Intervention de Franck Delattre lors du débat sur le Canal Seine Nord avec Alain Gest

Monsieur le Président, monsieur le Président du CESER, monsieur le Président de VNF, chers collègues, comme vous le savez, nous avons historiquement questionné sur ce mauvais projet de Canal Seine nord Europe.

Notre analyse technique et financière a depuis été confortée quasiment en tous points par le CGEDD et l’IGF.

La commission Mobilités 21 a choisi de déclasser ce projet irréaliste pendant que – dans le même temps – elle a primé le barreau Picardie-Roissy qui va permettre de connecter plusieurs grandes villes de Picardie au réseau TGV, ce dont nous nous réjouissons.

En revanche, sur le canal, quel soulagement de voir à quelle hérésie nous avons échappé.

 

_ Hérésie sur le financement d’abord :

– Un canal à plus de 6 Md€, en pleine période de rareté des fonds publics.

– Un partenariat public-privé qui aurait coûté à terme bien plus cher à la collectivité, comme l’ont montré tous les PPP engagés depuis plusieurs années : pour exemple, l’hôpital d’Evry et le Pentagone français qui ont des budgets qui dérapent et des avenants ruineux.

Voilà le modèle qui était proposé pour le canal, il était insupportable même pour les entreprises privées qui étaient supposées s’engager et en tirer un profit. Profit qu’elles n’auraient pas vu avant des décennies. Mais elles ont eu la politesse d’attendre que l’élection présidentielle soit passée pour le dire. (Extrait du rapport CGEDD/IGF : « Alors que l’avant-projet sommaire (APS) de 2006 avait retenu une évaluation de 3,2 Md€ et la loi Grenelle I de 2009, un coût de l’ordre de 4 Md€, la dérive des coûts depuis lors est manifeste […]. La fourchette de coût prévisionnel, selon les évaluations actuelles de VNF transmises à la mission, est comprise entre 5,9 et 6,0 Md€. […] Pour autant, la capacité de VNF à tenir sa dernière estimation de coût, même revue à la hausse, n’est pas acquise et reste soumise à une série d’aléas. »

« Une approche plus prudente pourrait conduire à élargir l’estimation de coût et à retenir une fourchette pour le contrat de partenariat de 5,3 à 6,4 Md€, et pour le coût total du projet 5,9 à 7,0 Md€, le haut de la fourchette correspondant aux propositions initiales des candidats, ce qui est probablement une hypothèse un peu pessimiste. »

Petit calcul rapide : 30 % de financement. Sur 7 Md€, cela représente 2,1 Md€ ; reste donc toujours 5 Md€ à trouver.

 

_ Hérésie sur les conséquences environnementales :

Concernant l’eau. Elle est vitale pour les populations et pour l’agriculture dans les zones traversées … Elle est indispensable pour la pérennité des zones naturelles humides qui sont de grands réservoirs de biodiversité. En absorbant 20 millions de m3 d’eau, puis plusieurs millions de m3 par an en usage régulier puisés dans l’Oise et dans l’Aisne, ce canal aurait des conséquences inévitables et dommageables sur le bassin versant de l’Oise. Pire, aucun système de redevance ne permettra d’en limiter l’usage ou de financer des contreparties écologiques.

 

_ Hérésie sur le modèle économique :

Le projet du canal reposait sur une augmentation des volumes transportés (20 millions de tonnes au lieu de 5 MT avec le canal du Nord). Pour quelle économie ? Quelles importations ? Au moment où nous devons relocaliser les activités sur les territoires.

Il y a eu mensonge sur la création d’emploi local car les appels d’offres européens voient le moins disant reproduire le schéma du chantier de l’EPR de Flamanville – on a vu que le nucléaire était un

de vos exemples – avec des entreprises sous-traitantes des pays de l’Est qui arrivent « en bloc » avec leurs Algecos, leur nourriture et leur hébergement.

 

_ Hérésie et catastrophe socio-économique :

Face à une flotte néerlandaise suréquipée et qui sera amortie en 2017, la flotte française est menacée de disparition totale.

Entre 2000 et 2010, le nombre de bateaux français est passé de 1 578 à 1 329, soit une baisse de 16 % et le nombre de bateaux hollandais est passé de 5 082 à 5 542, soit une hausse de 9 %.

La cale totale hollandaise est près de 8 fois plus importante que la cale française et surtout, la cale moyenne hollandaise est de 1 148 tonnes de port en lourd contre 873 tonnes pour la cale moyenne française.

N’oublions pas que ce canal serait relié à l’hinterland de Rotterdam, qui dépasse aujourd’hui en tonnage l’ensemble des ports français et envisage une nouvelle extension.

