser la Chine comme les États-Unis vers la transition énergétique. À ce moment-là, les pays qui ont pris de l’avance (et c’était jusqu’ici le cas de l’Europe) auront un avantage concurrentiel décisif. D’autres puissances en sont conscientes. Après 30 ans de développement ultra-productiviste, la Chine mesure le coût écologique terrible de son imprudence. Sa récente hégémonie dans le domaine du solaire photovoltaïque sonne comme un avertissement : la Chine se prépare à conquérir le leadership dans les technologies de la transition énergétique.
Mais, indépendamment même de ce problème de compétitivité, toute sortie de la crise du néolibéralisme comportera un aspect « croissance de la demande intérieure ». Et comme ce ne pourra pas être, comme au temps du fordisme, la demande d’automobiles, ce sont les investissements de la transition énergétique qui formeront certainement le premier moteur d’une reprise de l’activité économique en Europe dans les décennies à venir.
Compilant les études de la Commission européenne et de la Confédération européenne des syndicats, Pascal Canfin, alors journaliste à Alternatives économiques, puis député européen et ministre du développement, avait en 2009 proposé une évaluation des gains en emplois européens pour une transition énergétique visant une réduction de -30 % des gaz à effet de serre. Il l’évaluait à 11 millions d’emplois pour l’Europe de 2020, en combinant le basculement vers les transports en commun, l’isolation des bâtiments, les nouvelles sources d’énergie renouvelables (3). Des études ultérieures chiffrent le gain potentiel (mais avec -40 % de GES) à 650 000 emplois pour la France (toujours en 2020).
Une politique hésitante
La voie d’un New Deal Vert semblerait donc toute tracée pour l’Europe. Problème : les avantages en termes de dépollution et d’emplois n’interviennent que plusieurs années après l’investissement initial. Or la nouvelle doxa, institutionnalisée par le Traité sur la Stabilité, la Convergence et la Gouvernance, interdit désormais à l’Europe et aux États membres le recours à l’endettement ! La transition énergétique est pourtant l’équivalent économique d’une reconstruction après une guerre. Elle devrait être financée par le budget communautaire et les prêts de la Banque européenne d’investissement. Mais la droite, actuellement majoritaire en Europe, ne l’entend pas de cette oreille.
Certes, des pays se lancent résolument dans la transition. Le Danemark compte renoncer aux énergies fossiles comme carburant d’ici 2036. L’Allemagne a lancé un ambitieux et coûteux projet de sortie du nucléaire. Pourtant, même le Parlement européen hésite à se prononcer clairement contre l’exploitation des gaz de schistes, résolument souhaité par la Pologne (encore elle).
La combustion du gaz est 30 % moins polluante que celle du pétrole. Mais, outre les désastres locaux, l’exploitation du gaz de schiste laisse échapper 5 % de méthane… lequel est 40 fois plus polluant que le gaz carbonique ! Du coup, le gaz de schiste est plus polluant que le charbon. Accepter ce choix, ce serait renoncer à la transition et à la défense du climat.
En matière de transition énergétique comme ailleurs, l’Europe est à la croisée des chemins.
Alain Lipietz
(1) Voir page XX.
(2) voir son résumé en français sur www.hm-
treasury.gov.uk/d/stern_longsummary_french.pdf
(3) Le contrat écologique pour l’Europe, Les Petits Matins, 2009.

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Le budget européen, vu par Gérard Onesta https://europe.eelv.fr/le-budget-europeen-vu-par-gerard-onesta/ Fri, 25 Jan 2013 15:14:57 +0000 http://europe.eelv.fr/?p=2081 LE BUDGET EUROPÉEN
Petite note critique et prospective – Gérard ONESTA – Septembre 2011

« Les mots restent creux s’ils ne sont nourris de chiffres »
(proverbe perso d’un ancien eurodéputé qui a passé 10 ans en Commission des Budgets 😉

CONTEXTE

Depuis les origines, le projet européen n’a jamais été adossé à des moyens financiers à la hauteur des ambitions affichées. Jamais. En fait, les États-membres de l’Union ont toujours eu une approche
schizophrénique, contraints par la nécessité de penser de plus en plus leurs politiques (industrielle, commerciale, environnementale, monétaire, énergétique, mobilité…) à l’échelle continentale, mais
renâclant à perdre de leur souveraineté en transférant au même niveau les budgets pour mener pleinement lesdites politiques. En gros, ils veulent le beurre, mais sans mettre l’argent du beurre… À l’heure de la conjugaison de toutes les crises (monétaire, climatique, sociale, industrielle, agricole, etc.) le gouffre entre les besoins et les moyens devient béant. C’est pourtant à coup de milliards que
les dirigeants des 27 sont contraints d’improviser au jour le jour des plans de colmatage en dehors du strict cadre institutionnel, sans se rendre compte que cet argent aurait tout à gagner à s’inscrire dans un dispositif budgétaire européen refondé, structuré et structurant.
C’est également maintenant que l’Union doit décider – dans le cadre de sa programmation 2014 / 2020 – à la fois son « Cadre Financier Pluriannuel » (ventilation des dépenses par grandes rubriques) et ses « ressources propres » (origine des recettes du budget européen). Il y a donc une fenêtre, à la fois politique et technique, pour faire avancer nos thèses en matière de moyens budgétaires européens.
Car les médias commencent – enfin – à poser la bonne question sur l’avenir de l’Europe : « le fédéralisme ou la mort ? ». Les écologistes sont parmi les rares à avoir toujours assumé le choix d’un
vrai fédéralisme aux deux piliers indissociables que sont la subsidiarité (respect de la diversité des êtres et des territoires) et la solidarité (renforcement des liens entres les êtres et entre les territoires).
Et parmi les éléments intrinsèquement constitutifs du fédéralisme, il y a la question budgétaire…

 
CONSTAT

 
Des moyens triplement limités
La plupart des Chefs d’États (dont le nôtre) se vantent (!) de cantonner le budget de l’Union autour de 1 % du Revenu National Brut (RNB) cumulé des 27 pays. Ceci dégage annuellement 126,5 milliards d’euros (crédits de paiement pour 2011) pour penser le quotidien et l’avenir du demi milliard de citoyen(ne)s qui peuple l’Union. Ce montant est à mettre en regard des 363,4 milliards d’euros du seul budget de la France et de ses 66 millions d’habitant(e)s. Le premier plafonnement est donc d’ordre politique, car personne, en haut lieu, ne semble comprendre l’intérêt de regarder plus loin que l’horizon
national.  Pour donner une idée des marges de progression budgétaire que l’on pourrait envisager, il faut savoir que les 50 États des USA mettent en commun, au niveau fédéral, 20 % de leur RNB global. On comprend mieux, dès lors, de quels moyens procède la puissance politique américaine.

