Article des Echos : Ryanair, le cadeau empoisonné de Beauvais

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Ryanair, le cadeau empoisonné de Beauvais

Massimo Prandi / Journaliste |

L’aéroport picard doit avant tout son succès à la compagnie low-cost irlandaise. Mais cette dernière se montre de plus en plus exigeante, au point d’écorner la rentabilité de Beauvais-Tillé.

Il y a un peu plus de vingt ans, il était au bord de la fermeture, faute de trafic. Aujourd’hui, c’est pourtant l’un des rares aéroports régionaux français à tirer son épingle du jeu. Bâti dans les années 1930, l’aérodrome de Beauvais-Tillé, dans l’Oise, est devenu le huitième aéroport civil hexagonal et le quatrième pour le transport aérien low cost. Un succès favorisé par la libéralisation du transport aérien de passagers. Et, surtout, par l’essor de son acteur dominant : la compagnie irlandaise Ryan­air, qui a choisi au début des années 1990 de faire de Beauvais « son » aéroport parisien. L’an passé, «  près de 27.000 mouvements d’avions ont été effectués sur la piste de Beauvais-Tillé, explique Emmanuel Combat, le directeur de l’aéroport, 85 % d’entre eux étaient des appareils de Ryanair. » En 2013, la compagnie à la harpe jaune a acheminé à Tillé pas moins de 3,4 millions de passagers sur un total de 3,9 millions. Ils étaient moins de 350.000 en l’an 2000…

Au fil des ans, une relation particulière s’est nouée entre le petit aéroport picard et Ryanair. Dur en affaires, le géant irlandais a connu quelques histoires compliquées dans l’Hexagone, où un certain nombre d’élus et de dirigeants de chambres de commerce ont fini par se passer de ses services, fustigeant sa « voracité ». Fin 2009, le président du Conseil général de Charente, Michel Boutant, dénonçait par exemple le «  chantage » de Ryanair qui demandait une rallonge de 175.000 euros pour continuer à opérer depuis l’aéroport de Brie-Champniers, l’aérogare d’Angoulême. «  Ryanair emploie des méthodes de flibustier et de voyou ! », tonnait alors l’élu. Ryanair a porté plainte pour rupture abusive de contrat auprès de la Cour internationale d’arbitrage et a obtenu gain de cause. Le département charentais a été condamné à lui verser 400.000 euros de dédommagements. Mais la bataille judiciaire continue… Début 2010, l’aéroport de Pau-Pyrénées a, lui, rejeté le versement d’une « aide marketing » de 1,5 million d’euros à la compagnie low cost en échange du maintien de deux lignes et de l’ouverture d’une liaison supplémentaire. «  Nous avons subventionné Ryanair à hauteur de 4,4 millions d’euros depuis 2003. Pourtant, la compagnie fait ce qu’elle veut. Elle ouvre des lignes puis les ferme sans que nous ayons quelque chose à dire. On ne négocie pas : leur offre, c’est à prendre ou à laisser », expliquait alors Patrick de Stampa, le président de la CCI Pau-Béarn. Ryanair a quitté Pau.

A Beauvais, c’est différent. Jusqu’ici, l’aéroport comme la compagnie n’ont eu qu’à se féliciter de leur partenariat. L’aéroport picard a tutoyé un chiffre d’affaires de 57 millions d’euros en 2013 et dégagé des profits. Mais des nuages se profilent à l’horizon. La rentabilité de Beauvais-Tillé est en baisse sensible depuis deux ans. Selon une estimation du cabinet d’experts Secafi réalisée à la demande du comité d’entreprise, la Sageb – la société qui gère depuis huit ans les infrastructures aéroportuaires locales – devrait avoir dégagé l’an passé moins de 1,2 million d’euros de résultat opérationnel, contre près de 2,9 millions en 2011. La crise économique est passée par là. La progression du nombre de passagers s’est nettement ralentie : + 2 % seulement entre 2012 et 2013, contre + 13 % entre 2009 et 2010 et + 25 % entre 2010 et 2011.

Un coup de frein problématique. Car, pour survivre, les aéroports dédiés au transport aérien low-cost sont condamnés à croître, en raison des « aides » juteuses auxquelles les compagnies prétendent. A Beauvais-Tillé, Ryanair profite de ristournes au titre des redevances balisage, passager et atterrissage. Des taxes traditionnellement facturées aux compagnies aériennes par les gestionnaires des infrastructures aéroportuaires. L’aéroport de Beauvais lui fait aussi cadeau de l’intégralité de la taxe sur les nuisances sonores aériennes (TNSA). Par ailleurs, Ryanair ne lui rétrocède pas la contribution pour les services aéroportuaires dédiés aux personnes à mobilité réduite, que chaque passager paie en achetant le billet d’avion. Un ensemble de « gestes » qui se sont chiffrés à plus de 4,9 millions d’euros en 2013. A cela s’ajoute l’assistance en escale gratuite, souligne Christophe Cachelièvre, le secrétaire du comité d’entreprise. Un geste de plus qui représenterait selon nos estimations un manque à gagner de 6,5 millions d’euros pour l’aéroport. Au total, l’an passé, la compagnie irlandaise aurait ainsi vu son addition allégée de près de 11,5 millions d’euros. Un montant que la direction de l’aéroport s’est refusée à commenter.

