Pourquoi il faut fermer Fessenheim,
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par le Pr. de Larochelambert

Le Professeur Thierrry de Larochelambert, Docteur et chercheur universitaire en Énergétique, Membre fondateur et ancien président du Projet Alter Alsace et Vice- Président d’Alter Alsace Énergies, nous explique dans son plaidoyer pourquoi il est urgent de fermer Fessenheim.

Les deux conditions imposées à EDF par l’ASN (Autorité de Sûreté Nucléaire) pour le redémarrage du réacteur n°1 de la centrale nucléaire de Fessenheim – renforcer le radier d’ici le 30 juin 2013 ; installer des refroidissements de secours avant le 31 décembre 2012 –, si elles représentent un coût et des contraintes importants pour l’exploitant, ne sont pas suffisantes et ne doivent pas cacher les risques que présenterait la remise en service pour dix années supplémentaires d’un vieux réacteur qui a divergé il y a près de 34 ans, ainsi que celle du second réacteur de la centrale.Alors que les réacteurs de Fukushima montés sur un radier en béton armé épais de 8m n’ont pas résisté au séisme majeur du 12 mars 2011, quelle garantie de résistance à un tel séisme offrirait un simple rehaussement du radier des réacteurs de Fessenheim qui présente actuellement une épaisseur de 1,5 m, la plus faible de tous les réacteurs PWR construits en France ? Aucune : les magmas radioactifs (corium) des cœurs nucléaires fondus à plus de 2500°C des réacteurs 1, 2 et 3 de Fukushima, après avoir percé leurs cuves en acier ont réussi à percer les enceintes fissurées en béton et peut-être aussi les radiers eux-mêmes malgré leur épaisseur car le béton fond à 800°C, incapable de tenir au flux de chaleur incroyable dégagé par la radioactivité et les réactions nucléaires en chaîne qui se poursuivent dans le corium non refroidi, laissant se répandre les produits de fission hautement radioactifs et dangereux à l’extérieur de la centrale.
Il est évident que les mêmes causes produiraient les mêmes effets à Fessenheim, avec le risque supplémentaire de contaminer pour des siècles la nappe phréatique exceptionnelle qui affleure sous les réacteurs. Comme aucun renforcement des parois latérales des enceintes de confinement en béton de Fessenheim n’est exigée par l’ASN, il est évident que le problème de leur percement par les coriums à très haute température et leur fissuration sous l’effet d’une explosion d’hydrogène dégagé par le contact entre l’eau et le corium ne peut pas être résolu. Quant au dispositif supplémentaire de refroidissement de secours à installer en cas de défaillance des circuits principaux, il risque tout simplement d’être immédiatement détruit ou bloqué par la violence du séisme, comme cela s’est passé dans tous les réacteurs de Fukushima, car c’est toute la conception anti-sismique des centrales nucléaires qui est en question, au regard des ruptures de canalisations, de la destruction interne des pompes, du blocage des soupapes et des grappes de commande des barres de contrôle, etc. !
De plus, dans son rapport du 4 juillet 2011, l’ASN ne demande aucun renforcement des protections de la centrale nucléaire de Fessenheim face à une rupture possible de la digue du grand canal d’Alsace dont le niveau d’eau est pourtant situé 9 m au-dessus. Or le récent rapport hydrogéologique de G. Walter prend en compte la possibilité d’une telle rupture consécutive à un séisme majeur en Alsace, même si EDF la considère négligeable. Mais la catastrophe de Fukushima nous a appris l’inanité des prévisions probabilistes en matière d’accidents nucléaires majeurs. Il est certain qu’un renforcement des digues du canal sur des dizaines de kilomètres serait tellement coûteux qu’il n’est tout simplement pas envisagé, comme il est certain que la prudence aurait demandé de ne pas construire ces réacteurs à cet endroit.

Ne nous cachons pas la vérité : quand on sait qu’un réacteur nucléaire de 900 MW contient environ 900 fois la quantité de produits de fission radioactifs (tels que le césium 137) répandus par la bombe d’Hiroshima, et que c’est cette quantité terrifiante de radioéléments que l’explosion de Tchernobyl a dispersée sur l’Europe, autoriser l’exploitation de Fessenheim pour dix années de plus dans une région aussi sismique pourrait exposer tout le pays des Trois Frontières et bien au-delà à des risques de catastrophe de type nucléaire incommensurables et irréversibles.