La batellerie française n’est pas prête et les Hollandais qui ont pratiqué une fuite en avant ces dernières années, s’apprêtent à envahir le réseau français avec un sous-prolétariat non contrôlé en provenance des pays de l’Est.

Ce canal aurait donc des conséquences lourdes pour la batellerie locale qui risque de perdre de nombreux emplois.

 

_ Hérésie concernant les activités touristiques du bassin de l’Oise complètement impossibles avec des barges géantes :

Vous aviez parlé de tourisme tout à l’heure. La navigation de plaisance et de loisirs peut-elle coexister avec des barges géantes de 3 000 à 4 000 tonnes qui circulent sur le fleuve ?

VNF n’apporte pas de réponse. Il évoque des pistes de réflexion sur le transport de voyageurs, évoque de façon littéraire le tourisme vert et des usages touristiques à préserver, sans apporter d’éléments concrets sur les conséquences pour les embarcations de petites tailles.

En effet, quid des vagues provoquées par les porte-conteneurs et quelles seront les conditions de navigation assurant une vraie sécurité pour toutes les embarcations et ce, quelle que soit leur taille ?

Interrogé lors d’une audience au Conseil régional de Picardie en commission 2 – commission que je préside – au sujet du projet MAGEO, VNF nous a déclaré que « chacun est libre de naviguer en toute sécurité mais en respectant la cohabitation des uns et des autres. » Pédalo contre barge de 3 000 tonnes ! Le flou laisse penser que l’utilisation libre de la voie d’eau laissera chaque usager s’adapter à la situation. Bon courage et attention à eux !

 

_ Une hérésie technique :

– Pourquoi un morceau de canal de 4 400 tonnes au milieu d’un réseau de gabarit inférieur alors que le gabarit indépassable est de 3 000 tonnes au nord ?

– Va-t-il y avoir une logique de Shadock consistant à transborder des conteneurs de 3 000 sur 4 400 tonnes puis à nouveau sur 3 000 ? Remarquez, cela fait du boulot !

– Pourquoi 4 400 tonnes ?

Lorsque nous avons auditionné VNF, l’an passé, nous leur avons demandé et ils nous ont répondu : « Parce que c’est la norme ». Une norme inutile et terriblement coûteuse.

Enfin, pourquoi ne pas avoir tenté de remettre à niveau et de développer le réseau Freycinet existant ? Pourquoi n’y a-t-il eu aucune étude préalable au Canal Seine Nord sur la réhabilitation du réseau de canaux historiques, dit « Freycinet » ?

Avec le projet de canal à grand gabarit, les canaux Freycinet ont été délaissés et souffrent aujourd’hui d’un manque d’investissement.

Ainsi le canal de la Sambre à l’Oise – pour ne prendre que celui-ci – est aujourd’hui interrompu car les écluses sont « hors service ». Les bateaux en provenance de Belgique arrivent dans une impasse, en Picardie. Comment les fonctions économiques et touristiques de ces équipements historiques peuvent-elles être maintenues en parallèle d’un tel projet de grand canal ? C’est aussi l’un des questionnements dont nous devons nous saisir à l’occasion de ce débat.

 

Je conclurai en reprenant la tribune récente que nous avons publiée, dont Christophe Porquier est l’auteur :

« Alors, si ce canal est la chronique d’un désastre annoncé, pourquoi se lancer dans cette aventure ruineuse ? Parce que les élus et les candidats aux élections aiment les « grands projets » qui semblent apporter des réponses simples mais qui sont en réalité des miroirs aux alouettes. Investir pour développer des LGV (Ligne ferroviaire grande vitesse) sur tout le territoire, construire de nouveaux aéroports, construire des tours géantes, inaugurer un canal géant … c’est la France des ingénieurs mais des années Pompidou.

Nous marchons sur la tête. Ce ne sont pas ces investissements dont le pays a besoin, aujourd’hui, pour engager un nouveau cycle de développement, réellement soutenable et relocalisé. Prenons un seul exemple : investir massivement dans la rénovation de l’habitat ancien, voilà un véritable enjeu de formation, de création d’emplois, de fiscalité, pour répondre aux enjeux énergétiques et climatiques d’aujourd’hui.

Où passent donc les milliards nécessaires à ces politiques urgentes de densification écologique et économique des territoires ?

Il n’est pas trop tard pour revenir sur une mauvaise idée. Il vaut mieux se creuser la tête avant de creuser le canal. Il y a déjà eu trop d’argent public dépensé pour ce projet pharaonique. »

J’en termine là : arrêtons les frais !

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