Des exigences élevées

Indolores en période d’expansion, ces « coups de pouce » peuvent devenir pro­blématiques lorsque la conjoncture se dégrade. Surtout quand la compagnie formule des exigences toujours plus élevées. Cette année, elle a notamment obtenu que l’aéroport lui verse un intéressement sur les passagers additionnels au départ, le fameux « marketing incentive », qui rend furieux les compagnies aériennes traditionnelles. A ce titre, entre 2010 et 2013, la Sageb aurait réduit la facture de Ryanair de plus de 1,7 million d’euros, dont 650.000 euros rien qu’en 2013. S’engageant à pourvoir plus de passagers, les compagnies low cost demandent (et obtiennent, souvent) ce type de compensation aux aéroports. Fort de son positionnement privilégié­, à 80 kilomètres de Paris, l’aéroport­ de Beauvais-Tillé avait jusque-là refusé de s’y plier. Mais, à la faveur des négociations engagées pour le renouvellement du contrat­ décennal qui le lie à Ryanair, la pression s’est faite plus forte.

Les dirigeants de l’aéroport ont refusé, en revanche, la nouvelle contribution « bus » réclamée par la compagnie irlandaise. L’idée était de prélever un intéressement sur chaque billet vendu sur la liaison en autocar entre Paris et Beauvais ; en échange, Ryanair se proposait de faire le lien, sur son propre site Internet, vers le service d’autocars et les parkings de l’aéroport. Pendant les négociations – trois réunions ont eu lieu sur ce sujet depuis la fin décembre à Dublin –, le groupe irlandais aurait usé de ses moyens habituels pour faire céder ses interlocuteurs : des réductions de fréquence ou la fermeture de certaines lignes aériennes. A Beauvais, on estime que, en 2014, le nombre de passagers de Ryanair devrait baisser de 200.000 à 300.000 unités… Mais la Sageb a tenu bon. L’exploitation des liaisons par autocar et des parkings constituait un paramètre trop important dans sa délicate équation financière. En 2013, les 2 millions de passagers transportés entre la porte Maillot (à Paris) et l’aéroport picard lui ont permis d’engranger plus de 14 millions de résultat opérationnel. L’instauration d’une contribution « bus » l’aurait sans doute fait plonger dans le rouge…

Si ce bras de fer a été remporté, c’est que Ryanair ne peut pas se passer de l’aéroport de Beauvais, qui dessert à lui seul une cinquantaine de destinations. Il le peut d’autant moins que, de leur côté, ADP et Air France ne sont nullement disposés à ouvrir les portes des aérogares parisiennes à ce redoutable acteur. Mais combien de temps la Sageb bénéficiera-t-elle de cet atout ?

La chasse aux coûts

Consciente de la fragilité de sa position, sa direction s’active et s’efforce de sécuriser l’avenir. En engageant d’abord la chasse aux coûts. Elle prépare une refonte complète de l’entrée de l’aéroport pour l’embellir et rendre la circulation de véhicules plus rapide. Des travaux sont programmés début juin. Un parking supplémentaire low cost est aussi dans les cartons de la société, avec d’autres initiatives pour accroître le chiffre d’affaires hors aérien (comme la renégociation des concessions accordées aux commerçants). Enfin, l’aéroport picard espère trouver de nouveaux clients, dont des tour-opérateurs.

Mais, dans l’immédiat, un autre sujet préoccupe les responsables de Beauvais-Tillé, qui attendent avant l’été le résultat de l’ enquête menée par la Commission européenne . En cause, «  les aides d’Etat présumées » dont l’aéroport pourrait bénéficier. «  Nous craignons que Bruxelles veuille faire de nous un exemple », reconnaît un cadre de la Sageb. Contrairement à la grande majorité des aéroports régionaux desservis par Ryanair, celui de Beauvais-Tillé ne verse pas 1 centime à l’irlandais, et ne peut donc être accusé de subventionner une société privée… Mais le système d’aides et de ristournes mis sur pied lui permet bel et bien d’accéder aux demandes de son grand client. Toute la question, aujourd’hui, est de savoir si cette relation de dépendance avec Ryanair ne se fait pas au détriment des obligations de délégataire d’intérêt public incombant à l’aéroport.

Dans la convention de délégation d’intérêt public déposée à la préfecture de l’Oise le 20 mars 2008, le Syndicat mixte de l’aéroport de Beauvais-Tillé (1) s’était engagé à «  développer les retombées économiques en termes d’emplois directs et indirects liés à l’exploitation de la plate-forme ainsi qu’en matière de tourisme et de zones d’activité ». Sur ce point, le jugement de François Veillerette, conseiller régional Europe Ecologie-Les Verts et ancien membre titulaire du syndicat mixte, est sans appel : «  La gestion de cet aéroport représente un coût trop important pour les collectivités, au seul bénéfice d’une compagnie aérienne low cost. Les remises croissantes et les subventions à Ryanair sur fonds publics sont une aberration sociale, environnementale et économique », estime-t-il. Les collectivités territoriales picardes ont investi plus de 10 millions d’euros entre 2000 et 2008, et 14,5 millions d’euros de financement ont été planifiés jusqu’en 2023 pour développer les infrastructures aéroportuaires de Beauvais-Tillé. «  Il est temps que l’aéroport devienne un aéroport de proximité. Il faut sortir de l’image d’un aéroport parisien », martèle Claude Gewerc, le président (PS) de la région Picardie. Pour l’heure, Ryanair continue de « vendre » Paris à ses passagers, en ignorant les charmes de la Picardie.

Massimo Prandi

(1) Le Syndicat mixte de l’aéroport de Beauvais-Tillé (SMABT) est composé de l’agglomération du Beauvaisis, du Conseil général de l’Oise et de la région Picardie.

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