Le deuxième plafonnement est d’ordre réglementaire, même s’il découle directement de la (non) volonté politique évoquée à l’instant : par accord entre les 27, le budget européen ne peut dépasser les
1,24 % du RNB européen. Il faut avoir que cette règle des 1,24 % est inscrite dans un marbre presque aussi dur que celui du Traité puisqu’il s’agit d’une décision unanime du Conseil en date du 7 juin 2007 et qu’il faudrait réunir une nouvelle (improbable ?) unanimité pour en changer la moindre virgule (décision 2007/436/CE – le chiffre fatidique y apparaît au chapitre 3).
Première remarque : Il est pour le moins surprenant qu’aucun commentateur n’ait souligné que le récent vote du Parlement européen demandant la création d’une taxe marginale sur les transactions financières vient se briser frontalement sur la cette barre des 1,24 %. En effet, les quelques 190 milliards de recettes supplémentaires que pourraient rapporter cette mesure (soutenue de tout temps par les écologistes) feraient exploser le plafond. Et même quand le Président de la Commission Européenne, le (pourtant) très libéral M. Barroso se prononce – enfin – en faveur d’un tel mécanisme (même s’il semble vouloir s’attacher plus à la taxation de l’activité bancaire qu’aux transactions spéculatives, ce qui serait de moindre portée politique), il « omet » d’appeler les membres du Conseil à modifier leur regrettable décision de 2007…
Deuxième remarque : il est aisé de constater que, même à règle constante, on pourrait – immédiatement – augmenter les moyens de l’Union de 25 % en portant tout simplement son budget à ce misérable plafond des 1,24 %…
Troisième limitation : le règlement de l’Union impose un budget strictement en équilibre, ce qui signifie que le recours à l’emprunt est interdit et que l’excédent (reliquat annuel non exécuté) est… remboursé aux États. Si l’on peut admettre les vertus d’avoir évité ainsi toute dérive en termes de dette, on doit constater que l’Union n’a pas non plus la capacité de s’engager pleinement dans des
infrastructures de nature à modifier son modèle de développement. Qu’aurait été, au XXème siècle, l’électrification du territoire ou l’essor des voies ferrées si on avait du absorber de tels investissements
sur un seul exercice budgétaire et non sur la solidarité d’une génération ? Mais là également – panique boursière aidant – le dogme du « non emprunt » se fissure jusque dans les couloirs de la BCE, mais aussi au travers du rôle de prêteur indirect que joue la Banque Européenne d’Investissement (BEI).

 
Une démocratie budgétaire inaboutie

 
Le Parlement Européen, au travers du Traité de Lisbonne, a gagné ses galons de codécideur en matière de dépenses budgétaires, notamment par la suppression de la frontière entre « dépenses
obligatoires » (les grandes politiques sur lequel le Conseil décidait seul) et les « dépenses non obligatoires » (le reste, sur lequel le Parlement avait le dernier mot). Mais l’Assemblée de Strasbourg n’a encore que le statut d’un mineur immature en ce qui concerne le poste des recettes. En effet, c’est le Conseil – et le Conseil seul – qui décide au final de ces dernières. N’importe quel membre d’une
assemblée élue en Europe – même de niveau municipal – est investi de plus de responsabilités et de pouvoir qu’un parlementaire européen dès lors qu’on parle de définir les ressources de son budget. Le plus étrange est que cette capacité donnée à une assemblée de définir librement ses moyens budgétaires (taxes, impôts, contributions…) est un des marqueurs essentiels du caractère démocratique d’un État. C’est même une condition sine qua none d’adhésion à l’Europe. Il est donc pour le moins hallucinant de constater qu’à cette aune-là, l’Union Européenne ne pourrait pas être candidate à sa propre adhésion…
« Tous les citoyens ont le droit de constater par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée » (article 14 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen – 26 août 1789) Ainsi, en matière de définition des ressources budgétaires, la voix des citoyen(ne)s européen(ne)s n’est pas entendue, vu que leurs représentants les plus directs sont muselés, ce qui est un déni démocratique. Sur ce point, comme sur tant d’autres, le Traité Européen reste à réécrire.

Des ressources biaisées
Les recettes budgétaires européennes proviennent de quatre sources :
– environ 11 % du budget vient d’une part de la TVA (sur chaque produit acheté ou service presté dans l’Union) qui est collectée par les États puis rétrocédée à l’Europe.
– environ 13 % du budget vient des taxes prélevées aux frontières de l’Union sur les produits entrant en Europe (+ quelques prélevements agricoles notamment sur le sucre).
– environ 75 % du budget vient des « contributions « nationales », calculées en fonction de la (supposée) richesse de chaque État.
– le 1 % restant provient des amendes infligées aux entreprises coupables de cartel, des taxes prélevées sur les salaires des fonctionnaires bruxellois, de la contribution de pays tiers à certains programmes européens…
Mais derrière chacune des trois principales ressources se cache un problème :
La part de TVA révèle, là encore, toute l’hypocrisie des États qui refusent d’assumer officiellement un nécessaire impôt européen, mais s’accommodent d’un impôt (certes indirect, mais socialement
injuste car pesant davantage en proportion sur les plus démunis) qui n’ose pas dire son nom.
La part des droits de douanes aux frontières s’est réduite au fil du temps, au fur et à mesure que l’OMC a levé la plupart des barrières douanières dans le Monde, dans le cadre de son monopoly cynique et planétaire. L’Europe a ainsi renoncé à un formidable outil global de régulation sociale et environnementale.
Quant aux « contributions nationales », elles sont perverties par trois graves tares. D’abord elles sont faussées dans leurs chiffres mêmes, car reformulées en fonction d’étranges pondérations nationales, notamment celle du « chèque britannique » (négocié à l’époque par Mme Thatcher) qui ristourne à Londres – après un calcul aujourd’hui déconnecté des réalités – une belle part de l’argent de source britannique.
Ensuite, parce que la « photographie » de la richesse européenne est d’une résolution limitée à 27 « pixels », un par État, ce qui déforme l’image globale. En effet cela fait fi des disparités intra étatiques, car il est des régions riches dans les pays pauvres, et vice-versa, et c’est tout aussi vrai si l’on descend au niveau infra régional.
Enfin – et surtout – les États membres emballent dans leur bannière nationale le moindre euro versé au Budget européen, et calculette en main, espèrent (et pour certains exigent !) recevoir plus qu’ils n’ont donné, équation – dans le cadre de cette arithmétique simpliste – impossible à résoudre. Obnubilés par leurs populismes domestiques, les États – surtout les fameux « contributeurs nets » – ne semblent pas avoir compris que chaque euro mis dans la corbeille commune européenne génère bien plus d’effets (par synergie, par économie d’échelle, par cohérence globale, par limitation des doublons, etc) que le même euro dépensé chacun de son côté.