Au moment où la France devrait investir annuellement plusieurs dizaines de milliards d’euros dans l’efficacité énergétique, les économies d’énergie, les énergies renouvelables, les réseaux électriques décentralisés intelligents (smartgrids), il n’apparaît pas raisonnable d’engloutir des centaines de millions d’euros dans un rafistolage de fortune des vieux réacteurs fissurés de Fessenheim dont les générateurs de vapeur en bout de course doivent en outre finir d’être remplacés pour plusieurs dizaines de millions d’euros supplémentaires !

L’enjeu autour de la fermeture ou du redémarrage de Fessenheim n’est cependant pas seulement celui de la sécurité des populations environnantes et de la protection de l’environnement. Il porte sur des aspects cruciaux de notre société, de sa démocratie et de son avenir énergétique :

 les élus locaux (conseillers municipaux, départementaux et régionaux, sénateurs et députés) français, allemands et suisses sont-ils consultés sur le redémarrage de Fessenheim ? Les populations locales d’Alsace, du Baden-Württemberg, du canton de Bâle se sont-ils prononcés par référendum sur le prolongement de Fessenheim ? Non, à aucun moment et cela n’est même pas envisagé ;

 quand le secret d’État est systématiquement opposé à toute information publique sur les conditions de travail dans les centrales nucléaires, sur les transports des matières radioactives, sur les activités des organismes nucléaires, sur les contaminations radioactives usuelles ou accidentelles générées par les industries nucléaires ; quand les lois sur la communication au public des actes et documents administratifs et sur la qualité de l’eau sont rendues inapplicables à tout le domaine nucléaire depuis une loi de juin 2006 ; quand les grands organismes de santé mondiale comme l’OMS sont tenus au silence sur tout ce qui touche au nucléaire par l’accord du 28 mai 1959 qui l’oblige à se soumettre à l’AEIA (agence internationale de l’énergie atomique) ; quand c’est par un décret de 1963 que la construction des 58 réacteurs nucléaires, de l’usine de retraitement de la Hague, du surgénérateur Superphénix a été autorisée, mettant le Parlement français devant le fait accompli ;

 quand les responsabilités des services de protection et de sûreté nucléaire français dans l’absence de mesures de protection de la population française contre les retombées radioactives dans les semaines qui ont suivi l’explosion du réacteur n°4 de Tchernobyl en 1986 sont systématiquement rejetées par les tribunaux du fait de l’absence d’étude épidémiologie, de suivi sanitaire, de registres des cancers pouvant servir de preuves objectives ;

la conclusion s’impose d’elle-même, brutale et sans appel : il n’y a pas de démocratie en nucléocratie !

Quant à l’avenir énergétique et industriel de notre pays, comment ne pas voir que le prolongement coûteux d’installations nucléaires obsolètes et dangereuses s’apparente à de l’acharnement thérapeutique pour maintenir en survie une industrie nucléaire sous perfusion permanente, financée par le budget de la Nation depuis le début jusqu’à aujourd’hui, et dont le démantèlement dispendieux (les études internationales aboutissent à des coûts de démantèlement des centrales au moins égaux aux coûts de leur construction) et la gestion des déchets nucléaires devront être supportés par les contribuables français pendant des décennies pour les premiers et des siècles pour les seconds ?

Comment ne pas voir que le nucléaire est une énergie à l’image du XXème siècle, centralisée, technocratique, militarisée, capitalistiquement lourde et dépendante des Etats qui la soutiennent à bout de bras ?

Comment ne pas voir que la dépendance nucléaire de notre production électrique rend le réseau électrique national incapable d’absorber les énergies renouvelables décentralisées et intermittentes, car la puissance des centrales nucléaires n’est pas facilement modulable (si ce n’est au prix d’injection coûteuse et polluante de bore ou de variation de flux neutronique inhomogène et dommageable dans les barres de combustible par enfoncement des barres de contrôle, avec production d’effluents radioactifs supplémentaires) et parce que l’injection massive des énergies renouvelables éolienne et photovoltaïque nécessite la mise en place de réseaux décentralisés intelligents avec stockages (piles à combustibles, stations de pompage, batteries chimiques) et decogénérateurs décentralisés renouvelables ?

