« Facenuke », la cartographie du lobby nucléaire français

Article du journal le Monde du 16 avril 2012 relatif au site http://greenpeace.fr/facenuke/

Quel est le lien entre l’ancienne patronne d’Areva Anne Lauvergeon, le géochimiste Claude Allègre et le député-maire de Cherbourg Bernard Cazeneuve ? Et celui entre Augustin de Romanet, ancien directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, Henri Proglio, PDG d’EDF, et Elie Cohen, économiste, directeur de recherche au CNRS et membre du Siècle ? Le nucléaire. Tous sont directement connectés via les sociétés, institutions et associations promouvant l’atome auxquelles ils appartiennent. Voilà ce que montre Greenpeace dans un nouvel outil interactif, Facenuke, qui met à jour les réseaux de l’industrie énergétique et nucléaire française.

 

Pour construire cette gigantesque carte – qui permet de naviguer entre les individus via leurs connections mais aussi d’accéder aux biographies – les profils publics de 250 hommes et femmes ont été passés au crible. La sélection des personnalités a été établie à partir de cinq critères précis, indique l’ONG : « Un mandat actuel ou récent (environ cinq ans) dans un conseil d’administration, de surveillance, un poste de direction dans un grand groupe, la présence dans un centre de recherche, l’adhésion à une association ou encore un mandat dans une autorité de régulation, etc. ; un mandat passé significatif ; l’adhésion ou un mandat actuel dans une organisation politique ; l’adhésion ou un mandat passé à une organisation politique ; la formation. »Â Les liens financiers ou les contacts avec des élus locaux, par contre, n’ont pas été pris en compte.


Le résultat : une carte au maillage tant ample que dense. « Cet outil permet de prendre conscience que le secteur du nucléaire est plus qu’un lobby : il fonctionne comme une sorte d’Etat dans l’Etat, analyse Karine Gavand, chargée des questions politiques chez Greenpeace. Il s’est autonomisé et renforcé depuis sa construction dans les années 1970. Il se régénère en recyclant les retraités et formant la relève. »

De fait, les fervents défenseurs de l’atome ont investi tous les cercles de pouvoir et d’influence, au plus haut niveau. Les grandes entreprises, bien entendu : Areva, qui construit les centrales, EDF, qui les exploite, Eiffage, Bouygues, Vinci, Lafarge, Schneider, ou Veolia Environnement qui sous-traitent certaines phases de la construction, exploitation ou gestion des déchets.

Mais au-delà du secteur industriel, ce sont aussi les centres de recherche qui sont concernés (CNRS, CEA), les partis politiques (UMP et PS), les banques et assurances (Axa, BNP Paribas, Crédit agricole, Dexia, Natixis), les organismes financiers (Caisse des dépôts et consignation, Fonds stratégique d’investissement), les grandes formations d’ingénieurs (essentiellement Polytechnique-Ecole des mines, mais aussi X-Ponts et chaussées et l’ENA), ainsi qu’une myriade d’associations officiellement écolo (Association des écologistes pour le nucléaire, Fédération environnement durable, Sauvons le climat).

Les principaux rouages de ce réseau (ceux figurés par un gros point) sont pour certains connus : Nicolas Sarkozy, Luc Oursel (PDF d’Areva), Henri Proglio (PDG d’EDF), Anne Lauvergeon ou Marcel Boiteux (qui a dirigé pendant vingt ans EDF et lancé le programme électro-nucléaire français, et est maintenant à la tête de la Fédération de l’environnement durable). Mais quelques unes des personnalités autour desquelles se tissent les réseaux restent inconnues du grand public, telles que Colette Lewiner, directrice de la branche Energies dans le cabinet de conseil Capgemini après avoir travaillé successivement chez EDF et à la Cogema (ex-Areva) ou Bruno Bensasson, membre du comité exécutif de GDF Suez.

« Ce réseau déployé à tous les postes stratégiques, avec des individus qui ont plusieurs casquettes, explique l’inertie de la politique énergétique française, assure Karine Gavand. On a un même système de pensée qui est constamment défendu, transmis et reproduit par toutes les strates du pouvoir. »Â Et de citer une étude publiée par Capgemini, juste après la catastrophe de Fukushima, assurant que le développement de la filière nucléaire allait se poursuivre dans le monde malgré l’accident, tandis que que la sortie progressive de l’atome par l’Allemagne constituait une menace pour la sécurité d’approvisionnement en électricité de l’Europe.

Si ce diagramme présente l’intérêt de rendre visibles les principales forces et connexions dans le monde de l’atome, il ne permet pas, en revanche, de définir de manière exacte la force de frappe de la filière nucléaire française. En effet, rien n’indique la qualité et la force des liens indiqués – siéger à un même conseil d’administration qu’un homme politique ne signifie pas pour un technocrate en avoir l’oreille -, ni leur représentativité et ampleur à l’échelle d’une structure – qu’en est-il de la réelle proportion de pro-nucléaires dans les laboratoires de recherche ou formations d’ingénieurs ?

Surtout, les chercheurs, intellectuels et hommes politiques défavorables à l’énergie nucléaire, les dirigeants d’entreprises dans les énergies renouvelables ou les associations écologistes ne sont pas indiqués, ne permettant pas de situer le lobby écolo. Il n’est alors pas possible de comparer le degré de proximité aux strates du pouvoir et le spectre d’influence entre pro- et anti-atome.

Audrey Garric