 
PROPOSITIONS

 
La bataille de l’Élysée doit peser sur l’agenda européen
Le mécanisme des recettes du budget européen est usé jusqu’à la corde, l’immense majorité du Parlement Européen en convient désormais, (le rapport Lamassoure sous la VIème mandature définissait déjà des nouvelles pistes en termes d’assiette). À l’automne 2010, la « Budget Review » du Commissaire Lewandowski chargé du Budget disait la même chose et proposait à son tour de redéfinir profondément les sources. Seul le Conseil, où s’expriment pleinement les égoïsmes nationaux, reste arc-bouté sur le schéma ancien et éculé. Le (gros) problème est que le Traité donne au seul Conseil le
soin de trancher en matière de ressources de l’Union…

Dans ce contexte, le choix de la personne qui occupera au Conseil le siège de la France – pays fondateur qui pèse (encore) lourd dans les dynamiques bruxelloises – à partir du printemps 2012 (c’est-à-dire au moment où l’on rentrera en phase décisionnelle) pèsera TRÈS lourd. Si les écologistes veulent VRAIMENT faire de l’Europe l’outil de régulation globale qu’ils appellent de leurs vœux, il est INDISPENSABLE de mettre cette question d’un « New Deal » du budget européen dans la balance des négociations entre partenaires de l’alternance/alternative du printemps prochain.
Un mécanisme à réinventer Crise aidant, les temps semblent mûrs pour que les propositions écologistes trouvent enfin un écho favorable. Celles-ci peuvent se décliner schématiquement comme suit :

1 – Réformes de nature institutionnelle :
a – Démocratiser le processus budgétaire en impliquant pleinement le Parlement Européen dans la définition des recettes. Dans l’attente d’une réforme du Traité (au moins) sur ce point, on peut se battre pour un accord politique où Commission et Conseil approuveraient un protocole inter institutionnel engageant ces deux organes à délibérer en prenant impérativement en compte les positions du Parlement. Ce ne serait pas la première fois où la pratique réelle devancerait la lettre des institutions (exemple : le mécanisme d’audition d’investiture des Commissaires européens s’est imposé dans les faits avant que celui-ci ne soit inscrit dans le Traité).
b – Pousser le Conseil à abroger sa décision 2007/436/CE et abandonner toute référence à un plafond budgétaire (surtout aussi bas que 1,24 % du RNB continental). Le montant du budget doit être apprécié au regard des seules décisions politiques et des nécessités stratégiques du moment.
c – Refonder la gouvernance de la monnaie commune en alignant – au minimum – les statuts de la Banque Centrale Européenne sur ceux (pourtant perfectibles) de la Réserve Fédérale américaine (meilleur contrôle du Parlement, missions non limitées à la seule défense du niveau de la monnaie, évolution des règles internes de la Banque selon la Loi et non selon le Traité, etc.). À noter que la panique de la crise greco-irlando-portugo-espagnole a prouvé, qu’au mépris de toutes règles, la BCE pouvait sortir de son étroit carcan idéologique…
d – Réclamer pour toute disposition de nature fiscale, la suppression de la « procédure législative spéciale » qui demande l’unanimité au Conseil (avec consultation de pure forme du Parlement), et permettre l’évolution de la fiscalité européenne dans le cadre général de la codécision (majorité qualifiée au Conseil et droits équivalents du Parlement). En cas de blocage institutionnel majeur et prolongé, on pourrait – a minima – tenter de mettre en oeuvre la (certes complexe et insatisfaisante) procédure de « coopération renforcée » entre les principaux États contributeurs. Mais seule une harmonisation des politiques fiscales nationales et leur intégration – pour une part – au niveau européen est de nature à mettre fin aux « guerres de l’impôt » entre États (qui privent les budgets nationaux de ressources essentielles et désarticulent le corps social).
e – Mettre enfin en place un « Procureur européen », premier organe communautaire chargé de défendre les intérêts financiers de l’Union en poursuivant les auteurs d’infractions, et dont la création immédiate est possible au regard du Traité. En l’absence de ce « parquet européen », ce sont les États Membres qui sont – avec l’empressement que l’on imagine – censés traquer sur leur territoire leurs propres errements au regard du droit communautaire. Les chiffres (invérifiables) qui circulent évoquent jusqu’à 10 % du budget communautaire qui serait pour l’instant détourné de ses fins, ce qui représente des sommes colossales qui manquent pour mener à bien le projet européen.

2 – Réformes de nature financière :
Il faut inciter à la refonte de l’assiette du budget européen sur les bases suivantes :
a – Dénationaliser l’essentiel des contributions budgétaires en basant celles-ci non pas sur des apports d’États, mais en créant une taxation « transfrontière » établie sur les pratiques et non sur la nationalité : on taxerait ainsi la spéculation (taxe de type « Tobin ») et la pollution (polutaxe : gaz à effet de serre + déchets y compris du nucléaire). Cette taxation concernerait indifféremment les entreprises, les collectivités, les États, les individus, et pourrait assumer le terme fédéral « d’impôt européen ».

b – Établir que tout prélèvement basé sur l’évaluation des richesses des territoires doit s’appuyer sur une batterie d’indicateurs bien plus large que le seul PIB (critères sociaux, sanitaires, environnementaux, etc.). Cela implique donc la réalisation d’une cartographie territoriale des ressources et des besoins non pas basée uniquement sur les 27 unités étatiques, mais bien plus fine faisant apparaître des centaines de « pixels » régionaux et locaux.
c – Simplifier le mécanisme autour de la « ressource TVA » en permettant à l’Union de décider en toute autonomie et de façon uniforme la part de TVA qui serait directement versée au budget européen. À noter que la Commission européenne vient de faire, pour la première fois, une proposition en ce sens (comme toujours, fraîchement accueillie au Conseil).
d – Permettre le recours à l’emprunt européen – quite à le plafonner – et en limitant celui-ci aux seules dépenses d’investissement de long terme (la « bonne dette ») et excluant les dépenses de fonctionnement (la « mauvaise dette ») ;
e – Établir aux frontières de l’Union une taxe de « protectionnisme solidaire » dont le mécanisme serait le suivant : si un produit arrive en Europe en ayant respecté lors de sa fabrication à la fois les clauses
environnementales des AME (Accords Multilatéraux sur l’Environnement – c’est-à-dire tous les textes onusiens protégeant la biosphère), mais aussi les accords de l’OIT (toutes les conventions sociales de l’Organisation Internationale du Travail), la taxe est nulle. Le produit importé peut aller séduire sans aucune entrave, le consommateur européen sur ses seules qualités intrinsèques (innovation, design, plus value…). Dans le cas contraire, le produit est taxé à la hauteur de ce qu’il aurait coûté s’il avait respecté les AME et le cadre de l’OIT. Le caractère « solidaire » de ce protectionnisme réside dans le fait qu’une (large ?) partie de cette taxe est renvoyée dans le pays d’origine du produit pour y permettre l’aide directe aux populations (transfert d’écotechnologies, aides sociales, etc) afin que, dans l’avenir, les AME et les règles de l’OIT y soit respectées. On créerait ainsi un formidable outil de protection ici (lutte contre le dumping et les délocalisations) et de solidarité émancipatrice « là-bas »…

C’est l’heure, hop !