Comment ne pas voir que les investissements mondiaux des États et des industriels vont dans les énergies renouvelables, les économies d’énergie et de matériaux, l’efficacité énergétique, les transports collectifs souples et efficaces, quand les lobbies nucléaires français s’entêtent à enfoncer la France davantage dans le gouffre financier et écologiquement risqué de l’EPR, d’ITER, des pseudo-réacteurs de IVème génération qui ne sont que des avatars des surgénérateurs sodium- plutonium déjà condamnés par le passé ?

Sait-on que le combustible MOX utilisé partiellement dans une partie des réacteurs PWR et en totalité dans les réacteurs EPR en construction est un combustible de 7% à 11% de plutonium hautement dangereux et réactif, pouvant donner lieu à des processus neutroniques de réaction en chaîne instables de type explosif car le plutonium 239 produit plus de neutrons que l’uranium 235 et moins de neutrons retardés qui permettent de régler les réactions en chaîne dans les réacteurs, conduisant à des temps de réaction trois fois plus courts que dans les réacteurs PWR ordinaires ?

Sait-on que le nucléaire n’est pas une industrie décarbonée comme veut nous le faire croire la propagande habituelle ? La plupart des publications internationales scientifiques qui établissent les analyses de cycle de vie complètes du cycle nucléaire aboutissent à des émissions moyennes de gaz à effet de serre de 65 gCO2 équivalent par kWh ?

Sait-on qu’il faut entre 5 et 10 ans de production électrique pour qu’un réacteur nucléaire rembourse la dépense énergétique de sa construction, de son fonctionnement et de son démantèlement, alors qu’une éolienne de 2 à 5 MW le fait en 6 mois en moyenne ?

Comment ne pas voir que les investissements dans le prolongement des vieilles centrales nucléaires, dans la construction de nouveaux réacteurs nucléaires empêcheront de faire les investissements massifs indispensables dans le nouveau système énergétique renouvelable et efficace qu’il faut engager dès maintenant ?

Comment ne pas voir que le nucléaire ne sera jamais une énergie sûre et non dangereuse, et qu’elle n’arrivera pas à temps pour faire face aux défis climatiques immenses et imminents ? Les réserves d’uranium connues et exploitables à prix raisonnable sont limitées et seront épuisées d’ici moins de 50 ans ; il faut 8 ans pour construire un EPR (mais fonctionne-t-il ?), alors que c’est maintenant qu’il faut abaisser drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre : le nucléaire ne sauvera pas le climat  !

Sait-on que tout l’uranium consommé par les 58 réacteurs nucléaires en France est importé comme le pétrole et le gaz, de sorte que le taux d’indépendance énergétique réel de notre pays est de l’ordre de 11%, loin des 50% revendiqués officiellement ! Maintenir ou accroître la production nucléaire ne ferait qu’aggraver notre dépendance. De plus, encourager le gaspillage électrique (chauffage électrique, climatisation, pompes à chaleur, éclairage public, affichages publicitaires lumineux, généralisation des écrans, veilles des appareils électroniques, etc.) et augmenter la surcapacité nucléaire ne fait qu’augmenter les importations d’électricité de la France pendant les mois de fortes pointes : le nucléaire n’assurera pas non plus notre indépendance énergétique !

Le temps du choix est venu, et non pas des choix : celui de la continuation du nucléaire, au détriment de toutes les solutions énergétiques et écologiques alternatives, qui conduira inévitablement à l’impasse, à l’inertie, à l’inadaptation et conduira très rapidement notre pays à l’obsolescence et l’inefficacité ; ou celui de la réorientation complète de notre société productiviste de consommation insensée vers l’efficacité et la sobriété énergétiques, équilibrées, renouvelables, durables, démocratiques, qui nécessite de sortir du nucléaire rapidement et intelligemment.

Ce choix d’un développement soutenable sans énergie nucléaire ni fossiles, qu’un pays aussi moderne que le Danemark a engagé dès 1985 en renonçant au nucléaire et qu’il poursuit sans faiblir en visant 62% de production électrique renouvelable en 2020 (dont 45% d’énergie éolienne) et une couverture 100% renouvelable de ses besoins énergétiques en 2050, un grand pays comme la France est capable de le faire en y mettant tous ses atouts scientifiques et industriels.

Pour engager sans tarder cette transformation, il faut fermer Fessenheim.

Thierry de LAROCHELAMBERT