 

 
CONCLUSION
De façon aberrante, la question européenne a toujours été la grande absente des joutes élyséennes. C’est surréaliste quand on sait le caractère surdéterminant des politiques votées au niveau
de l’Union pour notre sphère décisionnelle domestique (agriculture, monnaie, commerce extérieur, droit, transports, énergie, environnement, etc.).
Ce silence complice qu’entretiennent les partis politiques traditionnels sur ce thème est à la fois la marque de leur gène (ils doivent faire oublier qu’ils cogèrent à Bruxelles les impasses européennes
depuis des décennies), et de leur incurie (malgré les évidences, ils ne parviennent tout simplement pas à concevoir que l’avenir de l’État passe désormais par l’émergence du fédéralisme européen).
Il revient donc aux écologistes – qui ont établi un diagnostic et des remèdes cohérents – la tâche historique de s’appuyer sur les échéances de 2012 pour engager pleinement la politique française sur
la voie du fédéralisme européen qu’elle doit désormais impérativement emprunter. En ce sens, l’angle d’attaque du budget européen peut être décisif.

 

 

ANNEXES
À lire absolument : « Pour une politique fiscale européenne »
Il s’agit d’un très intéressant dossier rédigé par quatre de nos eurodéputé(e)s (Pascal Canfin, Eva Joly, Sven Giegold et Philippe Lamberts) membres de la Commission Économique et Budgétaire qui
complète utilement la présente note sous l’angle de la fiscalité européenne : http://europeecologie.eu/IMG/pdf/m-web.pdf

Répartition actuelle du budget européen
Le budget européen est aujourd’hui subdivisé en cinq grandes « rubriques » de dépenses :
– RUBRIQUE 1 : « Croissance durable » (!)
– Sous rubrique 1A (9 %) : Compétitivité (recherche, emploi, éducation…).
– Sous rubrique 1B (35,7 %) : Cohésion (aide économique aux régions « en retard de développement » : un des principaux mécanismes de péréquation intra-européenne).
– RUBRIQUE 2 (42,5 %) :  » Conservation et gestion des ressources naturelles » (agriculture, développement rural, pèche, environnement …mais c’est la politique agricole commune (PAC) qui
siphonne l’essentiel de cette grosse ligne budgétaire).
– RUBRIQUE 3 (1,3 %) : « Citoyenneté, liberté, sécurité et justice » (santé publique, protection des consommateurs, jeunesse, culture, contrôle aux frontières, asile, immigration…).
– RUBRIQUE 4 (5,7 %) :  » L’Union Européenne en tant qu’acteur mondial » (action de l’Europe sur la scène internationale, essentiellement via la coopération au développement et l’aide humanitaire).
– RUBRIQUE 5 (5,8 %) : « Administration » (salaires des fonctionnaires et autres frais de fonctionnements des institutions européennes : Commission, Parlement, Conseil, Cour de justice, Cour des comptes…).

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L’Union européenne, épicentre d’une crise systémique ? https://europe.eelv.fr/lunion-europeenne-epicentre-dune-crise-systemique/ Wed, 03 Oct 2012 13:37:38 +0000 http://europe.eelv.fr/?p=2095 Cet article fut publié fin 2012 dans « L’Etat du monde 2013 », recueil d’analyses sous la direction de Bertrand Badie.

Ancien député vert européen, Alain Lipietz continue d’animer la réflexion dans et hors du mouvement EELV sur les questions de politique nationale, européenne et internationale. Nous le remercions de bien vouloir mettre à disposition ses contributions sur le site de la Commission Europe.

 

À la fin des années 1980, l’Europe semblait affronter la crise ouverte dix ans plus tôt dans une bien meilleure position que les États-Unis, le Japon ou l’Union Soviétique. Vingt ans plus tard, l’Europe apparaît au contraire comme le « continent malade ». Il semble focaliser la crise des dettes souveraines, nouvel avatar de la crise mondiale, ouverte en 2007 avec la crise des subprimes, aux Etats-Unis. Lesquels, quoique bien plus endettés, peuvent se permettre de vilipender les risques que la mal-gouvernance européenne font courir à l’économie mondiale ! Comment comprendre un tel retournement ?
Il faut d’abord saisir la succession de modèles de développement entrés en crise depuis la Seconde guerre mondiale, ce qui permettra de comprendre les relatifs succès européens et la nature des difficultés présentes. Ces difficultés tiennent moins aux « fondamentaux » économiques et sociaux de l’Europe (relativement sains et porteurs d’avenir) qu’à l’incapacité du continent à se doter d’un espace de décision politique permettant de mener, d’une main vigoureuse, sa barque dans la tempête en cours, où s’affrontent de grands blocs constitués en États, qui peuvent être par ailleurs fédéraux : les Etats-Unis, la Chine, l’Inde, la Russie…
I – Les avantages initiaux de l’Union européenne
L’Union Européenne est née du plan Marshall, c’est à dire de la volonté des Etats-Unis de projeter sur le reste du « Monde libre » leurs propre modèle de développement, qu’illustrent les noms de Roosevelt, de Ford et de Keynes. Face à la crise des années 1930, crise du modèle libéral classique, le New Deal rooseveltien, par une série de réformes de la fiscalité, de la régulation bancaire, et surtout des relations professionnelles (avec le renforcement du pouvoir de négociation des syndicats, permis par le Wagner Act), avait offert à la production de masse des usines fordiennes un débouché massivement croissant : la consommation populaire. L’Europe de l’après-guerre ajoutera à ce modèle un puissant État-providence.
Les généraux américains en charge de la reconstruction des États vaincus, McArthur au Japon, Marshall en Europe, épaulés par des économistes et des politiciens clairvoyants à Washington, avaient compris l’intérêt pour les États-Unis de reconstruire à leurs côtés des partenaires forts, qui seraient d’abord leurs principaux clients. Marshall poussa l’Europe de l’Ouest à se constituer en vaste marché pour les biens d’équipement américains, et, de fait, la Communauté européenne du charbon et de l’acier, germe de l’Europe actuelle, régulait à la ois la distribution de l’aide du plan Marshall et la reconstruction de la puissance économique européenne. Comme le Japon, la « petite Europe » (6 membres) de la Communauté économique européenne (CEE) grandit ainsi très vite, en suivant le modèle de l’American Way of Life.
Plus importante encore était la volonté des peuples européens d’en finir avec deux millénaires de guerres perpétuelles, jusqu’au paroxysme de 1939-1945. L’aspiration à une véritable Europe politique, expression d’une civilisation commune, était réelle, mais pour l’heure l’Europe restait fragmentée en États nationaux regroupés en deux blocs hostiles sous l’hégémonie des États-Unis et de l’Union soviétique, et une partie significative de l’intelligentsia progressiste française manifestait dès 1954 son hostilité à une « Communauté européenne de défense ».
Le modèle de développement « fordiste », fondé sur un couplage, régulé par l’État national, de la croissance de la productivité et du pouvoir d’achat, risquait de se heurter à cette fragmentation de l’espace politique européen. La menace ne fut guère sensible les premières années. Mais l’adhésion à la CEE, en 1973, de trois pays de l’Association économique de libre-échange (pilotée par la Grande-Bretagne) aggravait le problème, par l’entrée de pays moins enclins à partager un projet de développement commun.
Le choc pétrolier de 1974 aiguisa la nécessité d’exporter, entre les pays européens eux-mêmes. Ces pays, qui jusque là rectifiaient sans trop de difficultés leurs petits déséquilibres commerciaux, se lancèrent dans une concurrence ravageuse : « l’austérité compétitive ». En fait, au début des années 1980, le modèle « fordiste » de l’après-guerre était répudié dans le monde entier, et la concurrence de tous contre tous se déchainait. La tendance la plus générale, promue par les États-Unis et la Grande-Bretagne, révoquait l’aspect social du compromis fordien : remise en cause de l’État providence et des conventions collectives. On espérait de la baisse du coût salarial une croissance de la compétitivité externe et « donc » de la production, alors que, par effet de composition, une stagnation générale étoufferait bien vite les gains que chaque pays pouvait espérer d’une croissance des exportations.
Mais une autre orientation était possible, fondant la compétitivité sur la qualification des travailleurs et leur implication dans la qualité des produits et processus de production. Souvent assimilée à la stratégie japonaise (le « Toyotisme »), elle caractérisait assez bien la zone scandinave, l’Allemagne rhénane, l’Arc alpin et ses franges allemandes et italiennes. Au contraire, la Grande-Bretagne et la France s’orientaient vers le modèle de « flexibilisation » du salariat. L’entrée des trois pays du Sud (Grèce en 1981, Espagne et Portugal en 1986) renforça le camp des pays européens en compétition par les bas salaires.
Et pourtant la Communauté sembla trouver un certain équilibre. Dans le nouveau modèle dominant à l’échelle mondiale, libéral dans ses relations professionnelles mais tout aussi productiviste que le fordisme dans sa gloutonnerie à exploiter les ressources naturelles, la configuration européenne faisait bonne figure par rapport à l’Amérique et à l’Asie, totalement dépourvus de forme de régulation sociale et fiscale collective. Les États-Unis voyaient fuir leurs industries vers les pays à bas salaires. Les pays d’Asie de l’Est profitaient de leurs bas salaires pour accélérer une stratégie centrée sur l’exportation, en imitant toutefois le modèle japonais d’escalade des filières technologique (upgrading), grâce à un haut niveau d’investissement dans l’éducation.
L’Union européenne au contraire présentait une hiérarchisation ordonnée de ses espaces productifs, autour d’un cœur très qualifié et spécialité dans la production des biens d’équipement (l’Europe du Nord), avec un périphérie, tout aussi compétitive , mais dans les produits banaux et par les bas salaires. Les plus menacés étaient les pays intermédiaires (la Grande Bretagne et la France), aux salaires trop élevés par rapport au Sud et pas assez qualifiés par rapport à l’Allemagne ou la Scandinavie. Mais l’ensemble de la Communauté présentait un espace de complémentarité relativement stable.
II- La déstabilisation
Cette stabilité reposait d’une part sur une réelle autosuffisance de l’Europe et une haute compétitivité de son noyau central par rapport aux pays tiers (Amérique et Asie), d’autre part sur le dynamisme de la demande que ce noyau adressait à sa périphérie. À la fin des années 1980, l’Europe exportait vers le reste du monde, notamment vers les Etats-Unis, en survalorisant son propre travail (quand on compare les exportations en dollars courants et leur valeur en parité de pouvoir d’achat). Mais les choses commencèrent à changer sous la pression de la concurrence asiatique. Pour résister, l’Europe n’avait qu’une solution : assumer clairement et collectivement la course au upgrading dans laquelle l’entraînait l’Asie, la montée permanente dans l’échelle des qualification. C’est cette volonté stratégique unitaire européenne qui fit défaut, ainsi que l’acceptation, par les pays centraux, de servir de débouché aux pays périphériques européens.
La montée des périls
Déjà, l’industrialisation des « dragons asiatiques » ne relevait plus de la simple délocalisation d’industries peu qualifiées vers quelques « États ateliers ». Et dans les années 1990, deux immenses pays asiatiques basculaient vers le modèle libéral, la Chine et l’Inde. Ces pays (mais aussi les Philippines, l’Indonésie, la Malaisie, le Vietnam…), adoptaient la même stratégie exportatrice que leurs prédécesseurs coréen ou taïwanais, mais (cette différence sera plus tard décisive) en disposant d’immenses marchés intérieurs et de ressources de main d’œuvre pratiquement illimitées. Les premiers dragons asiatiques s’en tiraient par une accélération de leur upgrading et atteignirent bientôt le niveau de qualification de la Grande-Bretagne sur certaines branches des nouvelles technologies. L’Asie nouait le même type de complémentarité vertueuse que l’Europe, avec le Japon comme modèle et marché central et comme fournisseur de biens d’équipement, mais avec une capacité exportatrice illimitée sur une échelle croissante de qualifications.
L’Europe ignora d’abord ce nouveau défi. Oublieuse de l’Histoire qui depuis l’antiquité replace périodiquement la Chine au centre du monde, elle réduisait la rivalité asiatique au problème de la concurrence sur les industries banalisées et au vieil Accord Multi-Fibres limitant cette concurrence. En réalité, il aurait fallu lancer dès les années 1980 un programme de remontée vers le haut de l’ensemble de la hiérarchie européenne, incitant sa « périphérie » à suivre la trajectoire coréenne d’investissements massifs dans la recherche et l’éducation.
De fait, des programmes de modernisation furent prévus lors de l’adhésion des pays méditerranéens et de l’Irlande. Mais cette croissance périphérique financée par des transferts mal contrôlés ne fut pas sans effets pervers. La périphérie s’installa dans l’attente des subventions européennes, qui dispensaient l’Irlande de taxer les entreprises venant s’y localiser. Ce dumping fiscal lui permit, en deux décennies, d’atteindre un des plus hauts niveaux de produit brut par personne, mais de façon largement artificielle.
La catastrophe libérale
À la fin des années 1980, la conscience de la nouvelle puissance européenne fondée sur son unité vint se marier en une étrange chimère avec le mythe alors dominant du caractère autorégulateur des marchés. Cette chimère prit en 1987 la forme d’un traité, l’Acte unique, qui unifiait complètement le « marché unique » en effaçant toutes formes de « protectionnisme mesquin » (c’est à dire réglementaire) entre pays de la Communauté. Mais cela, sans aucune progression de la régulation politique, telle que l’harmonisation des règles fiscales ou sociales. Dans l’atmosphère libérale, ce programme insensé s’imposa avec la caution de la majorité des économistes, qui avançaient des estimations mirobolantes sur le gain de croissance qui résulterait de cette libéralisation sans harmonisation. L’Acte unique fut adopté dans l’indifférence générale des populations et dans l’enthousiasme des dirigeants. Les marchandises et surtout les capitaux pouvaient désormais circuler librement à travers toute l’Europe.
Certes, cette étape impliquait une intense production de normes unificatrices au sein de la Communauté. Le maître d’œuvre de l’Acte unique, Jacques Delors, président de la Commission européenne, espérait que cette dynamique entrainerait un sursaut d’unification politique. Mais l’idéologie libérale poussa l’Europe à s’unifier à travers des règles et non par la délibération politique.
Expression de cette dérive : le traité de Maastricht (1992). La course à l’unification s’accéléra… avec un pas supplémentaire dans la dépolitisation de la gouvernance. Une monnaie unique était projetée, mais pour sa future stabilité était seulement posé un ensemble de règles, les « critères de Maastricht », portant sur le niveau d’endettement toléré des États (3% de déficit pour les administrations publiques).
Que des règles limitent l’autonomie des parties d’un tout est parfaitement légitime : tous les pays imposent de telles règles à leurs collectivités locales. Mais rien n’était fait pour promouvoir des formes de décisions européennes régulatrices en matière fiscale ou sociale. À la seule protection de l’environnement était accordée, du fait de sa nouveauté, des procédures de décisions à la majorité du Parlement Européen et des États. En outre, le budget du « tout » resta si faible qu’il pouvait à peine compenser les déséquilibres structurels entre régions.
Comment des gouvernements socio-démocrates (en France, celui de François Mitterrand) ont-ils pu accepter un tel marché ? La raison fondamentale est sans doute l’effondrement du mur de Berlin et la désagrégation de l’empire soviétique. Aux yeux de la France et de la Grande-Bretagne, le risque était de voir l’Allemagne réunifiée se construire un empire dans la Mitteleuropa.
Accepter l’Euro et une Europe régie par les règles visait à ancrer l’Allemagne dans l’Europe de l’Ouest.
Marché de dupes. Certes l’Allemagne professe une gouvernance européenne par les règles. Mais en réalité, le dialogue au sein de la « communauté socio-économique » de ses Länder lui permet de pratiquer un interventionnisme local améliorant la compétitivité de chacune de ses régions. De même, la régulation sociale allemande est davantage fondée sur les contrats de droit privé que sur la législation.
Jacques Delors comprit les dangereuses limites du traité de Maastricht, mais promit que les contradictions qu’il développerait impliqueraient rapidement un surcroît d’unification politique. Malheureusement, la tentative suivante de construire une Europe politique, le traité d’Amsterdam (1997), confirma sur l’essentiel, le domaine économique, la gouvernance par des règles. Les critères de Maastricht furent incorporés au traité sous le nom de « pacte de stabilité ».
Avec deux conséquences importantes. D’abord, l’application de ces « critères » entre la ratification de Maastricht (1992) et le passage à l’Euro (1997) contraignit pendant 5 ans les pays européens à une stagnation coordonnée. Les taux d’intérêt réels des banques centrales restèrent fortement positifs alors que la banque fédérale américaine d’Alan Greenspan appliquait la politique inverse. Il en résulta un différentiel d’investissements considérable entre les États-Unis et l’Europe, investissements qui, aux Etats-Unis, prirent la forme d’une bulle des « nouvelles technologies » largement spéculative, mais non sans effet réel. À la fin de la décennie 90, et pour la première fois de l’après-guerre, la productivité croissait plus vite aux États-Unis qu’en Europe.
Puis, après la ratification d’Amsterdam (1997), la gouvernance par les règles prolongea les contraintes de Maastricht, certes adoucies par le succès du passage à l’Euro. Une nouvelle ère de prospérité sembla alors se dessiner pour l’Europe.
D’autant que des coalitions impliquant socio-démocrates, verts et même communistes deviennent majoritaires dans ce qui était désormais l’Union Européenne. Au Sommet de Lisbonne (mars 2000) fut adoptée une stratégie explicite de compétitivité par la formation professionnelle et la recherche scientifique et technique : « Faire de l’Europe le continent le plus compétitif du monde par la connaissance ». Ambition qui aurait du être posée dix ans plus tôt…
Ce sera un échec. Une telle stratégie suppose un gouvernement fédéral apte à l’appliquer : limite à la concurrence interne par le dumping social et fiscal, investissements massifs et coordonnés dans le « capital humain », transferts de crédits vers les pays périphériques. Rien de tout cela n’était prévu. Au contraire, concession aux libéraux, la « stratégie de Lisbonne » reprenait l’antienne des vertus autorégulatrice des marchés, accompagnée d’une vague « méthode de la coordination ouverte ».
Surtout, l’Union Européenne, renonçant à approfondir son unification politique, se lançait dans une fuite en avant vers l’élargissement : tous les pays de l’ancien bloc soviétique furent appelés à adhérer. La volonté géopolitique de contrôler cette zone intermédiaire avec la Russie (que guigne également les États-Unis) se combinait à une évolution profonde du capitalisme allemand qui, comme les États-Unis quinze ans plus tôt, renonçait à sa régulation d’une économie sociale de marché, et cédait à son tour aux sirènes du libéralisme. Les plus beaux fleurons de l’industrie allemande délocalisaient vers ces nouveaux pays, parfois dotés d’un haut niveau de qualification professionnelle mais avec des salaires considérablement plus bas.
Ultime clou sur le cercueil d’une « Europe de la connaissance » : le traité de Nice (2002) prit en compte l’entrée dans l’Union des pays de l’Europe centrale et orientale, tout en organisant une régression du peu d’Europe politique préalablement existante. Les règles de décision en Conseil européen instituèrent un droit de véto généralisé pour chaque pays. Le rêve d’une Europe communautaire s’éloigna au profit d’un vaste libre marché dans lequel la décision politique exigeait une improbable unanimité.
Les raisons de ce recul sont diverses : hégémonie des idéologies libérales, et nationalisme bien naturel des jeunes pays indépendants d’Europe de l’Est, peu soucieux de passer d’une tutelle soviétique à une tutelle bruxelloise. Cette étrange convergence du libéralisme et du nationalisme doit être bien comprise. Dans un espace unifié, où la circulation des marchandises et des capitaux est « libre et non faussée » (par des frontières intérieures), la fragmentation en entités politiques nationales incapables de prendre une décision collective revient à graver dans le marbre le recul du politique au profit des marchés.
Ce couple « libéralisme / souverainisme national », illustré par le couple inattendu « Espagne de Aznar/ Pologne de Kwasniewski » et plus tard par Henri Guaino, conseiller n°1 de Nicolas Sarkozy, s’approfondira jusqu’à la crise mondiale du modèle libéral-productiviste. Certes, les secteurs les plus avertis parmi les élites européennes comprirent le piège dans lequel elles s’enfermaient. En particulier le gouvernement de coalition entre sociaux-démocrates et Grünen allemands mesura que ce jeu menaçait à terme la puissance et même le modèle civilisationnel allemand. Sous l’impulsion du vice-chancelier vert Joschka Fischer, une tentative de forcer l’unification politique fut lancée : la Convention pour rédiger une véritable constitution européenne.
Le virage allemand.
Le Traité constitutionnel européen élaboré par la Convention se heurta immédiatement à la coalition souverainiste-libérale. Espagnols et Polonais en prirent la tête sous le mot d’ordre : « Nice ou la mort ». Les administrations des grands pays (en particulier le ministère des Finances français) s’opposèrent farouchement aux avancées fédéralistes adoptées par la Convention (qui regroupait les parlementaires et les ONG). Les appareils du capital financier (Financial Time, Wall Street Journal) se mobilisèrent pour le Non. Après la chute du gouvernement Aznar, un projet édulcoré fut présenté aux électeurs en 2004. Il fut adopté par les référendums espagnols et luxembourgeois, mais rejeté par la France et les Pays-Bas. Dés 2005, le projet était mort-né.
Les raisons de ce rejet sont connues. Dans le cas de la France : une convergence du souverainisme de droite et du souverainisme « anti-libéral » ; dans le cas des Pays-Bas : une exaspération contre une sphère politique consensuelle et coupée de la population, un malaise croissant face à la montée de l’immigration la plus forte d’Europe. Pourtant l’opposition à l’invasion de l’Irak voulue par G.W. Bush (2003) avait créé une sorte d’opinion publique européenne défendant un « modèle » singulier face à l’hégémonisme de la droite américaine, et favorable à une fusion franco-allemande ! Cela n’a pas suffi : la critique du caractère libéral de l’Europe de Maastricht et de Nice permit aux souverainistes d’imposer… le maintien de l’Europe de Maastricht-Nice.
Ultime « rattrapage » pour l’Europe politique (négocié de façon purement diplomatique et ratifié par les parlements) : le traité de Lisbonne (2007) qui permit formellement d’adopter la plupart des avancées fédéralistes du TCE.
Significativement, le traité fut rejeté par une majorité nationaliste-libérale du peuple irlandais (avec pour motivations principales le souhait de maintenir le dumping fiscal, et la crainte de voir l’Europe imposer le droit à l’avortement). Mais ce vote s’inversera après l’ouverture de la crise, les Irlandais espérant de l’Europe une solidarité, que leur propre dumping fiscal démentait.
Il était trop tard : le pli était pris d’une Europe purement intergouvernementale et donc à la remorque du pays dominant, l’Allemagne. Or celle-ci, à la fin du gouvernement Schröder puis sous Angela Merkel (2005), était désormais résignée à l’absence d’Europe politique, et bascula dans une stratégie individualiste à la chinoise : la minimisation des prix à l’exportation. Le gouvernement Schröder engagea un démantèlement des droits sociaux, aggravé sous Angela Merkel. Il en résulta un retour à la compétitivité allemande qu’avait menacé le coût finalement important de la réunification. Cette compétitivité retrouvée se paya pour l’Europe d’un double phénomène déflationniste. D’une part, le plus important marché central se contractait. D’autre part, ce même pays redevenait compétitif par rapport à tous les pays de l’Union et les contraignait eux aussi à des politiques d’austérité. Contrairement aux Etats-Unis de 1945-1980, l’Allemagne refusait de jouer les « locomotives » de sa zone d’influence, en acceptant un déficit vis-à-vis de ses voisins.
Pire, l’Allemagne (fortement appuyée par la France de Sarkozy) prit la tête d’une croisade « Tout pour la compétitivité des entreprises » qui amènera l’Europe, à la conférence de Copenhague (2009), à renoncer au leadership qui était le sien dans les négociations climatiques depuis une vingtaine d’année. En revanche, après l’accident de Fukushima et la victoire des Grünen dans le Bade-Wurtemberg (2011), l’Allemagne sortira «agressivement » du nucléaire, consciente que cette industrie n’a plus guère d’avenir alors que l’industrie allemande est leader dans les énergies alternatives.
De ce retournement de l’Allemagne, citons une illustration : la réforme du pacte de stabilité. En 2003, le modèle libéral-productiviste connut ses derniers feux au niveau mondial, précipitant une crise écologique du côté de l’alimentation et surtout de l’énergie. Ce nouveau choc entraina en Europe un ralentissement que les gouvernements français et allemand acceptèrent de compenser par les classiques recettes keynésiennes du déficit budgétaire. Le pacte de stabilité était violé. Désormais proclamé « stupide » par le président de la Commission Européenne lui-même, Romano Prodi, il fut au printemps 2005 réformé et assoupli : il n’y aurait plus de sanction à prendre contre les pays qui s’endetteraient excessivement… pour financer les investissements d’avenir.
Malheureusement, le laxisme budgétaire devint une recette générale et permanente en Europe du Sud, tandis que les pays du Nord restaient beaucoup plus vigilants. Quand, 5 ans plus tard, la crise des dettes publiques éclatera, l’Allemagne critiquera le « laxisme » de la réforme de 2005…

 
III- La crise systémique
La crise mondiale qui s’ouvre vers 2007 est l’une des plus grandes crises de l’histoire du capitalisme. Elle est trop complexe à analyser ici. Se combinent une crise de type 1930 (les écarts entre salaires et profits au niveau mondial empêchent les travailleurs d’acheter ce qu’ils produisent et les capitalistes de réinvestir utilement leurs profits) et une double crise écologique (crise énergie/climat, crise alimentation/santé). Cette double crise déclencha la crise des subprime (la hausse du prix des dépenses quotidiennes interdit aux salariés appauvris des États-Unis de rembourser leurs logements hypothéqués). Par ailleurs, elle bloque toute sortie « fordiste » de la crise au niveau mondial : la redistribution des profits vers les salaires est certes nécessaire, mais elle ne peut prendre la forme d’une relance de la consommation de masse de biens matériels et polluants.
Cette crise de fond (comme toutes les crises…) fut d’abord masquée par ses conséquences boursières puis financières : les investissements risqués furent brutalement dévalorisés, et les dettes contractées par les États ne pouvaient plus être remboursées. À l’automne 2008, l’ensemble du monde réagit de façon « keynésienne » : renflouement des banques, et déficits budgétaires massifs. L’Europe, pilotée par le social-démocrate britannique Gordon Brown, suivi par le couple libéral Sarkozy-Merkel, impulsa cette gestion keynésienne de la première phase de la crise. Celle-ci semblait enrayée fin 2009… sauf que certains États européens se retrouvaient gravement endettés. Et les banques désormais ragaillardies s’empressèrent de mordre les mains qui les avaient sauvées, en exigeant remboursement avec intérêt.
Surtout, les créditeurs internationaux (fonds de pension, fonds souverains des pays excédentaires tels la Chine, le Qatar ou l’Arabie Saoudite) commencèrent à prendre en compte la clause des traités européens stipulant que les États ne sont pas responsables financièrement les uns des autres. Ils courent donc un risque différencié de faire défaut, les uns parce qu’ils sont plus endettés que d’autres (l’Europe périphérique), d’autres parce que ils sont grevés de lourds engagements hors-bilan (telle la France, dont l’accident de Fukushima révélait l’exposition au risque d’un accident équivalent, dont le coût serait pour elle de l’ordre d’une demi-année de PIB). Lorsque, en décembre 2009, le Premier ministre grec Geórgios Papandréou, à peine élu, constata que ses prédécesseurs avaient laissé une dette publique largement sous-évaluée, les prêteurs commencèrent à appliquer un différentiel de taux meurtrier par rapport au meilleur emprunteur (l’Allemagne) : le spread.
La première moitié de l’année 2010 vit alors éclater la crise systémique de l’Europe, qui condensait toutes les tensions précédentes. D’une part, l’endettement excessif des pays périphériques n’avait plus aucune chance de se résorber, du fait des politiques de déflation compétitives menées en Allemagne. D’autre part, le risque de défaut d’un pays, si petit soit-il (la Grèce représente 2% du PIB européen), attisait la spéculation contre des pays de plus en plus gros jusqu’à l’Espagne, l’Italie, la France et la Grande-Bretagne, ne serait-ce que parce que ces pays étaient eux-mêmes des créditeurs de pays plus petits risquant de faire défaut. Enfin, les conséquences institutionnelles d’un défaut n’étaient pas du tout claires et donc potentiellement dangereuses. Les assurances sur le défaut de paiement de dettes souveraines (les Credit Default Swaps – CDS) sont des institutions non-régulées dont on ne sait exactement à quelles conditions elles sont déclenchées et avec quels effets. Et le défaut d’un pays dont la monnaie est l’Euro affaiblit nécessairement le crédit de l’Euro lui-même.
Fallait-il dans ses conditions renforcer la solidarité entre pays membres de l’Euro ? Devait-elle être purement financière (des moins endettés vers les plus endettés, au risque de généraliser le doute sur la capacité de remboursement des pays « moyens ») ? Ou impliquer un début de coordination des politiques macro-économiques, ouvrant des débouchés aux plus endettés ? Ou au contraire, allait-on vers l’expulsion des pays faisant peser sur les autres un « risque (ou alea) moral » excessif ?
La réponse fut typique des ambiguïtés de la construction européenne depuis Maastricht. Oui, les autres pays paieraient pour les pays en difficulté. Mais non, il n’y aurait pas de politique macroéconomique commune assurant une balance équilibrée entre les pays les plus compétitifs et les autres : au contraire, on affirmait pousser plus loin encore la gouvernance par les règles, et condamner les endettés à des politiques d’austérités socialement dramatiques et macro-économiquement catastrophiques pour l’Union toute entière. Et non, la Banque centrale ne prêterait pas aux pays en difficulté, car ce « financement par la planche à billets » compromettrait la valeur de l’Euro, ce dont l’opinion publique allemande, encore traumatisée par les souvenirs d’hyperinflation, ne veut à aucun prix. C’est d’ailleurs ce qui se passa, car la BCE « monétisait » indirectement les dettes insolvables : l’euro perdit 20 % par rapport au dollar.
Mais n’était-ce pas surtout la conséquence de la défiance qu’inspirait désormais la construction européenne ?
Ainsi, après 18 mois de négociations et de bricolages, un Mécanisme européen de stabilité (MES) fut adopté le 19 décembre 2011. Financé par tous les pays européens (sauf la Grande-Bretagne et la Tchécoslovaquie qui se trouvèrent de jure expulsés du cœur de la négociation européenne), il aurait la capacité d’intervenir puissamment au secours d’un pays gravement endetté (après avoir, comme en Grèce, imposé l’annulation d’une grande partie de la dette publique aux banques privées… qu’il faudrait donc recapitaliser), et d’émettre des emprunts communs garantis par les Trésors publics, rien de s’opposant à ce qu’il se refinance auprès de la Banque centrale. Mais le même jour fut adopté un second Traité de surveillance, de coordination et de gouvernance (TSCG) fixant des règles beaucoup plus drastiques que celles de Maastricht sur les déficits publics.
Naturellement, aucun pays capable de respecter les règles du TSCG n’aura jamais besoin du MES ! Il s’agissait donc d’une pure rhétorique dogmatique, dirigée contre l’alea moral (le risque d’imprudence d’un agent couvert par une assurance tout-risque), mais dont les accents potentiellement récessifs entrainait un surcroit de défiance de la part des créditeurs internationaux. Toutefois, la ratification du MES au cours du premier trimestre 2012 permit de calmer la spéculation. L’Europe s’engageait en 2012, comme 1992, dans une période d’austérité coordonnée, qui la place dans la situation la plus défavorable du monde industriel pour aborder la conversion écologique… sans pour autant rassurer ses créditeurs.

 
IV. Une issue reste possible
L’Europe garde de très nombreux atouts. Troisième puissance mondiale en population, première en Produit intérieur, elle présente une large gamme de qualifications, dans le haut de la hiérarchie mondiale. Malgré sa fragmentation politique, elle hérite de l’expérience d’un demi-siècle de négociations et de coordination. Cette capacité de coordonner des États jadis hostiles fut même longtemps sa « carte de visite », son modèle de réponse aux défis de la mondialisation. Enfin, malgré son endettement, elle dispose d’une palette de produits exportables suffisamment large (hautes technologies, finances, tourisme…) pour gager solidement la monnaie qu’émet sa Banque Centrale.
Il lui reste donc à assumer clairement, au plan politique, le processus d’unification économique initié il y a une soixantaine d’années. S’unifier politiquement, ce n’est pas se doter de simples règles de coordination (certes indispensables), mais d’une capacité de réponse politique collective à des défis conjoncturels et structurels. Or le grand défi est la sortie de la triple crise mondiale (économico-sociale, alimentaire-sanitaire et énergie-climat). L’Europe en a la capacité, si elle sait transformer les intuitions de la stratégie de Lisbonne en planification de la transition écologique. Les réponses à la double crise écologique sont en effet le support principal de la réponse à la crise macro-économique : formation, investissements « verts »…
Cela implique un élargissement de la solidarité conjoncturelle de l’Europe envers ses composantes nationales (le MES), de sa solidarité structurelle envers ses régions les moins développées (Fonds Européen de Développement Régional), et de développer son organisme de crédit, la Banque Européenne d’Investissement, pour le financement de la transition verte. Ces trois sources de financement pourraient se voir reconnaître clairement le droit à un refinancement à très bas taux auprès de la Banque Centrale Européenne. Enfin, l’Europe doit se doter d’un pouvoir de décision macro-économique refreinant les politiques d’austérité compétitive.
Mais tout cela suppose d’abord et avant tout l’acceptation par les opinions publiques nationales d’un pas en avant majeur vers le fédéralisme européen. Pour paraphraser Massimo d’Azeglio, « Nous avons fait l’Europe, il nous reste à faire les Européens. »

 
Alain Lipietz

 
Pour en savoir plus.
« Questions européennes », Conseil d’analyse économique, n°27, 2000
« Politique économique et croissance en Europe », Conseil d’analyse
économique, n°96, 2006
« Perspectives 2011-2012 », Revue de l’OFCE n°119, 2011
Lipietz Alain, Green Deal. La crise du libéral-productivisme et la réponse
écologiste, La Découverte, Paris, 2012.

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